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DÉCEMBRE 1961 – AUTOMNE

X. L E GOÛT DE LA DÉCOUVERTE

Le numéro 9 est consacré à Vittorio Cottafavi, l’un des chevaux de bataille des mac-mahoniens. Hormis Curtelin, qui publie l’avant-propos comme nous l’avons vu, Michel Mourlet rédige l’entièreté du numéro avec Paul Agde (pseudonyme de Paul Gilles). C’est ce dernier qui a fait découvrir à Mourlet le cinéaste italien, alors qu’il était correspondant pour l’Agence France-Presse à

Rome à la fin des années 195070 . Dès septembre 1959, Mourlet publie un

« Prélude à Cottafavi » dans les Cahiers, sur La révolte des gladiateurs (la rédaction souligne que Robert Lachenay-Truffaut « a "découvert" le talent de

Vittorio Cottafavi il y a plus de cinq ans71 » dans son article sur Fille d’amour

paru dans le numéro 36 des Cahiers en juin 1954). Déjà, Mourlet évoque dans son article « la beauté des visages, beauté crucifiée, magnifiée dans les

supplices72 » à laquelle s’attache Cottafavi. Même s’il ne considère pas le film

comme le plus réussi de son metteur en scène, il concède que la mise en scène

est une « suite d’élans et de repos […] qui nous parlent de l’essentiel.73 »

Dans le long entretien avec Cottafavi du numéro 9 de Présence, Mourlet et Agde dégagent, à travers leurs questions, les caractéristiques de cette pensée : ils décèlent dans la mise en scène du cinéaste une valeur liturgique, en ce qu’elle se conforme à un schéma géométrique déterminé dont, pour Cottafavi (mais

70 Voir « Entretien avec Michel Mourlet », p. 132. Notons que Agde est alors le correspondant

de Présence en Italie, tout comme Luis P. Buzzoni est le correspondant en Argentine. Ils se signalent par leurs brèves nouvelles de l’international dans les numéros 10 (janvier 1962) et 12 (mars-avril 1962). Cela répond au vœu formulé dans le numéro 10, justement, par la rédaction « [Présence] soulignera l’intérêt qu’elle porte à l’aspect économique et professionnel du cinéma par des informations variées, des statistiques, des bilans, sur le plan national et international. » A l’issu du numéro 12, on retrouve çà et là quelques brèves de la production internationale, principalement américaine.

71 Note de la rédaction concernant l’article de Mourlet, « Prélude à Cottafavi », Cahiers du

cinéma, n° 99, septembre, 1959, p. 62.

72 Michel Mourlet, « Prélude à Cottafavi », Cahiers du cinéma, n° 99, septembre, 1959, p. 62. 73 Id.

92 aussi évidemment pour Mourlet et Agde), la « nécessité est de donner une ordonnance aux choses matérielles, pour que soient libérées certaines choses de

l’esprit74 ». À la suite de cet entretien, Mourlet souhaite rendre à Cottafavi ce

qu’il estime être sa juste place : celle de « météorite75 », qu’il qualifie, à l’aide

d’un vers emprunté au « Tombeau d’Edgar Poe » de Stéphane Mallarmé, de « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur ». Cette métaphore est importante : comme Mallarmé envers Poe dans son poème, Mourlet déplore la mésestime dont Cottafavi fait l’objet de la part de ses contemporains. Le talent de Cottafavi, qui semblable à un « bloc », mystérieux, monolithique, n’est pas bien saisi par les critiques. Mourlet commence d’ailleurs par attaquer le formalisme de « l’innombrable cohorte des intellectuels sans goûts, sans jugement et sans génie qui peuplent les cafés, les revues et certains ciné-clubs » qui ne « s’attachent qu’aux apparences de l’œuvre ». Le numéro 9 symbolise le certain goût pour la découverte qui caractérise le mouvement mac-mahonienne, et plus largement le contexte typique de l’époque. Chaque chapelle défend ses auteurs, et revendique leur trouvaille. Bien sûr il ne s’agit pas là de brandir des trophées, mais plutôt de mise en avant des talents, dans une logique de révélation.

Cette volonté de redécouverte en tant que réévaluation pour une meilleure appréciation est un point extrêmement important. C’est Jacques

Lourcelles qui s’exprime sans doute le plus abondamment76 sur cela dans les

colonnes de la revue, notamment dans un long texte assez virulent, consacré à

Allan Dwan, paru dans l’avant-dernière parution de Présence à l’automne 196677,

74 Vittorio Cottafavi, dans son entretien avec Paul Agde et Michel Mourlet, Présence du cinéma,

n°9, décembre 1961, p. 11.

75 Pour toutes les citations qui suivent dans ce paragraphe, sauf exceptions mentionnées en notes :

Michel Mourlet, « Du côté de Racine », Présence du cinéma, n°9, décembre 1961, p. 29-32.

76 Notons que la majorité des textes de Lourcelles au sein de Présence sont généralement les plus

denses en termes de volume.

77 Il s’agit d’extraits d’une présentation d’Allan Dwan faite par Lourcelles avant la projection

dans un ciné-club de La Reine de la prairie en novembre 1965 : « Allan Dwan », Présence du cinéma, n°22-23, automne 1966.

93 et sur lequel il est important. Lourcelles explique pourquoi, selon lui, tant de films et tant d’auteurs ont eu à être redécouverts après avoir été mésestimés. En fait, un certain public, « un public d’élite – c’est du moins l’idée que ce public se fait de lui-même – […] les avait examinés, jugés, condamnés, puis finalement

rejetés78 ». Parmi les films et les metteurs en scène qui ont subi ce processus de

mépris, d’oubli et de redécouverte, il compte, entre autres : la période américaine de Fritz Lang, certains John Ford, et toute la carrière de Raoul Walsh, celle de Cecil B. DeMille et celle de Sacha Guitry. Tout cela, pour Lourcelles, cause un tort extrêmement dommageable en ce que bon nombre de ces « vrais cinéastes » sont mis « à leur vraie place » sur le tard, alors même qu’ils achèvent leur carrière, voire qu’ils sont déjà morts. Selon lui, il faut voir là « le mal qu’ont fait,

pour n’avoir pas fait de bien, ces soi-disant historiens du cinéma avec leurs

Eisenstein et leurs Buñuel et leurs critères d’historicité, n’abordant pour ainsi

dire jamais œuvre qui vaille79 ».

Ce goût de la découverte est réaffirmé dans le texte d’ouverture du numéro 17 de Présence, consacré à Ricardo Freda, qui paraît à l’automne 1963. Jean Curtelin et Alfred Eibel sont partis, Michel Mourlet a racheté la revue (il la laissera totalement aux mains de Lourcelles dès le numéro 18, sorti en novembre de la même année). Ni la ligne éditoriale, ni la formule, ni l’esprit ne changent, et la rédaction souhaite réaffirmer ses positions :

Nous sommes heureux que des lecteurs (et des abonnés) de plus en plus nombreux apprécient l’importance que nous attachons à la découverte, loin du perpétuel ressassement des idées admises (Resnais, Nouvelle Vague, Antonioni, Welles, Buñuel, Nouvelle Vague, Welles, Resnais, Buñuel, Antonioni, et l’on recommence). Toutefois, et contrairement à ce qu’en pensent certains, nous ne recherchons pas une originalité de principe – principe qui serait de bien médiocre aloi – nous nous laissons guider par

78 Jacques Lourcelles, art. cit., p. 2.

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notre goût qui, simplement, se trouve en plusieurs points ne pas recouper la mode.80

Cela explique pourquoi, dans une volonté de réhabilitation en quelque sorte, les mac-mahoniens s’attachent dans les colonnes de Présence, à défendre les metteurs en scène qu’ils estiment non ou mal considérés. C’est aussi la position typique de l’engagement cinéphilique que certains adoptent à cette époque.

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