• Aucun résultat trouvé

L ES EXTRÊMES D ’ UN MILIEU : CLIMAT ET PHÉNOMÈNES NATURELS

C. Entre les bras du delta : la terre et la mer

2. L ES EXTRÊMES D ’ UN MILIEU : CLIMAT ET PHÉNOMÈNES NATURELS

À proprement parler, les hommes ne perçoivent pas le climat et ne sont pas affectés directement par les variations climatiques. En fait, les hommes perçoivent plutôt les effets du climat sur l’environnement naturel et sont affectés par les conséquences des variations climatiques sur leur milieu. Les sociétés anciennes n’étaient donc pas préoccupées par les changements climatiques – une inquiétude récente, – mais bien par les fluctuations des températures saisonnières, par les manifestations météorologiques et par leurs incidences sur l’environnement régional et sur le mode de vie des communautés. On confond ainsi régulièrement climat et météorologie; alors que les oscillations climatiques s’arriment sur des tendances séculaires inscrites dans la longue durée, les phénomènes météorologiques ou atmosphériques sont ponctuels et frappent à court terme, sur quelques jours ou quelques mois, bien que leurs conséquences, elles, puissent se prolonger dans le temps308. De ce fait, l’évolution du climat s’appréhende généralement sur des échelles temporelles inadéquates pour l’historien et sa temporalité humaine :

Les climatologues des sciences de la Terre travaillent à un degré de précision spatiale et temporelle où les temps historiques sont à peine perceptibles. Les reconstitutions qu’ils proposent, par exemple les variations de température à la surface de la Terre, couvrent des échelles de temps supérieures à celle de l’Holocène ou donnent une moyenne pour des espaces trop vastes. Dans le premier cas, l’Antiquité ne se distingue donc guère sur la courbe. Dans la seconde situation, les restitutions ne permettent pas de cerner les particularités [régionales]309.

308 M. Magny et H. Richard (1992), 5. Voir aussi R. Bedon (2009), 183 et 187. De la même façon, il faut

différencier le phénomène climatique – processus relativement lent, pouvant certes modifier les conditions de vie, mais s’instaurant progressivement et n’ayant pas d’effets traumatisants sur les populations – et la catastrophe naturelle, ou crise environnementale, qui, perçue comme catastrophique par les contemporains, perturbe directement la vie des hommes. Voir entre autres E. Hermon (2009b), 13-16, C. Allinne (2008), 92-94, E. Hermon (2005), 30-32, S. van der Leeuw et C. Aschan-Leygonie (2001).

Tout comme c’était le cas pour la paléogéographie fluviale, la question des climats anciens pose plusieurs difficultés quant à l’adéquation entre les échelles de temps géologique et historique. Pour les climatologues qui s’intéressent à des séquences temporelles de plusieurs centaines de milliers – voire de millions – d’années, le climat est demeuré relativement stable au cours des derniers millénaires310. Par exemple, des reconstitutions paléoclimatiques réalisées par des chercheurs néerlandais ont montré que les courbes de température moyenne aux Pays-Bas s’étaient peu déplacées depuis plus de 3000 ans311. Or, à l’échelle du temps des hommes, on note de légères oscillations du climat, notamment marquées sur le plan de la pluviométrie, entraînant une alternance entre des cycles plus humides et souvent plus frais et des cycles plus secs et généralement plus chauds312. Les marqueurs climatiques traditionnels – température et précipitations – permettent ainsi de déceler pour la période romaine, grossièrement entre 300 avant notre ère et 300 de notre ère, une phase relativement chaude, affectée par des précipitations modérées et favorable à l’occupation humaine particulièrement dans les régions centrales et septentrionales de l’Europe, une phase que plusieurs historiens et archéologues ont surnommée l’optimum romanum313. Cette courbe climatique ne fut évidemment pas homogène sur l’ensemble du territoire européen, mais elle semble refléter une tendance généralisée. Les spécialistes évaluent que le climat de l’optimum romanum était en réalité assez semblable à celui de l’époque

310 En fait, selon les climatologues, le climat actuel se serait imposé à partir du début de l’Holocène. Cf.

C. Allinne (2008), 93-94, M. Magny (1995), 116-117 et 132.

311

La seule variation majeure, quoique minime à l’échelle du temps géologique, est le refroidissement observé au cours de la période dite « petit âge glaciaire » ayant débuté à la fin du Moyen Âge. Voir le tableau climatique établi par H. J. A. Berendsen, W. Z. Hoek et E. A. Schorn (1995) et repris par H. J. A. Berendsen (2005a), 12, de même que celui de W. H. Zagwijn (1994), 82, spécifiquement pour la région d’Amsterdam.

312

Pour plusieurs chercheurs, ces oscillations des indicateurs climatiques, perceptibles à l’échelle du temps historique, seraient dues non pas à des causes naturelles, mais bien à des facteurs anthropiques, cf. E. Hermon (2009b), 4-5, J. Peyras (2009), 352-354, J.-F. Berger (2009), 223, J. Boersma (2005), 559. Les expressions « péjoration » ou « détérioration » climatique sont parfois utilisées pour référer au retour généralisé à des conditions plus humides et plus froides. Or, comme l’a montré C. Allinne (2008), 94, ces termes, empruntés au vocabulaire des climatologues qui étudient des phases climatiques défavorables au développement de la vie sur Terre, perdent leur sens à l’échelle humaine puisqu’une période plus humide et plus froide peut être favorable dans une zone plus aride alors que les sociétés éprouvent les effets positifs de cette oscillation du climat sur leur environnement, par exemple l’amélioration des possibilités agricoles. Voir également P. Leveau (2008), 144.

313

Entre autres J.-F. Berger (2009), 222-223, E. Hermon (2009b), 11-12, F. Ortolani et S. Pagliuca (2009), 58-59, S. Rippon (2000), 34-36. Certains archéologues notent toutefois un léger retour à un temps plus frais et pluvieux du 1er siècle avant notre ère jusqu’au 2e siècle de notre ère, cf. J.-F. Berger (2009), 225, et C. Allinne (2008), 93.

actuelle, du moins avant les oscillations récentes314. En revanche, à la fin de l’Antiquité, à partir du 4e ou du 5e siècle, le climat européen entra dans une phase de refroidissement des températures moyennes et d’augmentation générale de l’humidité.

On retrouve des tendances semblables dans le cas spécifique des territoires néerlandais à l’époque romaine. Au tournant de notre ère, le climat y était comparable à celui existant aujourd’hui, soit un climat océanique tempéré avec des précipitations annuelles moyennes de 750 mm et une température moyenne oscillant entre 1,7 °C en hiver et 17 °C en été315. Au cours des premiers siècles de notre ère, des conditions chaudes et relativement sèches prévalurent donc aux Pays-Bas, favorisant de la sorte l’occupation du territoire316. Or, bien que le niveau des précipitations demeurât modéré, l’activité fluviale – alors marquée par une forte décharge rhénane – entraîna de nombreuses avulsions et inondations; malgré un cycle climatique considéré plus sec, la région deltaïque rhénane était donc un territoire offrant des conditions assez humides indépendamment du niveau réel de précipitations317. Reflet de la situation générale en Europe, les Pays-Bas romains connurent par la suite, à partir du 4e siècle, un refroidissement climatique et une augmentation des précipitations annuelles entraînant une montée des eaux souterraines et une détérioration des conditions de drainage d’un sol déjà très humide318

. Nombreux sont

314

Pour les références, cf. E. Hermon (2009b), 11-12, F. Ortolani et S. Pagliuca (2009), 55, R. Bedon (2009), 185, O. Buchsenschutz (2004), 17-18, A. G. Lange (1990), 17-18.

315 W. Jülich et K. Lindner (2006), 31, W. H. Zagwijn (1994), 82. Le climat océanique tempéré se distingue

généralement par de faibles écarts de températures entre les saisons, ce qui donne des hivers doux, mais pluvieux et des étés frais et humides.

316 A. G. Lange (1990), 17-18, parle d’une température moyenne pouvant atteindre 0,5 °C de plus que la

température moyenne actuelle. Voir également W. H. TeBrake (1985), 93-94 et 173.

317 M. Groot (2008), 3, H. J. A. Berendsen (1990), 248, A. G. Lange (1990), 16. Étudiant un site

archéologique près de Zwolle, dans l’actuelle province néerlandaise de l’Overijssel, U. Sass-Klaassen et E. Hanraets (2006), 68-70, ont montré une alternance, à tous les 20 à 40 ans, des périodes humides et des périodes sèches pendant l’Antiquité. De même, H. J. A. Berendsen (1990), 243 et 248, soutient que des conditions sèches et humides ont sans doute coexisté à l’époque romaine. Il est toutefois probable que la région néerlandaise, tout comme le reste de l’Europe, ait connu un cycle plus sec lors des premiers siècles de notre ère : des fouilles archéologiques menées à Tiel, sur le Waal, ont montré l’absence de fossés d’irrigation entre 40 et 150, ce qui, selon M. Groot (2008), 15, pourrait être un indice d’une période plus sèche n’ayant donc pas forcé la communauté à effectuer des activités de drainage

318 Cf. W. J. H. Willems et H. van Enckevort (2009), 87, F. Ortolani et S. Pagliuca (2009), 58-59, M. S. M.

Kok (2008), 118, M. J. Kooistra et al. (2006), 57, A. G. Lange (1990), 17-18, W. H. TeBrake (1985), 102, 117 et 176.

les chercheurs modernes319 à avoir associé cette période à une phase de transgression marine320 – la fameuse Dunkerque II – qui, par la hausse du niveau de la mer du Nord entre 250 et 600, aurait bloqué la décharge maritime des rivières et entrainé des débordements fluviaux. Le modèle dunkerquien, illustrant des fluctuations synchroniques du niveau de la mer sur tout le littoral de la mer du Nord, est toutefois critiqué, voire contesté ou carrément abandonné depuis les années 1970321. Alors que l’on a longtemps pensé que les effets des transgressions – et des régressions – marines se manifestaient systématiquement sur l’ensemble des côtes maritimes, des études récentes tendent de plus en plus à montrer que les contrecoups des oscillations du niveau de la mer ne peuvent s’exprimer en termes de transgressions suprarégionales comme le sous-entend la terminologie dunkerquienne qui minimise les circonstances géologiques locales et les facteurs anthropiques. La plupart des chercheurs préfèrent aujourd’hui se concentrer sur les variations régionales sans référer à un phénomène global, ce qui a amené K. van Gijssel et B. van der Valk à affirmer que « the

simple transgression / regression model is no longer commonly accepted [...] »322. Trancher sur la question de la validité du modèle dunkerquien serait m’insérer dans un débat hors de mes compétences. Qu’il y ait eu objectivement transgression dunkerquienne ou non, il semble néanmoins clair que les territoires deltaïques, principalement côtiers, devinrent beaucoup plus humides et sensibles aux inondations à partir du 4e siècle; qu’il s’agisse ou non des conséquences d’une réelle transgression marine ne change pas les effets observés sur le territoire : détérioration des conditions hydrauliques, érosion du littoral, montée des eaux souterraines, etc. Variations climatiques ou transgressions marines, ce furent ces effets sur l’environnement régional que perçurent les sociétés anciennes et non les phénomènes scientifiques et séculaires.

Au demeurant, les sources littéraires ne fournissent évidemment pas de données climatologiques, thermométriques, pluviométriques ou marégraphiques. Elles témoignent

319 Par exemple S. Lebecq (2011), 169-175, K. E. Behre (2007), M.-P. Detalle (2002), 82-83, S. Lebecq

(1996), 182-183, J. Haywood (1991), A. G. Lange (1990), W. H. Tebrake (1985), O. van de Plassche (1982), L. P. Louwe Kooijmans (1974).

320 C’est-à-dire une phase de submersion générale et séculaire des plaines littorales par suite du relèvement du

niveau de la mer, pour reprendre la définition de S. Lebecq (2011), 170.

321 Entre autres C. Baeteman, M. Waller et P. Kiden (2011), C. Baeteman (2008), H. J. T. Weerts et al.

(2005), 165, C. Baeteman (2005), J. H. J. Ebbing, H. J. T. Weerts et W. E. Westerhoff (2003), S. Rippon (2000), 32-33 et 144-145, A. Ervynck et al. (1999) et les références que ces derniers citent.

plutôt des effets tangibles du climat et des phénomènes naturels : le froid, la pluie, les tempêtes, les inondations, les marées… Elles constituent ainsi une interface pour saisir les représentations romaines des conditions atmosphériques, des précipitations et autres manifestations météorologiques ponctuelles ainsi que des phénomènes hydrologiques perceptibles à l’échelle humaine.