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À l’aube de l’histoire romaine : les populations locales à l’arrivée des Romains

La connaissance moderne des groupes humains ayant évolué dans le delta du Rhin jusqu’au tournant de notre ère – moment charnière marquant l’entrée de la région dans la sphère romaine – est quasi exclusivement guidée par les données matérielles fournies par l’archéologie et les sciences paléoenvironnementales. Notre compréhension des dynamiques de l’occupation deltaïque préromaine repose donc essentiellement sur l’analyse et l’interprétation des vestiges d’habitation et de culture matérielle et laisse peu de place aux fondements sociopolitiques, idéologiques ou représentationnels des sociétés. Or, l’arrivée des Romains aux bouches du Rhin et sur les côtes de la mer du Nord sortit en quelque sorte les communautés deltaïques de leur situation protohistorique pour les engager dans une histoire romaine écrite et décrite. Avant que Rome jette son regard conquérant sur les extrémités rhénanes, les populations de la région étaient inconnues des sources historiques; l’apport des textes gréco-romains est donc majeur pour notre appréhension extramatérielle des mécanismes de l’occupation régionale. Certes romanisés, les ethnonymes deltaïques issus directement de la littérature ancienne – Bataves, Canninéfates, Frisons – permettent de nommer et d’identifier ces communautés du delta jusque-là anonymes493

. Construisant les représentations sociales de l’espace frontalier, les sources littéraires méditerranéennes témoignent d’ailleurs du besoin constant des Romains de catégoriser les peuples autochtones, de les territorialiser, de les circonscrire à l’intérieur de frontières relativement précises, au sein de ciuitates pour les groupes internes, au sein de gentes pour les groupes extérieurs494. Or, la mobilité des tribus transrhénanes complexifiait nécessairement l’édification d’un tableau ethnographique par les Romains : les processus migratoires ponctuant l’occupation préromaine demeuraient flous et les populations locales étaient souvent représentées comme des communautés restreintes à un territoire précis et ainsi positionnées dans l’espace frontalier en construction.

493 Tel qu’il sera expliqué infra, p. 229, ces nomenclatures tribales ne sont possiblement pas issues des

peuples locaux eux-mêmes, mais elles reflètent néanmoins les représentations ethnographiques romaines de la démographie deltaïque. À ce sujet, cf. M. C. Galestin (2007-2008).

a. Le souvenir d’une occupation gauloise

Jusqu’au 1er

siècle avant notre ère, plusieurs secteurs du delta rhénan – principalement la portion orientale, à proximité de l’apex deltaïque – subirent l’influence des civilisations de La Tène sans néanmoins être véritablement intégrés au complexe laténien495. Des monnaies d’or de type celtique ont été découvertes dans le sud-est de la région et ont amené plusieurs chercheurs à supposer une occupation gauloise de ce secteur du delta à la fin de l’Âge du fer496. Délimitant la périphérie la plus septentrionale de l’aire de diffusion numismatique de La Tène, ces monnaies sont des pièces d’or sur lesquelles était frappé un triskèle, c’est-à-dire un motif celtique à trois branches spiraliformes. Cette émission prit fin au milieu du 1er siècle avant notre ère et sa distribution se concentra dans le nord de la Gaule belge, soit dans la région de la Meuse, de l’Escaut et, ultimement, du Waal et du Rhin497. En confrontant avec les sources littéraires ces cadres chronologique et géographique, il est possible, bien qu’hypothétique, d’attribuer la production de ces pièces aux Éburons, un peuple belge localisé par César dans la région de la Meuse et qui, lors d’un épisode sanglant de la guerre des Gaules en 53 avant notre ère, fut pillé et massacré, entraînant de la sorte sa disparition des sources historiques ultérieures498. Non seulement la localisation du territoire historique des Éburons rend probable une diffusion de leur monnaie dans le delta, mais la contemporanéité de l’arrêt de l’émission monétaire et du massacre des Éburons ajoute également un argument chronologique499. La circulation des

495 Cf. supra, p. 167 ainsi que N. Roymans et J. Aarts (2009), N. Roymans (2004), 11 et 104-127,

N. Roymans (1996), 15, W. J. H. Willems (1984), 201-204, N. Roymans et W. van der Sanden (1980), L. P. Louwe Kooijmans (1974), 44.

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Par ailleurs, aucune monnaie laténienne n’a été trouvée sur le littoral et dans la portion septentrionale du delta. Voir surtout N. Roymans (2004), 23 et 31-57, de même que J. Slofstra (2002), 23.

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Monnaies de type Scheers 31, décrites et classifiées par S. Scheers (1977). Voir également S. Scheers (1996, 1995, 1986), N. Roymans et J. Aarts (2009), 12-13, N. Roymans (2004), 31-57. On a retrouvé environ 160 spécimens de ce type de monnaies répartis dans seulement 35 sites, principalement en Belgique et dans le sud-est des Pays-Bas, ce qui laisse croire à une très petite émission.

498 Dans le corpus gréco-latin, l’ethnonyme Eburones se retrouve quasi exclusivement chez César. À

l’exception de Strabon 4.3.5, les rares occurrences post-césariennes (par exemple Tive-Live Per. 106, Florus 1.45) réfèrent toujours aux évènements de la guerre des Gaules. Pour le récit du massacre des Éburons, cf. César BG 5.24 et BG 6.31-35.

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Cf. N. Roymans (2004), 31-53 surtout 43-49, J. Slofstra (2002), 23, J. Heinrichs (1999), S. Scheers (1986). En plus des cadres géographique et chronologique, l’iconographie des pièces semble un indice additionnel appuyant l’hypothèse éburonne : on retrouve sur les monnaies des Trévires, alliés des Éburons, une iconographie semblable laissant supposer une influence mutuelle entre les deux pouvoirs. Plusieurs critiques ont toutefois été formulées quant à l’origine éburonne de ces pièces, notamment par C. Haselgrove (1999) qui a remis en question le système de datation des monnaies de la Gaule belge

monnaies d’or à triskèle jusque dans le sud-est du delta laisse ainsi suggérer une activité éburonne – donc gauloise – dans la zone deltaïque à l’époque préromaine500. Bien qu’il soit difficile, voire arbitraire, d’établir une synchronie certaine entre le massacre des Éburons raconté par César et une rupture de l’occupation régionale501

, les découvertes monétaires révèlent, selon toute vraisemblance, une présence éburonne dans la région, une présence qui fut possiblement ébranlée par les évènements de 53.

Contrairement aux témoignages numismatiques, les sources littéraires n’offrent pas quant à elles un souvenir limpide d’une présumée occupation gauloise – a fortiori belge – du delta rhénan au 1er siècle avant notre ère. Chez César, le territoire des Éburons est clairement localisé au sud du delta, dans la portion de la Gaule belge située entre la Meuse et le Rhin – inter Mosam ac Rhenum –502; bien que le pays éburon ait pu s’étendre vers le nord au-delà du Waal tel que tend à le montrer la numismatique, le général romain ne fit jamais allusion à une telle expansion extraterritoriale dans la zone deltaïque. César ne construit ainsi aucune représentation d’une occupation éburonne de l’embouchure rhénane. La seule référence directe dans le Bellum Gallicum à la démographie deltaïque se trouve dans la description géographique des bouches du Rhin alors que, de manière élusive, le delta est dit peuplé par des nations sauvages et barbares – ferae barbaraeque nationes – sans néanmoins que celles-ci soient pourvues d’une origine gauloise503.

Dans la littérature ancienne, l’unique souvenir d’une possible occupation gauloise du delta rhénan au 1er siècle avant notre ère met en scène les Ménapes, peuple côtier du nord de la Gaule. Les quelques allusions à leur présence deltaïque, exclusivement chez

préromaine. Face à une datation parfois incertaine et sujette à la révision, plusieurs spécialistes voient un risque d’interprétation anachronique lorsqu’est forcée l’association entre un type de monnaie et un peuple nommé dans le corpus césarien.

500 En raison de l’importance des trésors monétaires retrouvés dans la moitié est du delta rhénan, N. Roymans

(2004), 49, est enclin à y voir une véritable occupation contrôlée par les Éburons plutôt que de simples échanges économiques avec des tribus locales indépendantes.

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Pour le delta, on note plutôt la continuité de l’occupation de plusieurs sites de l’est du delta, notamment dans la région de Nijmegen, cf. W. J. H. Willems et H. van Enckevort (2009), 107-109, W. J. H. Willems (1984), 73, 83 et 210. Voir également l’exemple de Geldermalsen-Hondsgemet, cf. M. Groot (2009), 54, J. van Renswoude et J. van Kerckhove (2009).

502 César BG 5.24. Le territoire éburon correspondait, grosso modo, à l’actuelle province néerlandaise du

Limburg et s’étendait ainsi possiblement sur les deux rives mosanes.

503 César BG 4.10. Voir également l’analyse de la description césarienne du delta du Rhin dans le premier

César et Strabon, demeurent toutefois très imprécises. Les deux auteurs ne réfèrent pas directement à une occupation ménape du delta et obligent donc le lecteur à déduire une localisation deltaïque certes vraisemblable, mais néanmoins hypothétique. Relatant le franchissement du Rhin « non longe a mari »504 par des tribus germaniques en 55 avant notre ère, César précise que leur traversée fluviale s’effectua dans la région occupée par les Ménapes, lesquels « […] ad utramque ripam fluminis agros, aedificia uicosque

habebant »505. De même, Strabon explique que ces derniers habitaient près de l’embouchure

du Rhin, sur chacun des deux côtés du fleuve : « […] Μενάπιοι πλησίον τῶν ἐκβολῶν ἐφ’ ἑκάτερα τοῦ ποταμοῦ κατοικοῦτες [...] »506

. Les témoignages de César et de Strabon ne permettent pas d’affirmer avec certitude la présence des Ménapes dans le delta du Rhin, encore moins de circonscrire leur territoire avec exactitude. Ils laissent néanmoins sous- entendre la possibilité d’une occupation belge de l’embouchure du Rhin au 1er

siècle avant notre ère507.

Somme toute, que les Éburons, les Ménapes ou tout autre groupe dit gaulois aient véritablement occupé le delta du Rhin à la période préromaine ne change pas le fait que ces peuples sont complètement absents des descriptions gréco-romaines de la démographie régionale. Alors que les Éburons avaient été partiellement décimés sous César, les Ménapes n’étaient plus localisés dans l’espace deltaïque au 1er

siècle de notre ère. Ils occupaient plutôt les terres au sud-ouest du delta, à proximité de l’Escaut selon Pline, sur la rive gauche de la Meuse suivant Tacite508. Ils ne furent jamais clairement présentés dans la

504 « non loin de la mer » – César BG 4.1.

505 « […] avaient, sur chacune des rives du fleuve, des champs, des maisons et des villages » – César BG 4.4.

Sur l’occupation des Ménapes, voir aussi César BG 2.4, BG 4.38 et BG 6.6. Selon S. J. De Laet (1961), 23, ce passage du Bellum Gallicum situe clairement le territoire transrhénan des Ménapes à l’embouchure de l’Oude-Rijn près des villes modernes de Katwijk et Leiden et non, comme plusieurs l’ont cru, en amont de l’apex deltaïque près de Xanten et de l’actuelle frontière entre l’Allemagne et les Pays-Bas. Je ne pense toutefois pas que le texte de César nous permette de localiser avec autant de précisions le territoire deltaïque des Ménapes.

506 Strabon 4.3.4. Le géographe grec rappelle également à quelques reprises que les peuples belges – sans

nécessairement nommer les Ménapes – occupaient le littoral du nord de la Gaule jusqu’aux bouches du Rhin, cf. Strabon 4.1.1, 4.4.3 et 4.5.2. Voir aussi Dion Cassius 39.1.

507 Selon W.J.H. Willems (1984), 204, l’ouest du delta – c’est-à-dire la côte maritime – aurait été occupé par

des Ménapes alors que l’est de la région – à proximité de Nijmegen – aurait plutôt accueilli des Éburons.

508 Pline NH 4.17.106, Tacite Hist. 4.28.1. L’occupation ménape apparaît relativement stable au cours de la

période romaine; à la fin de l’Antiquité, ils sont toujours localisés dans la même région par Orose Hist. 1.76. Aurelius Victor Caes. 39.20 parle même de la région de la Menapia. De même, la Notitia Dignitatum

littérature ancienne comme une population deltaïque. Pour César, émetteur et diffuseur des premières représentations méditerranéennes du delta rhénan, les bouches du grand fleuve étaient habitées par des peuples méconnus, farouches et sauvages. Ce n’est finalement que plus tardivement, à partir du 1er siècle de notre ère, qu’un vrai portrait démographique de la région deltaïque se dessina progressivement dans les sources historiques, un portrait dominé par le peuple des Bataves.

b. De la préséance des Bataves

Les premiers siècles de l’histoire romaine du delta rhénan mettent de l’avant une occupation régionale dominée par un peuple que les textes anciens nomment les Bataves. La protohistoire des Bataves, construite à partir des indices archéologiques et des témoignages indirects gréco-romains, demeure relativement incertaine, mais leur présence dans la zone deltaïque rhénane à l’époque romaine est toutefois indéniable. D’une part, l’empreinte batave est aisément perceptible dans la toponymie régionale. Les dénominations anciennes du territoire deltaïque rappellent sans cesse leur présence : l’insula Batauorum chez Pline et Tacite509 – et la version grecque ἡ τῶν Βατάουων νῆσος510, – la Batavia chez les panégyristes latins511, la Βατάουα chez Dion Cassius512 ou encore la Βατάβια chez Zosime513. De même, les noms gréco-romains de certaines agglomérations du secteur réfèrent directement aux Bataves, que ce soit l’oppidum Batauorum et la ville de

Batauodurum chez Tacite, Βαταουόδουρον et Λουγόδουνον Βαταουῶν chez Ptolémée ou

encore la ciuitas Batauorum et le municipium Batauorum dans plusieurs dédicaces514. À cela s’ajoute également la mention du flumen Patabus dans la Table de Peutinger. Selon les analyses étymologiques de W. Sprey, le mot « batave » serait d’origine (proto-) germanique; constitué des éléments linguistiques bat / bet signifiant « bon, fertile » et aue

mentionne plusieurs unités militaires ménapes dans l’Empire, cf. Not. Dig. Or. 8, Occ. 5.1-124, Occ. 7 et

Occ. 41.

509 Pline NH 4.15.101, Tacite Ann. 2.6, Hist. 4.18, Hist. 5.23. 510 Dion Cassius 54.32. 511 Pan. Lat. 4.3.3, 5.4.1, 5.21.2, 6.4.2, 7.5.3, 9.25.2. 512 Dion Cassius 55.24. 513 Zosime 3.6.2, 3.8.1. 514

Tacite Hist. 5.19, Hist. 5.20, Ptolémée Géo. 2.9.8, Géo. 2.9.1, CIL XIII 8771, AE 1959 10 = AE 1958 38, AE 1975 630 = AE 2001 1499, AE 1975 646 = AE 2001 1488.

signifiant « île », il se référerait directement à la topographie régionale et pourrait se traduire par « île fertile »515. D’autre part, les sources littéraires sont explicites quant à la localisation deltaïque des Bataves au début de l’époque romaine. Les écrits de Tacite sont sans ambiguïté et multiplient les allusions à l’occupation batave de la grande île rhénane516, une île clairement deltaïque, une île « quam mare Oceanus a fronte, Rhenus amnis tergum

ac latera circumluit » précise l’historien latin517. Le récit tacitéen de la révolte éponyme des Bataves trouve d’ailleurs comme principal théâtre d’activités les bouches du grand fleuve où les protagonistes germaniques avaient leurs demeures518. La zone deltaïque rhénane était donc représentée comme un fief batave.

Or, les Bataves sont complètement absents de l’ethnographie deltaïque chez les auteurs antérieurs ayant décrit la région, nommément César et surtout Strabon. Alors que le général romain soutient, sans autre détail, que le delta était habité par des peuples farouches et sauvages519, le géographe grec se contente de rappeler l’occupation de l’embouchure rhénane par des Germains anonymes520. Considérant le fait que l’expérience de César en Gaule eut lieu au milieu du 1er siècle avant notre ère et que les données géographiques de Strabon sur les contrées septentrionales provenaient de sources antérieures – notamment Posidonios, – il n’est pas surprenant que les Bataves soient complètement absents des tableaux ethnographiques césarien et strabonien; selon Tacite, les Bataves n’étaient pas originaires du delta rhénan, mais plutôt de la Germanie transrhénane. Ancienne faction des Chattes – peuple germanique localisé dans l’actuelle région allemande de la Hesse, – ils

515 W. Sprey (1953), 14-15. Ce dernier soutient ainsi que ce ne serait pas les Bataves qui auraient donné leur

nom à la région, mais plutôt l’ethnonyme latinisé « Bataui » – (le peuple de) l’île fertile – qui viendrait du toponyme autochtone. Par ailleurs, si l’on accepte l’interprétation étymologique de Sprey, l’expression

insula Batauorum devient ainsi un pléonasme.

516 Par exemple : « Bataui non multum ex ripa, sed insulam Rheni amnis colunt » – « les Bataves n’habitent

pas une grande portion de la rive, mais une île du Rhin » – Tacite Germ. 29.

517 « baignée à l’avant par l’Océan, à l’arrière et sur les côtés par le Rhin » – Tacite Hist. 4.12. Voir également

Tacite Ann. 2.6, Germ. 29, Pline NH 4.15.101, NH 4.17.106, Plutarque Oth. 12.4-5.

518 Cf. livres 4 et 5 des Historiae de Tacite. Par ailleurs, il est intéressant de noter qu’à l’exception du récit

détaillé de Tacite, la seule autre mention explicite de la révolte des Bataves se trouve chez Flavius Josèphe

Guer. 7.4.2; depuis l’Orient méditerranéen, le témoignage de l’historien juif se limite toutefois à

l’évocation d’un soulèvement des Germains maté par le général Cerialis au moment où Titus orchestrait le siège de Jérusalem. De même, Dion Cassius 66.3 fait également très brièvement allusion aux actions de Cerialis en Germanie sans référence directe aux Bataves.

519 Cf. César BG 4.10 Tel que je l’ai montré dans le premier chapitre – cf. supra, p. 66-69, – la mention de

l’insula Batauorum par César BG 4.10 est possiblement une glose.

auraient migré, postérieurement aux guerres césariennes, dans les terres deltaïques à la suite de troubles internes. Tacite explique dans la Germania que les Bataves étaient « Chattorum

quondam populus et seditione domestica in eas sedes transgressus, in quibus pars Romani imperii fierent »521. L’historien latin présente ainsi le mouvement migratoire des Bataves comme ayant non seulement entraîné l’implantation cisrhénane d’une nouvelle entité tribale indépendante, mais encore comme étant à l’origine de l’intégration batave à l’Empire romain. Ces racines transrhénanes sont à nouveau mentionnées par Tacite dans son récit de la révolte des Bataves alors que l’origine chatte des insurgés et leur antique migration vers le delta sont rappelées par l’historien :

Bataui, donec trans Rhenum agebant, pars Chattorum, seditione domestica pulsi extrema Gallicae orae uacua cultoribus simulque insulam iuxta sitam occupauere, quam mare Oceanus a fronte, Rhenus amnis tergum ac latera circumluit522.

À deux reprises, Tacite livre donc un témoignage du mouvement migratoire des Bataves et, du coup, de leur implantation relativement récente dans le delta du Rhin.

Ces brèves allusions tacitéennes à la migration batave sont uniques dans le corpus gréco-latin. Elles permettent de figurer le déplacement d’une communauté entière depuis un territoire transrhénan vers les extrema Gallicae orae uacua cultoribus, les « extrémités inhabitées de la côte gauloise ». Bien sûr, une telle migration massive dans une région inoccupée devrait avoir laissé des traces archéologiques; la présence d’habitations et l’introduction d’une culture matérielle inédite marqueraient la nouvelle anthropisation régionale. Or, l’archéologie ne permet pas de corroborer le témoignage de Tacite et tend même à partiellement l’infirmer. En fait, les terres fertiles de la future ciuitas Batauorum, dans la portion est du delta, ne connurent pas de discontinuités claires de l’occupation entre la période dite éburonne, précédant la guerre des Gaules, et la période romaine. Bien que le massacre des Éburons sous César ait entraîné une dépopulation dans le nord de la Gaule, le territoire périphérique deltaïque ne semble pas, malgré l’influence éburonne, avoir subi cette même rupture démographique. Les fouilles archéologiques ont montré une continuité

521 « autrefois un peuple des Chattes, mais en raison d’une sédition domestique, ils ont traversé en ces

demeures, dans lesquelles ils devinrent partie de l’empire de Rome » – Tacite Germ. 29.

522 « Les Bataves, tant qu’ils vivaient au-delà du Rhin, faisaient partie des Chattes; chassés par une sédition

domestique, ils occupèrent les extrémités inhabitées de la côte gauloise en même temps qu’une île, située tout près, baignée à l’avant par l’Océan, à l’arrière et sur les côtés par le Rhin » – Tacite Hist. 4.12.

de l’occupation humaine du delta – notamment dans la région de Nijmegen, cœur de la

ciuitas Batauorum – entre la fin de l’Âge du fer et le début de la période romaine, que ce

soit sur le plan des habitations ou de la culture matérielle523. Contrairement à l’affirmation de Tacite, le territoire où aurait migré le sous-groupe chatte à l’origine des Bataves n’aurait donc pas été vierge d’occupation humaine. En revanche, certains indices matériels – surtout numismatiques – offrent des preuves tangibles de la migration batave et, de ce fait, appuient le témoignage de l’historien latin.

La période post-césarienne vit l’introduction dans la région deltaïque rhénane d’une nouvelle monnaie d’argent de type triquetrum – c’est-à-dire frappée d’un motif à trois branches spiraliformes, – laquelle détrôna les anciennes pièces d’or éburonnes. Figurant un triskèle ceint d’une couronne de laurier sur l’avers, ces pièces se distinguent par huit anneaux disposés en forme pyramidale sur le revers524. Elles se retrouvent en grande quantité dans la portion est du delta à partir du milieu du 1er siècle avant notre ère : plus de 600 pièces provenant de 129 sites différents ont été découvertes dans la région525. De ce nombre, 86 % furent retrouvées dans de petits établissements ruraux de la future ciuitas