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L’expérimentation des coopérations transfrontalières, processus de territorialisation transfrontalière ?

Deux des trois espaces choisis sont des espaces d’expérimentation de projets de coopération transfrontalière dans lesquelles nous avons été impliqués. Depuis 2005, des actions d’appui aux initiatives transfrontalières en Afrique de l’Ouest ont été officiellement lancées. Le premier espace qui a bénéficié de cet appui est l’espace SKBo. Dans sa logique générale, il fallait appuyer les acteurs privés à entretenir et à renforcer les dynamiques d’exploitation commune de leur espace vécu, de commerce transfrontalier et de coopération sociale et culturelle dans cette zone. Les institutions d’intégration (CEDEAO et UEMOA) et les Etats du Burkina Faso et du Mali, avec l’appui de partenaires étrangers tels que le CSAO, le PDM et les Nations Unies (OCHA et PNUD), se sont lancés dans cette dynamique d’appui à la coopération transfrontalière sans une doctrine clairement élaborée. Il s’agissait d’un moyen de renforcer leurs politiques communes d’intégration à travers le concept de « pays frontière ». Il s’agissait également d’un enjeu majeur de préservation de la paix sur la base des identités territoriales communes. Des espaces similaires (espaces transfrontaliers avec des dynamiques d’acteurs et des coopérations informelles) ont engagé le même processus. Très vite, le besoin d’une politique transfrontalière commune s’appuyant sur une doctrine élaborée s’est fait ressentir.

Aujourd’hui, plusieurs expériences ont eu des résultats confirmant la nécessité d’une politique cohérente avec des mécanismes de gestion des espaces transfrontaliers. Plusieurs enjeux sont apparus dont notamment la coordination des initiatives transfrontalières et le financement des projets portés par de nouveaux acteurs territoriaux. Une territorialisation transfrontalière émerge avec l’entrée des collectivités, légitimant cette échelle et la mettant directement en relation avec l’échelle régionale. On voit apparaître également une logique territoriale et institutionnelle avec ces expérimentations.

En somme, les quatre arguments conduisent à un choix de terrains sur lesquels un questionnement précis va être déroulé.

3.3. Quatre hypothèses de travail

Le travail engagé dans cette thèse a donc retenu l’hypothèse principale suivante : la ville et la frontière sont deux objets spatiaux et sociaux dont l’importance est prégnante dans un contexte de forte dynamique d’urbanisation et de la construction d’une intégration régionale. Elles sont fondatrices de liens et d’interactions qui marquent les espaces et déterminent un processus de territorialisation par le bas et par le haut, transcendant les limites institutionnelles étatiques que l’on peut désigner par « territoires urbains transfrontaliers ».

Ainsi la ville à travers le processus d’urbanisation permet de dégager et d’analyser les liens entre les groupes sociaux en présence dans un phénomène d’agglomération situé aux confins d’espaces nationaux. L’étude de la frontière souligne également les représentations spatiales de ces groupes sociaux et par conséquent de passer de l’espace au territoire comme « construit » social.

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« En tant qu’objet géographique, la frontière est une construction sociale qui dépend étroitement de

son contexte » (Picouet et Renard, 2007, p. 9). Etudier la territorialisation dans ces espaces

revient en quelque sorte à considérer l’histoire du peuplement, l’histoire de l’investissement de cet espace par les groupes sociaux en présence et par conséquent analyser l’appropriation spatiale de ces groupes et les jeux d’acteurs et de pouvoir. Ainsi, il sera question concrètement de s’intéresser aux pratiques et actions des habitants qui structurent l’organisation de l’espace et le transforment par les représentations, en territoire : « s’approprier, exploiter, communiquer, habiter et gérer » (Gumuchian et Marois, 2000, p. 24 citant Brunet et al 1990).

Cette hypothèse principale se décline en quatre hypothèses sous jacentes à savoir : 1. Les villes et leur dynamisme renforcent les relations socio culturelles, économiques

et politiques entre acteurs d’espaces frontaliers ;

2. Les divers types de relations qui se tissent de part et d’autre des frontières et les mobilités sous-jacentes, permettent de joindre les espaces frontaliers urbains et ruraux pour former un espace commun transfrontalier approprié et aménagé par les acteurs locaux ;

3. Une nouvelle territorialité transfrontalière se construit à partir des dynamiques d’acteurs « d’en bas » dont l’échelle et le fonctionnement s’imposent aux politiques publiques institutionnelles ;

4. Le lien entre la ville et la frontière peut être matérialisé par le dynamisme économique des villes frontalières. La vitalité des rapports commerciaux entretenus entre ces villes frontalières et leurs périphéries rurales constituent une spécificité de la territorialité urbaine transfrontalière et en définissent son dynamisme économique.

Les quatre hypothèses énumérées ci dessus induisent une démarche centrée sur l’analyse des représentations, des pratiques des acteurs et du fonctionnement de l’espace. D’abord, il s’agit d’analyser les représentations des acteurs locaux, de leur espace et leurs pratiques en lien avec l’effet frontière et l’effet d’agglomération. Ces éléments sont mis en situation faisant fonctionner un espace commun dans une dynamique transfrontalière. On montrera ainsi les relations entre les acteurs, les interactions et les enjeux institutionnels transfrontaliers qui constituent les composantes déterminantes du fonctionnement du système transfrontalier.

Les éléments d’analyse sont empruntés au domaine des sciences du territoire en géographie humaine, qui met au cœur de son raisonnement le concept de territoire comme résultat d’un construit social en perpétuel mouvement. Nous interrogeons les représentations sociales des acteurs sur leurs espaces car, « le recours aux représentations

spatiales permet, de l’intérieur, de saisir la territorialité des groupes ». (Gumuchian, 1991, p. 20).

Cela met les acteurs au centre de l’analyse des structures de construction commune. Le concept de territoire est ainsi fortement mobilisé ainsi que les autres concepts liés tels que la territorialité et la territorialisation. Le raisonnement tente en effet de caractériser les territorialités transfrontalières en présence. Ce concept clé en géographie est pertinent dans la mesure où il nous permet d’intégrer les conceptions sociales de l’utilisation de l’espace.

Nouvelles territorialités urbaines transfrontalières

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Selon H. Gumuchian (Ibid., p 54), les géographes travaillant sur ce concept privilégient « plutôt le regard du groupe social que de l’individu (Raffestin, 1980) et sont mises en relation

représentations et pratiques spatiales. […] La quête du sens de l’espace est alors l’objectif premier. »

Dans le champ de la géographie humaine, particulièrement de celle s’intéressant à la notion de territoire, notre recherche s’inscrit dans les interrogations actuelles portant sur les “3 T“ : Territoire, Territorialité et Territorialisation. Dans cette recherche, le territoire n’est pas une entité institutionnelle figée, ni un espace politique et institutionnel aux limites immobiles et définitives dans le temps. Comme l’annonce la formule utilisée comme titre de leur ouvrage, « le territoire est mort, vive les territoires » (Antheaume et Giraut (dir.), 2005), on peut bien affirmer que plusieurs territorialités coexistent. Les dynamiques actuelles de fortes mobilités en Afrique subsaharienne historiquement ancrés dans des espaces transfrontaliers ; les cas d’émergence de nouvelles échelles de gouvernance ; les exemples de confrontation entre pouvoirs politiques sur différentes échelles sont autant d’exemples qui peuvent désigner aujourd’hui plusieurs formes de territorialités.

Les espaces appropriés aujourd’hui par une population peuvent être discontinus, entremêlés dans des réseaux et avoir des centralités changeantes. L’exemple de l’espace Malanville-Gaya-Camba, étudié à travers les réseaux de commerce transfrontalier et des modèles de circulation, permet d’évoquer le concept d’espace mobile développé par D. Retaillé et O. Walther. Voir par exemple ce concept développé dans (Walther, 2007a ; Walther et Retaillé, 2008 ; Walther, 2012 ; Retaillé, 2011 ; Retaillé et Walther, 2012). L’exemple de l’île de Lété (Mounkaila, 2010) située sur une des rives du fleuve Niger faisant frontière entre le Bénin et le Niger illustre également l’utilisation différentielle d’un espace et un mouvement des espaces des populations locales en fonction des crues et de la disponibilité du pâturage.

La frontière qui définit la limite du pouvoir politique apparaît ici mobile et le pouvoir n’appartient pas à un seul acteur ou n’est pas détenu par une seule autorité locale donnée, mais à plusieurs acteurs faisant partie de divers réseaux informels, de réseaux de circulation, de commerce, de réseaux sociaux et culturels, etc. C’est aussi le cas des découpages territoriaux, des processus de délimitation et de création de territoires institutionnels au sein de l’Etat, à l’image du découpage communal au Mali, analysé par S. Lima (2005) à partir de l’exemple de la région de Kayes. Le territoire, au sens strict, n’est qu’une réalité virtuelle qui veut que ses limites soient définies, précises et fixes pour que les politiques publiques puissent décider des mesures d’aménagement à faire.

La réalité est que les populations semblent agir tous les jours contre ce type de territoire aux frontières géographiques fixes et contre tout type de politique y affairant en tentant de les enfreindre, ce qui amène recourir aux notions d’intermédiarité (Quéva et Vergnaud, 2009) ou d’interterritorialité (Vanier, 2010). C’est ainsi que les notions d’espace mobile, d’espace réticulaire, d’espace multiscalaire, de spatialités entre autres apportent de nouvelles réflexions sur la territorialité et permettent d’analyser les différentes formes coexistantes dans ces espaces transfrontaliers. Elles nous permettent surtout de mettre en évidence un processus de territorialisation en construction, et de porter une attention aux dynamiques locales et interactions entre des espaces voisins frontaliers ; lesquelles interactions sociales, culturelles, économiques et spatiales peuvent amener à considérer cet espace comme un système unique transfrontalier.

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Les recompositions spatiales dans le monde permettent d’affirmer une préfabrication des territoires qui ne revient plus à se centrer sur le seul territoire pertinent comme celui d’un Etat dont les limites définissent le pouvoir politique (Antheaume et Giraut (dir.), 2005). Cela pose clairement la problématique de notre recherche qui s’insère dans le questionnement de la fabrication permanente de territoires locaux, au gré des réformes administratives et institutionnelles et des pratiques de mobilité et d’activités transfrontalières des populations. Le questionnement revient à expliquer et donner du sens à cette fabrique permanente de territoires au sein des territoires institutionnels et surtout au delà de ces limites institutionnelles telles que les limites nationales qui restent encore fortes. On note que ce processus de création territoriale est marqué par un mouvement d’urbanisation. Par conséquent, la question de disposer de politiques publiques territoriales qui s’y adaptent est posée. C’est en cela que nous nous intéressons à la notion de frontière et aux territoires qui naissent des dynamiques transfrontalières alors que les politiques publiques ne semblent pas encore avoir intégré la notion d’espace transfrontalier. Les nouvelles initiatives ou innovations en cours sont donc suivies avec intérêt.

Notre participation à ces expérimentations, nous place naturellement dans une voie de recherche-action. Pour renforcer l’analyse, nous avons utilisé différentes méthodologies combinant ainsi la recherche-action avec une démarche hypothético déductive.

4. U

NE METHODOLOGIE CONSTRUITE DANS LA DUREE AVEC DES