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CHAPITRE 2. DE L’EXPÉRIENCE PICTURALE À L’EXPÉRIENCE EN RÉALITÉ

2.3 L’expérience de l’incarnation en réalité virtuelle

2.3.1 L’expérience visuelle de l’incarnation

En réalité virtuelle le spectateur vit l’histoire. Il partage le regard du personnage qu’il incarne. Lorsque l’expérience à transmettre est une expérience visuelle l’incarnation visuelle est d’autant plus forte. Ainsi dans Claude Monet - L’obsession des Nymphéas, le spectateur incarne Claude Monet à travers l’expérience de son regard. L’espace de l’étang de Giverny est représenté par des aplats de couleurs à la manière d’une peinture de Monet, de sorte que la vision du spectateur soit la plus proche possible de celle du peintre dont l’œil transforme l’étang réel en peinture. Ce qui est donné à voir n’est pas l’étang réel mais l’étang perçu par le peintre. Monet explique son processus créatif dans ses lettres : « Quand je sors pour peindre, j’essaye d’oublier quels objets j’ai devant moi, un arbre ou une maison, un champ ou quoi que ce soit. Je pense seulement ceci : voici un petit carré bleu, de rose, un ovale vert, une raie jaune. Et de les peindre comme ils m’apparaissent, couleurs et formes exactes. » Le spectateur est alors

64 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception, p.124 65 KOLTÈS, Bernard-Marie, Dans la solitude des champs de coton, p.30

! %*! plongé dans un espace en train de se créer par coups de pinceaux, touches de couleurs, à la manière décrite par le peintre. Il s’approche ainsi au plus près de la vision du peintre en incarnant son regard.

Vers la fin de sa vie, Claude Monet devient aveugle. L’expérience proposée au spectateur pour comprendre le regard du peintre est alors une expérience de l’aveuglement. Claude Monet décrit dans ses lettres le processus d’aveuglement et ce qui est donné à voir au spectateur correspond à ce processus. Monet exprime ainsi : « c’est insupportable cette lumière qui se sauve en emportant la couleur » et le spectateur se retrouve dans un espace complétement blanc, d’un blanc lumineux aveuglant. L’aveuglement se manifeste aussi par la disparition de certaines couleurs. Monet raconte qu’il ne voit plus des couleurs et celles-ci disparaissent alors du champ visuel du spectateur : « Je vois le bleu. Je ne vois plus le rouge. Je ne vois plus le jaune. Ça m’embête, parce que je sais que ces couleurs existent, parce que je sais que sur ma palette il y a du rouge, du jaune, il y a un vert spécial, il y a un certain violet. Je ne les vois plus comme je les voyais dans le temps. » L’espace virtuel dans lequel est immergé le spectateur n’est alors plus que peinture de bleu, puis de gris. Cette disparition des couleurs se poursuit hors de l’espace de représentation du peintre, c’est-à-dire l’étang de Giverny. En effet lorsque le récit change d’espace pour se poursuivre dans l’atelier du peintre, ce décor est représenté en noir et blanc. Il y a donc une absence complète de couleur dans le regard du spectateur. Incarner le peintre c’est faire l’expérience de son regard.

Dans Les Rêves du Douanier Rousseau, le personnage incarné par le spectateur est lui- même puisque, comme démontré ci-dessus, le spectateur est un acteur de l’histoire. Ainsi les conditions d’expérimentation de la réalité virtuelle coïncident avec l’expérience visuelle du personnage-spectateur immergé dans l’environnement virtuel. Lorsqu’il pleut, la pluie apparaît comme lorsqu’elle coule sur une vitre. Et en effet le spectateur voit l’histoire dans des lunettes. Même si son sentiment de présence est puissant, il n’oublie jamais complétement qu’il a un visiocasque puisque celui-ci est un objet relativement encombrant et que le spectateur n’a pas l’habitude de porter. Ainsi une fusion s’opère entre le corps du spectateur conscient de sa situation dans le monde réel et le corps du spectateur-personnage dans l’espace virtuel. Cette prise en compte des conditions matérielles de l’expérience renforce finalement la situation d’immersion, le spectateur incarne d’autant mieux son personnage qu’il y a une coïncidence entre leurs modes perceptifs. Cet effet de matérialité d’un obstacle entre les yeux du spectateur et le spectacle qui se déploie dans l’espace est aussi une métaphore de la psyché du peintre. En effet le Douanier Rousseau n’a jamais réellement vu les décors qu’il a peint, il les a inventés à partir du jardin des plantes. Cette impossibilité de voyager et donc de voir dans le monde réel

! %"! les paysages rêvés est un obstacle qui trouve une résonnance dans cette vitre qui sépare le champ de vision du spectateur de l’espace virtuel. Ainsi cet obstacle peut permettre au spectateur de partager visuellement la frustration du peintre de se trouver au bord d’un monde, par l’intermédiaire du jardin des plantes, sans pouvoir y accéder, en voyageant. L’expérience visuelle propose alors aussi au spectateur de partager les émotions du peintre à travers l’expérience de son regard. Les plantes qui relèvent de l’expérience picturale apparaissent dans l’espace de la serre au gré d’effets de lumière irréalistes, semblant provenir d’un rêve. Ces effets visuels renvoient au processus créatif du peintre. Il dit d’ailleurs « Quand j’entre dans ces serres, il me semble que j’entre dans un rêve. » Le spectateur est invité à partager le rêve du peintre et ainsi à l’incarner par la perception visuelle de son processus créatif.