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L’expérience phénoménologique

Dans le document Adrien Folville (Page 41-49)

1.1 La mémoire épisodique

1.1.3 Recollection : un examen détaillé

1.1.3.2 La recollection subjective

1.1.3.2.1 L’expérience phénoménologique

On retrouve des mentions de l’expérience phénoménologique qui accompagne la récupération en mémoire dans des textes de la littérature philosophique du début du XXème siècle (voir Brewer, 1999 pour une synthèse sur la thématique). Par exemple, Husserl, dans son ouvrage, Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, décrit la phénoménologie comme l’étude des phénomènes reçus à la conscience (Eustache, 2010). Très rapidement, les philosophes se sont intéressés à l’expérience phénoménologique associée à la remémoration du passé en examinant le contenu de leurs propres introspections. Par exemple, Russel (1921), Malcolm (1963) et Smith (1966) cités par Brewer (1999) soulignent l’importance des images mentales dans la remémoration d’événements passés.

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A travers les essais de ces différents philosophes, certaines caractéristiques récurrentes semblent définir l’expérience phénoménologique d’un souvenir et sont recensées par Brewer (1999) :

1- L’imagerie d’un souvenir est plus obscure, moins claire que la perception consciente.

2- Par rapport à la perception, l’imagerie est plus floue, « comme si on regardait à travers une vitre gelée ».

3- L’imagerie associée à la remémoration d’un événement est simplifiée et schématique par rapport à ce que l’on perçoit.

4- Les couleurs de l’imagerie sont moins saturées et plus « délavées ».

5- La taille de l’image récupérée en mémoire est souvent de taille comparable à la taille de la fenêtre visuelle à travers laquelle nous percevons consciemment.

6- Le centre d’une image mentale contient souvent une zone vide.

7- L’image mentale peut venir avec le même point de vue que lors de la perception initiale ou parfois avec une vue de l’extérieur.

8- L’image mentale est instable et vacillante.

Ces différentes caractéristiques concernent principalement les aspects visuels globaux de la phénoménologie d’un souvenir. Toutefois, se souvenir du passé implique de récupérer non seulement une image visuelle globale mais également des aspects plus précis comme des odeurs, des sensations tactiles ou des pensées et des émotions. L’expérience subjective associée à un souvenir est également déterminée par des aspects propres à la récupération comme l’intensité de l’effort investi ou le type de stratégie engagée. Afin de prendre en compte ces différents aspects liés à la remémoration de souvenirs épisodiques, Larsen (1998) distingue trois classes de qualités subjectives relatives aux souvenirs. Ainsi, il propose de distinguer : le contenu, l’apparence et le processus. Selon Larsen, le contenu est exclusivement relié à l’expérience mnésique passée. Plus spécifiquement, il

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concerne ce qui constitue le souvenir même et renvoie aux aspects perceptifs tels que les dimensions visuelles, tactiles ou olfactives du souvenir mais également les aspects « réflectifs » tels que les pensées, les intentions, les émotions et la localisation temporelle (voir table 1). L’apparence concerne l’expérience présente et elle est en partie basée sur la trace mnésique passée mais renvoie à des qualités du souvenir qui sont propres à la récupération (Larsen, 1998). Ainsi, l’apparence de surface qui désigne la vivacité, la clarté, la richesse des détails d’un souvenir se distingue de l’apparence de croyance qui renvoie à la distance subjective dans le passé, à la familiarité avec le souvenir mais également à la confiance qui s’y rapporte. Enfin, le processus est exclusivement relatif au présent et concerne l’évaluation des processus cognitifs mis en place pour le contenu et l’apparence. Il désigne l’expérience consciente relative à la recherche en mémoire : l’effort ou la facilité de récupération, la stratégie utilisée ou encore le degré de reconstruction ou d’inférence lors de la remémoration.

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Le contenu perceptif Visuel : spatial, perspective, couleur, contexte, mouvement

Auditif : niveau, timbre, intensité Olfactif

Gustatif Tactile Kinesthésique Somatique Ordre/durée

Le contenu « Réflectif » Pensées, significations Plans, intentions, causalités Evaluations, préférences Emotions, humeur Conscience de soi Localisation temporelle L’apparence de surface Vivacité, clarté

Richesse des détails Cohérence

Stabilité de l’image L’apparence de croyance Distance dans le passé

Remember/Know Confiance

Le Processus Fluence du processus

Effort de récupération et accessibilité Stratégie de récupération

Volontaire/involontaire Reconstruction, inférences

Table 1. Catégories et sous-catégories des qualités d’un souvenir épisodique (adapté de Larsen, 1998).

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Dans le présent travail de thèse, l’attention sera focalisée sur l’apparence de l’expérience phénoménologique. Plus spécifiquement, les prochaines sections détailleront les mécanismes cognitifs sous-tendant l’apparence de croyance (Remember/Know) mais également, et principalement, l’apparence de surface (vivacité, clarté et richesse des détails).

Le paradigme Remember/Know/Guess (RKG)

Le paradigme Remember/Know est directement issu de la théorie des doubles processus de reconnaissance (Gardiner & Java, 1990; Gardiner & Parkin, 1990).

Dans ce paradigme, les réponses Remember et Know, reflétant respectivement la recollection et la familiarité, sont générées par les participants eux-mêmes selon la nature de leur expérience mnésique. Lors d’une tâche de reconnaissance, les participants discriminent des items anciens précédemment encodés et des items nouveaux. Lorsqu’ils reconnaissent un item ancien, il leur est demandé de choisir parmi les réponses Remember et Know afin de déterminer si cette reconnaissance est basée sur de la recollection ou de la familiarité. Ce jugement introspectif est donc purement subjectif. Dans certains cas, les jugements Remember et Know sont complétés par un jugement Guess (Gardiner, Ramponi, & Richardson-Klavehn, 1998), sensé refléter une réponse émise « au hasard » ; on parle alors du paradigme Remember/Know/Guess (RKG), très fréquemment utilisé dans la littérature sur la mémoire épisodique (Gardiner, Ramponi, & Richardson-Klavehn, 2002; Yonelinas, 2002).

Le Memory Characteristics Questionnaire (MCQ)

Afin d’évaluer l’ensemble des dimensions phénoménologiques associées à la remémoration d’un événement passé, Johnson et collaborateurs (1988) ont développé un questionnaire composé de 39 items. Ces items évaluent différentes dimensions d’un souvenir telles que les détails visuels, la complexité du souvenir, les informations spatiales et temporelles ou encore les sensations ressenties

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(Johnson et al., 1988). Pour répondre à chaque item, les sujets utilisent des échelles de Likert (Likert, 1932), s’échelonnant de 1 (vague) à 7 (très clair).

Dans leur étude initiale visant à valider l’utilisation de ce questionnaire, Johnson et al. (1988) demandaient à des participants jeunes de récupérer des événements réels personnellement vécus (p. ex : une visite chez le dentiste) et des événements imaginés (p. ex : un rêve) afin d’en évaluer les caractéristiques phénoménologiques grâce au MCQ. Il s’est avéré que les souvenirs d’événements réellement vécus étaient évalués comme contenant plus de détails visuels, olfactifs, gustatifs et auditifs que les souvenirs d’événements imaginés (Johnson et al., 1988). Par rapport aux rêves, les souvenirs d’événements réels étaient également jugés comme plus réalistes et l’agencement spatial des personnes et des objets présents était plus clair. A l’opposé, les événements imaginés étaient jugés comme plus complexes et intenses (Johnson et al., 1988). Ils étaient également jugés comme ayant plus d’implication personnelle pour le sujet et ils avaient été ressassés plus de fois que les souvenirs d’événements réellement vécus. De façon similaire, les souvenirs réels récents étaient jugés comme plus détaillés, plus vivaces et plus clairs concernant l’arrangement spatial des différents éléments que les souvenirs d’enfance (Johnson et al., 1988). Ainsi, ce questionnaire permet d’évaluer dans quelle mesure différentes dimensions de l’expérience phénoménologique peuvent différer entre différents types de représentations mentales qu’elles soient de nature mnésique ou non. Ce questionnaire a depuis été utilisé pour investiguer l’expérience phénoménologique de participants jeunes, en contrastant par exemple : souvenirs plaisants vs.

stressants (Destun & Kuiper, 1999); souvenirs positifs vs. négatifs (D’Argembeau, Comblain, & Van der Linden, 2003) ; remémoration du passé vs. projection dans le futur (D’Argembeau & Van der Linden, 2004) ; faux souvenirs vs. souvenirs réels (Mather, Henkel, & Johnson, 1997).

31 La vivacité

La vivacité, bien qu’elle constitue une des dimensions évaluées par le MCQ, mérite davantage d’élaboration car elle constituera la mesure principale d’intérêt du travail expérimental de ce travail de thèse. Le terme « vivacité » se réfère à ce qui a de la vie, ce qui est vif et intense (Larousse). En psychologie, la vivacité peut être définie comme étant une construction personnelle permettant d’évaluer le degré de richesse et la clarté d’une image mentale par rapport à une expérience de perception consciente (D’Angiulli & Reeves, 2007; Marks, 1973; Mitchell &

Johnson, 2009). L’intensité de la vivacité peut donc être évaluée selon que l’image mentale associée ressemble à une représentation mentale directement disponible à la perception et à la conscience (D’Angiulli & Reeves, 2007). Lorsqu’il est demandé à des personnes comment elles définissent la vivacité et ce que cette dernière signifie, notamment lorsqu’elles imaginent un objet, certaines caractéristiques ressortent systématiquement (Cornoldil et al., 1991) : la présence de couleurs, la présence d’un contexte riche, la présence de caractéristiques saillantes et de détails riches ainsi qu’un contour et une forme bien définis. De façon concrète, la vivacité peut être mesurée avec une approche essai par essai qui consiste en des jugements réalisés sur une échelle de Likert destinés à évaluer les caractéristiques subjectives d’une représentation mentale précise (D’Angiulli et al., 2013). Cette représentation peut être une image mentale dénuée de composante épisodique (imaginer un chat) (D’Angiulli & Reeves, 2007; D’Angiulli et al., 2013).

Dans ce cas précis, la vivacité est prédite par la clarté du contour et de la forme de l’élément imaginé, ainsi que par la richesse des détails associés (Cornoldil et al., 1991). Un jugement de vivacité peut également se référer à une image mentale d’un événement ou d’un stimulus précédemment encodé en mémoire épisodique (Johnson et al., 1988; Mitchell & Johnson, 2009). Dans ce cas, la vivacité est considérée comme étant basée sur l’image mentale associée au souvenir et donc aux détails contenus dans ce souvenir (Marks, 1973; Mitchell & Johnson, 2009).

Plus spécifiquement, une étude récente a révélé que les caractéristiques de bas

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niveau de souvenirs pour des images de scènes telles que la luminosité ou la brillance étaient des bons prédicteurs de la vivacité d’une représentation mentale pour cette même image (Cooper, Kensinger, & Ritchey, 2019).

Toutefois, ces données sont issues de tâches utilisant des stimuli de laboratoire. Il est probable qu’un jugement de vivacité relatif à un souvenir autobiographique, bien qu’il partage des similitudes avec les jugements de vivacité pour des stimuli discrets, soit déterminé par d’autres facteurs propres aux souvenirs de la vie réelle, comme suggéré par Rubin, Deffler et Umanath (2019). Ces auteurs ont invité des participants jeunes à récupérer des souvenirs sur base d’indices et à remplir les différentes échelles de l’Autobiographical Memory Questionnaire (AMQ) (Rubin, Schrauf, & Greenberg, 2003), une variante du MCQ. Grâce à des équations structurelles, les auteurs ont mis en évidence que les jugements concernant l’agencement et la disposition spatiale des éléments prédisaient de façon importante la vivacité, ce qui n’était pas le cas des échelles sur le contenu (actions, personnes et objets impliqués) de la représentation en mémoire. Ces données suggèrent donc que le sentiment subjectif de se souvenir avec vivacité d’un événement autobiographique est déterminé, au moins en partie, par la capacité à récupérer une représentation mentale bien localisée dans l’espace (Rubin et al., 2019; Rubin & Umanath, 2015). En outre, la vivacité pour des événements personnellement vécus est également influencée par des caractéristiques propres au souvenir : l’intensité de l’émotion de ce dernier (Reisberg, Heuer, Mclean, &

O’shaughnessy, 1988), l’intervalle entre son encodage et sa récupération (Sutin &

Robins, 2007) mais également par des propriétés propres à la tâche de mémoire : indices hautement vs. faiblement imageables (Williams, Healy, & Ellis, 1999) ou propres au participant : son origine ethnique (les personnes d'origine caucasienne émettent des jugements de vivacité plus élevés que les personnes d'origine asiatique, Sutin & Robins, 2007).

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Dans leur étude sur la compression temporelle, Jeunehomme et D’Argembeau (2019) ont montré que le sentiment de revivre un événement personnellement vécu était prédit par la densité des unités d’expérience qui représentent le déroulement de l’événement (c’est-à-dire la quantité d’unités d’expérience par unité de temps) tandis que le niveau de détail de ces unités (les actions, personnes, objets…) ne prédisaient pas ce sentiment subjectif. Les auteurs suggèrent donc que le sentiment subjectif de revivre un événement est lié à la structure temporelle de l’événement plutôt qu’à son niveau de détail ou de richesse. Ce résultat est cohérent avec les résultats de l’étude de Habermas et Diel (2013), qui a révélé que la vivacité d’un souvenir était prédite par la qualité narrative d’un récit (c’est-à-dire la mesure dans laquelle les événements composant un souvenir étaient décrits de façon séquentielle) plutôt que par sa richesse ou sa spécificité. Il semble donc que la vivacité subjective associée à la remémoration d’un événement complexe doté d’une dynamique temporelle soit prédite par d’autres aspects que les détails visuels, par contraste avec les déterminants de la vivacité d’un objet ou d’un stimulus de laboratoire.

Dans les sections qui suivent, les mécanismes cognitifs impliqués dans l’élaboration des jugements subjectifs tels que la vivacité seront abordés.

Dans le document Adrien Folville (Page 41-49)

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