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1 L’espace vécu comme possibilité : dehors-dedans

Pour les patientes en souffrance, le temps de l’urgence ne débute pas avec l’arrivée au service des urgences mais bien en amont de cet espace. L’espace vécu modifie la temporalité. C’est loin de l’hôpital, loin de l’espace de soin que le mal naît, que le temps se fait urgence. Il a fallu parfois traverser la ville, la contourner par le périphérique, ou enchaîner les transports en commun, parfois accompagnée, souvent seule, parfois en taxi ou en ambulance, avec les pompiers. De fait, l’angoisse associée à la fatigue, au stress, dans certains cas à la douleur, fait apparaître l’arrivée dans le service comme un havre d’apaisement et de prise en charge, un port dans la tourmente. Or, suivant l’affluence des arrivées, suivant la disponibilité de l’offre de soin, et l’attente dans le couloir-salle d’attente A, ce peut être une grande désillusion, pas toujours. Quand désillusion il y a, alors s’amorcent parfois la colère, l’agressivité de certaines mais surtout des accompagnants impuissants, induisant la frustration et des efforts supplémentaires pour la souffrante : patience, négociation, apaisement....

Souvent, elles ont essayé d’éviter de se rendre aux urgences, justement pour ne pas vivre cette situation déjà connue in situ pour certaines, d’autres que par ouï-dire. Ceci est d’autant plus important, que l’espace parcouru pour parvenir jusqu’au lieu du soin, font de ce lieu le but ultime et non pas la première étape vers la prise en charge.

L’arrivée aux urgences Paule de Viguier, que cela soit par l’entrée générale, où l’accès direct au service d’urgence, pour les profanes c’est toujours grand, intimidant, source à la fois d’espoir (en une solution, une connaissance, un remède) et d’inquiétude (peur de se perdre, de n’être pas au bon endroit, d’être refoulée). Cette disposition d’esprit incite à s’épancher facilement quand je me présente avec la blouse blanche, alors même que je ne formule aucune demande d’informations sur ce qui relève du domaine médical et confidentiel. L’espace imaginé comme un port durant la tempête, se dévoile froid et fermé, inhospitalier dans la douleur et l’angoisse.

Le couloir-salle d’attente A, propose une rangée de sièges fort peu adaptés aux douleurs pelviennes et aux contractions, faisant face à la double porte opaque du service. Porte opaque et automatique s’ouvrant et se fermant au rythme de toutes les allées révélant souvent un accueil dépourvu des aides-soignantes appelées à une autre tâche. Couloir d’attente qu’une jeune patiente exaspérée de patienter avec son tout-petit, qualifie cyniquement de « couloir de la mort »276.

Une caméra surveille cet espace, mais ni les patientes ni moi-même n’en prenons conscience. Par la suite, je pourrai les rassurer sur le sentiment d’insécurité généré par un espace vide de présence humaine référente et palpable. Savoir que l’on est vu est primordial.

Le regard de la blouse blanche est cherché, son sourire attendu. L’exaspération devient palpable quand une blouse apparaît pour disparaître aussitôt sans un regard, happée par la porte ou quittant au pas de charge le service (quand l’allure est posée, on sait que le soignant n’est plus de service, on ne l’arrête pas).

Dans ce couloir, se déroule la première sélection. Les patientes doivent prendre un ticket pour faciliter l’ordre de passage277, soit « grossesse de plus de quatre mois », soit « autre ». Le problème pour les patientes c’est qu’il n’est pas stipulé : douleur278 ou indolore, perte sanguine irrépressible et intarissable, nausées...Alors parfois la peur de s’évanouir devant des inconnus, d’avoir ses vêtements souillés de sang et d’être à la vue de tous empêche de se lever, d’aller boire(elles ne savent pas qu’il faut éviter de boire et manger), d’aller téléphoner (car selon les opérateurs téléphoniques, toutes les communications ne sont pas possibles)279...Cet espace n’est pas vécu comme un dedans des urgences, mais comme un

encore dehors . Lire les numéros appelés qui s’affichent au mur au-dessus des têtes des

patientes est laborieux pour qui ne peut se lever, et si l’accueil est protégé pour ne pas être exposé au regard des patientes, il en devient mystérieux et source d’anxiété.

276 Lundi 4 février, Mme E.

277 Dispositif qui simplifie le tri en procurant un sentiment ambiguë : d’un côté sécurité et routine de l’organisation administrative, commerciale (« comme à la CAF » diront certaines ou « au supermarché » diront d’autres) de l’autre anonymat et abandon (« le »autre »peut être grave! » , « être laissée, posée là » « impression d’être un numéro » « on a mal en silence »)

278 Quand je posais la question de savoir si elles souffraient, les patientes ne se plaignaient vraiment que pour des douleurs qu’elles évaluaient à 7 et au-delà sur une échelle de 10, pour une douleur évaluée à 2ou 3, elles ne me le précisaient pas sauf demande de ma part.

279 Tout cela est le vécu personnes rencontrées et ce qu’elles m’ont formulé.

N’ayant aucun moyen de se divertir280 de sa douleur physique, ou de son angoisse

(peur de perdre le fœtus, attente de résultats) car il n’y a nul endroit où fixer son regard (absence de magazines, de télévision, les téléphones portables pallient pour le plus grand nombre mais pas pour toutes), l’esprit échafaude bien des théories, et le corps l’exprime. Nombreuses ont été celles qui ont accueilli nos discussions avec soulagement : la parole se faisant thérapeutique, l’espace devenait plus hospitalier281, et le temps moins long.

Enfin arrivait le moment où, l’affichage automatique appelait leur numéro, et permettait la première étape : donner son nom. Sortie de l’anonymat, acte de reconnaissance. Le soulagement est palpable, le corps se redresse sur la chaise avancée, la parole se fait plus sure. Une fois le dossier constitué, la patiente est admise dans le service à aller attendre dans la salle d’attente B, quand le service est complet c’est le retour dans la salle d’attente- couloir. Cette distance du lieu d’attente au lieu de soin, n’est pas vécue simplement quand il y a retour en salle A : impression de sortir de nouveau, de n’avoir pu accéder au dedans. Rester dehors de l’espace quasi « sacré ». Elles craignent d’être oubliées surtout quand l’attente s’étire bien au-delà de deux heures.

Changer de salle d’attente procure un premier soulagement, celui de s’approcher enfin de la solution, du « saint lieu ». Être dedans. Pourtant quand l’attente s’allonge, ce lieu perd sa sacralité et son apparence rassurante car les communications téléphoniques passent mal ici aussi, il n’y a aucun distributeur de boisson ou de nourriture proches282 et la peur de « passer son tour » en a privé plus d’une de s’hydrater ou de s’alimenter.

La télévision y comble un certain vide mais ne peut distraire des douleurs les plus vives ou les plus profondes (parfois même amplifie le sentiment de l’absurde) puisque se côtoient dans cet espace unique comme je l’ai vécu avec elles, celle dont la grossesse est à terme annonçant l’enfant à naître et celle dont la grossesse vient brutalement de s’achever dans le diagnostic donné. D’une patiente à l’autre, c’est tout un univers qu’il m’est donné de rencontrer, aucune n’est réductible à un cas. Ce sont des histoires, des moments de vie qui me sont livrés.

280 Au sens philosophique il s’entend : l’impossibilité de diriger sa pensée ailleurs que vers sa propre finitude. Pascal, Les Pensées

281 Sur cet aspect, le témoignage de Mme S.T en rend compte, ci-joint en annexe

282Passer la journée entière pour certaines patientes, comme j’ai pu l’observer, sans quitter cette salle, est éprouvant. Si l’absence de nourriture et de boisson se justifie par le risque d’intervention, les patientes l’ignorent.

Trouver la juste distance pour écouter, se taire beaucoup, chercher la parole juste et minimale, accueillir ce qui m’est donné à entendre : voilà quel fut mon rôle souvent après la consultation.