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PARTIE 1 : LA CONSTRUCTION D’UN LIEN ENTRE « BONHEUR » ET « TRAVAIL » EN

B. L E C HIEF H APPINESS O FFICER OU LES APORIES DE L ’ INJONCTION AU BONHEUR AU

B.1. L’ ENTREPRISE ET LA NOTION DE BONHEUR AU TRAVAIL : DES FREINS IDEOLOGIQUES

La première critique à l’encontre du poste de Chief Happiness Officer réside simplement dans la conception même du bonheur puisque nous l’avons vu dans notre première partie, le bonheur est une notion abstraite et subjective, l’art d’être heureux ne peut pas être universel et ne peut pas non plus être commandé par quelqu’un… et encore moins par une entreprise.

a) La notion de bonheur au travail construite sur une conception utilitariste qui sert l’entreprise

L’une des critiques récurrentes à propos du Chief Happiness Officer serait que l’entreprise s’intéresserait à l’épanouissement de ses salariés dans le principal but de les rendre plus productifs : l’objectif serait alors la performance et le bonheur des salariés deviendrait juste un outil de la performance.

Effectivement, l’émergence de la fonction de Chief Happiness Officer dans nos entreprises françaises nous invite à croire que les dirigeants cherchent à faire le bonheur de leurs salariés sur leur lieu de travail. Aussi nous nous sommes interrogés de savoir si l’entreprise devait être nécessairement le lieu où l’on fabrique du bonheur. L’entreprise a pour vocation de créer de la valeur mais on peut aussi dire qu’elle n’a pas celle de créer de la valeur en faisant le malheur de ses salariés. Nous trouvons pertinent de nous appuyer ici sur les propos de Philippe Gabilliet, professeur de philosophie et de management à l’ESCP Europe122. Il exprime un avis très négatif sur cette nouvelle fonction de CHO dont la démarche s’apparente selon lui à une « escroquerie intellectuelle »… avis qui se rapproche également de celui de la philosophe Julia de Funès. En effet, on ne peut pas attendre de l’entreprise qu’elle rende les gens heureux : nous ne reviendrons pas sur le fait que le bonheur relève davantage de la sphère privée, familiale et s’élabore au cours d’activités de loisirs, de détente, d’échanges et de partage entre amis… Selon Philippe Gabiliet, ce que l’entreprise se doit de proposer à ses salariés ce sont des conditions de travail favorisant le

121 Christian Baudelot. « Travailler pour être heureux ? » Paris : Ed. Fayard, 2003 et Maurice Thévenet. « Le bonheur est dans l’équipe ». Paris : Ed. Eyrolles, 2008

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Interview Philippe Gabilliet. URL : https://www.frenchweb.fr/philippe-gabilliet-escp-le-chief-happiness-officer-est-une- escroquerie-intellectuelle/ 10/12/2018

bien-être de chacun, des missions qui aient du sens et qui donnent envie de donner le meilleur de soi-même. On en revient au « bien-être ». En effet, le meilleur Chief Happiness Officer ne pourra jamais faire oublier les heures passées dans les transports, ni que les emplois d’aujourd’hui ne sont plus à vie, ni moins que le monde du travail n’est pas un monde fondamentalement bienveillant. Expert reconnu de l’optimisme, cet enseignant souligne aussi la trop grande confusion entre les thématiques autour de l’optimisme, l’optimisation des ressources et la thématique du bien-être, du bonheur dans l’entreprise. En outre, il apporte l’idée intéressante que l’entreprise devrait parler d’optimisme et non de bonheur au travail, elle se doit en effet d’encourager l’optimisme qui permet de déceler les opportunités et d’aller de l’avant, sans pour autant chercher à étouffer le pessimisme qui est l’autre côté de la même médaille et qui permet de rester sur ses gardes, de se prémunir des risques et de trouver des alternatives. Pour lui, l’optimisme ne s’oppose pas au pessimisme : énergie renouvelable, l’optimisme augmente au fur et à mesure qu’on la partage. Pour cela, l’entreprise doit montrer à travers ses actes, son management, ses réunions qu’elle est inspiratrice d’optimisme, elle doit montrer où sont ses forces et le dirigeant doit incarner lui-même l’optimisme.

Dans la même perspective, l’« envie » serait pour Olivier Bas, Vice-Président d’Havas Paris, l’antidote au pessimisme, au défaitisme et au repli sur soi. Pour lui, cela passe par un autre management qui garde à l’esprit que les salariés aiment que l’on fasse appel à leur amour du métier, à leur attachement à l’entreprise.

Si l’on s’interroge sur l’authenticité des bonnes intentions de l’entreprise, une autre crainte plus profonde apparaît dans cette détermination de rendre les salariés heureux : celle abordant la question de la confiance et de la responsabilisation des salariés. Dans un système managérial vertical où le contrôle règne, de quelle manière pouvons-nous proposer aux salariés des services de type yoga, massages… ?

b) Derrière le Chief Happiness Officer, apparait le revers de la médaille : les dangers de l’injonction au bonheur au travail

Dans leur ouvrage « Happycratie »123, les auteurs définissent le terme d’happycratie comme étant le pouvoir par l’injonction au bonheur : l’entreprise promet le bonheur et les sentiments positifs au salarié en cherchant à s’assurer sa loyauté et faire face à un éventuel désengagement. Mais le bonheur n’est-il pas une aspiration ? En effet, le bonheur n’est pas un droit ni même un devoir.

123 Edgar Cabanas, Eva Illouz. Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies. Paris : Ed. Premier Parallèle, 2018, p. 28

Aidée par la psychologie positive dont nous avons parlé plus haut, la doctrine d’intérêt général dans laquelle s’est inscrite la France à la révolution française (nous l’avons vu dans notre première partie) semble faire place à une vision utilitariste du bonheur axée sur l’individu et son propre bonheur. Et les ouvrages sur le développement personnel et la pensée positive, les conseils d’épanouissement et d’aide à soi-même le montrent : si autrefois, le bonheur était la conséquence de moment heureux ou de situations agréables de vie, maintenant la tendance serait de dire aux gens « soyez positif, croyez en vous et en votre potentiel et la vie vous récompensera »… sinon, vous échouerez ! Ainsi, l’injonction au bonheur sous-entend que nous sommes tous en capacité d’être heureux si nous savons être positif. L’individu devient plus fort que son environnement, lui seul est en mesure de changer ses conditions de vie. Pour la sociologue Eva Illouz dans un entretien issu du Journal Le

Monde cette idéologie a pour effet de « délégitimer les sentiments négatifs comme la colère ou

l’envie… les sentiments négatifs deviennent alors honteux »124.

Cela signifie que nous devons contourner tout ce qui nous empêche d’être heureux et si nous n’y parvenons pas, c’est que nous collaborons à notre propre malheur. Le salarié positif devient responsable de son destin, ne se perçoit donc pas comme une victime et… ne tient alors jamais les autres pour responsables. Ainsi, si tout est fait pour que l’univers de travail des salariés soit un lieu de bonheur, pourquoi s’arrogeraient-ils le droit de souhaiter une quelconque amélioration ? Sauf à considérer qu’ils font preuve d’une incroyable mauvaise volonté voire une forme d’ingratitude… : Carl Cederström et André Spicer parlent dans leur livre Le syndrome du bien-être « d’idéologie dont la conséquence est l’uniformisation des conduites et l’annihilation de tout esprit critique »125.

Pourtant, les difficultés, les conflits ou les découragements font partie de la réalité de la vie des entreprises. Ils permettent aux salariés de rentrer dans une démarche d’amélioration. Outre la dénonciation de cette injonction au bonheur, nous nous interrogeons de savoir l’intégration d’un Chief Happiness Officer dans l’entreprise ne cache pas un dérèglement de management qui aurait du mal à assumer certaines des difficultés qui relèvent de sa responsabilité.

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