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L’empire en interaction : rencontres dans les colonies britanniques

Chapitre 1. Où sont les Philippines ? De l’espace pictural à l’espace colonial

1.2 OÙ EST L'INTERLOCUTEUR POLITIQUE ?

1.2.2 L’empire en interaction : rencontres dans les colonies britanniques

Nous cherchons ainsi à comprendre une attitude d’une métropole envers son système impérial qui soit lisible dans la scène montrée par Goya. Basée sur une pensée mercantiliste, ce qu’Osterhammel (2005 : 48) appelle le « merchant capitalism of Western Europe », la Compagnie des Philippines naît également sous protection royale. Ces deux aspects constituent de facto une contradiction par rapport à la volonté originelle de créer cette compagnie pour rompre un monopole et dynamiser une liberté de marché, puisqu’elle s’institue comme une compagnie à monopole. Les déboires de la Compagnie des Philippines et les raisons de son échec postérieur sont connues et expliquées par les historiens. Mais pouvons-nous enrichir leur analyse de faits historiques en démontrant comment La Junte des Philippines rend apparents certains aspects du fonctionnement de la compagnie et son rapport à la métropole ? La Junte expose un pouvoir colonial en contradiction, aux prises avec une fixité opposée aux territoires auxquels elle renvoie. Ce profond statisme émanant de l’essence même de la compagnie est entièrement assumé par le tableau de Goya, non pas tant dans l’ambiance lourde qui y pèse, mais dans le choix même de la scène. Nous proposons une comparaison avec les œuvres anglaises de la même période pour révéler la particularité de l’œuvre de Goya.

En Angleterre, le même rapport étroit entre le commerce et la politique caractérise les compagnies, notamment la East India Company. Mais les représentants de la compagnie s’occupent surtout de politique dans les territoires en voie d’appropriation et d’exploitation. Une conscience des relations à maintenir et de l’adaptation à la culture locale dans les territoires est clairement exposée dans la peinture du début du XIXe siècle43. Cette tendance dans la politique coloniale se lit dans l’œuvre pratiquement contemporaine à celle de Goya, Sir Harford Jones at the court of Fath ‘Ali, the Shah of Persia (1809-1810) de Robert Smirke (Figure 21). Celle toile présente le « trader » Sir Harford Jones, à la fois commerçant et diplomate, en mission de rapprochement à la cour perse. L’aspect formel et journalistique de l’œuvre anglaise s’inspire probablement d’une tradition déjà établie en Angleterre de représentation d’événements diplomatiques avec

43 Voir notamment Beth Fowkes Tobin (1999) pour ce qu’elle appelle des « acts of cultural accomodation »

Figure 21. Robert Smirke. Sir Harford Jones at the court of Fath ‘Ali, the Shah of Persia. 1809-

1810. Huile sur toile. 96,5 x 149,8 cm. Collection privée.

Figure 22. Thomas Daniell, Sir Charles Warre Malet, Concluding a Treaty in 1790 in Durbar

with the Peshwa of the Maratha Empire, huile sur toile, 1805, Tate Britain, Londres.

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les pouvoirs extérieurs (Baker 2011 : 667). L’autonomie de ce pouvoir local est mise en emphase par la figure du shah nettement découpée et stratégiquement placée en frontalité avec le spectateur, provoquant un sentiment de déférence envers le personnage perse. L’œuvre témoigne d’une implication du pouvoir colonial anglais envers les territoires dont le contrôle ou l’appui est visé, implication qui est au cœur du développement du modèle colonial anglais de cette période. Mais cette lecture graphique d’une interaction stratégique entre les représentants anglais (politiques mais nécessairement commerciaux) et le pouvoir local dans le pays étranger peut encore se complexifier.

La composition de l’œuvre de l’artiste Thomas Daniell Sir Charles Warre Malet, Concluding a Treaty in 1790 in Durbar with the Peshwa of the Maratha Empire (1805) (Figure 22) est bien différente de celle de La Junte. Ces deux œuvres réalisées avec seulement dix années d’intervalle exposent toutes deux en termes graphiques l’union d’un pouvoir politique avec un pouvoir commercial. Dans La Junte, le roi voisine avec le représentant des actionnaires ; dans le tableau de Thomas Daniell, le représentant de la East India Company anglaise se charge de régler les conflits des pouvoirs locaux en s’arrogeant une partie du pouvoir et donc, à travers l’action politique, établit petit à petit la mainmise commerciale de l’Angleterre sur l’Inde. L’œuvre de Daniell propose à première vue une vision dynamique du pouvoir colonial anglais, en interaction dans les territoires, qui contraste fortement avec l’autoréférentialité qui caractérise La Junte. Incarnée par ce point de vue frontal uniquement dynamisé dans ses extrémités gauche et droite (exclu et lumière), l’inertie de La Junte pèse tant dans la structure de la pièce que dans la non-interaction entre les acteurs principaux : l’œuvre prend les attributs mêmes de l’organisation politique et commerciale fortement centralisée du pouvoir colonial. Cet effet stagnant de l’œuvre dévoile la construction d’une image dédiée à un point de vue entièrement tourné vers la capitale espagnole. Mais l’on aurait tort de croire que l’œuvre de Daniell est si éloignée de celle de Goya. Comme le montre Douglas Fordham (2008), l’œuvre de Daniell s’attèle à répondre à une rhétorique de l’image dictée par la East India Company mais aussi par le public londonien. L’artiste doit ainsi pouvoir rendre l’importance du geste diplomatique et le cadre dans lequel il a été mené, tout en usant d’un langage accessible au public de la métropole, respectueux des codes visuels européens. Ainsi, l’image de Daniell, bien qu’elle prenne place aux colonies et oppose à

La Junte une attitude d’interaction, est tout autant construite pour tenir un discours colonial au sein de la métropole britannique.