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Chapitre 2. Les actionnaires de la Compagnie Royale des Philippines

2.1 QUE FONT-ILS, CES ACTIONNAIRES ?

Un faciès simiesque, un visage blanc d’agonisant, des tignasses, des hommes chauves, un profil d’oiseau de proie, un regard doux adressé directement au spectateur, des yeux écarquillés, des ventres débordants vers l’allée, des mains jointes, des airs de déférence, des chapeaux posés entre leurs pieds à l’endroit, à l’envers, des bottes de cuir à deux tons, des individus, des anonymes, une masse.

Comment entre-t-on dans le tableau ? D’abord de loin, au détour d’une salle du musée, l’Assemblée se jette, s’impose du fond de l’enfilade de salles. De loin, la scène semble vraie, quoique perdue dans l’indéfinition créée par la distance. La Junte appelle le spectateur à venir vérifier, à observer par lui-même, confirmer qu’il s’agit là d’une scène d’un autre temps. Au fur et à mesure que le spectateur se rapproche, la touche se recompose plus nettement, la scène est mieux comprise dans sa nouveauté sémantique. Puis, se mesurant à la scène qui lui est offerte, le spectateur y enfonce son regard. Pas assez monumentale pour obtenir une clarté de détails qui contente l’œil curieux ; suffisamment ouverte (il semble presque que ce soit un hasard) pour s’imprégner pleinement d’une ambiance sourde. Lors d’une conférence sur Goya, la professeure Jesusa Vega disait de l’autoportrait de Goya au chapeau orné de chandelle que le papier et le crayon posés sur la table ne servaient pas uniquement à affirmer la position d’homme de culture de l’artiste. Goya visualisait sa surdité par ces deux éléments, affirmait-elle. L’ambiance calfeutrée de La Junte nous introduit-elle de façon complémentaire dans l’univers de l’action étouffée qui entoure Goya ? Si l’on pense que l’artiste a pu assister à ce genre de rencontre, que pouvait-il effectivement en tirer d’autre que l’attention exacerbée aux postures d’une assemblée qui pour lui était muette ? Pas de transposition dans les normes de la peinture d’histoire. Bien sûr elles y sont ces normes, elles codifient en sous-main, elles donnent un cadre qui est décapé jusqu’à l’anonymat gris des murs par endroits sans plafond. Une peinture estropiée de son référent.

La toile a certes souffert d’une transposition en 1895, c'est-à-dire d’une substitution de la toile d’origine par une nouvelle, au lieu du rentoilage (application d’une nouvelle toile qui vient doubler l’ancienne) prévu initialement (Auger-Feige et coll. 2006). Il est certain que les murs auraient un aspect moins sordide sans les lacunes dans les couches superficielles de pigment, qui les font ressembler à ces « floraisons lépreuses des vieux murs » dont parle Rimbaud46.

Deux rangées, elles-mêmes divisées en rangs plus ou moins ordonnés, occupent le premier plan. À droite, Goya use d’un procédé commun pour faire pénétrer le spectateur dans le tableau : celui de l’homme de dos47, qui partage presque la même vision que le spectateur. Toutefois, on commence plus volontiers à regarder la rangée de gauche, peut- être parce que la lumière l’éclaire et nous conduit naturellement à vouloir la scruter (Figure 24).

Devant le tableau imposant mais tout de même distant, le spectateur s’accroche au premier personnage en bordure d’image à droite. La délicatesse du visage aux yeux clos et la tignasse encore jaune sont des signes de jeunesse qui démentent pourtant la vieillesse de la position du corps. L’homme est courbé et s’appuie sur un bâton dont le bois paraît à peine taillé, l’autre main soutenant le chapeau. Tendant son corps vers le spectateur, il semble être le premier guide à permettre l’entrée du spectateur dans le groupe des actionnaires. Son voisin conduit du regard le spectateur à aller plus avant, à poursuivre son inquisition des faciès nébuleux et pourtant extrêmement présents. Le tableau aurait-il été conçu seulement pour être vu de loin ? C’est ce qui vient à l’esprit lorsque l’on s’attarde à regarder le deuxième personnage vêtu d’une longue veste rougeâtre, dont la position de trois quarts rend ses traits non reconnaissables. Le spectateur ne voit pas avec clarté chacun des personnages ; ils font plutôt partie d’un groupe disparate et pourtant homogène dans leur attitude d’ensemble.

46 Voir le poème « Les Assis » des Poésies 1870-1871.

Figure 25. Détail de La Junte des Philippines. Photographie de Raphaelle

Occhietti.

Comme un papillon, le regard scrutateur du spectateur voltige alors d’individus en individus, de petits groupes en petits groupes, dans une montée en tension vers la table des dirigeants. Un personnage regarde en l’air, les deux autres, hagards, contemplent le vide. Penchés les uns vers les autres sans souci d’alignement conventionnel, ils se parlent. Ils semblent se faire des confidences et leurs murmures indisciplinés, le froissement de leurs vêtements, les raclements de gorge se répandent jusque dans la salle du Musée Goya. Mais il n’y a là rien de caricatural, ou même de cruel dans ce regard que porte Goya sur l’assemblée d’actionnaires. Au contraire, le regard est profondément humain.

Le groupe de droite présente peut-être le plus de personnages qui par leur posture donnent une ambiance de décadence à la scène générale (Figure 25). Par une dislocation du cou, renversant la tête vers l’avant, le côté ou l’arrière, ces hommes ont une attitude exprimant une lassitude mêlée de tourment. L’artiste anticipe de cinq années une position que lui-même adoptera dans le tableau Goya soigné par le docteur Arrieta48 (1820) (Figure 26). Chez les personnages de La Junte, le balancement de la tête s’accompagne d’un geste de la main à l’intérieur de la veste, posée sous le cœur, qui accentue l’effet de râlement que perçoit le spectateur.

La structure de l’œuvre favorise une impression de déférence envers la figure du roi, au-delà des lignes de perspectives données par le sol et de l’axe vertical accentué par le lustre qui convergent vers le roi. En effet, une schématisation linéaire de l’œuvre (Figure 27) révèle que l’alignement des têtes des actionnaires de la première rangée mène directement à la figure du roi. Dans quelle mesure l’œuvre assume-t-elle l’hommage fait au roi par les actionnaires ?

48 Le deuxième personnage du groupe à droite dans La Junte ressemble d’ailleurs étrangement à Arrietta.

Figure 25. Détail de La Junte des Philippines.

Photographie de Raphaelle Occhietti.

Figure 27. Éléments principaux de La Junte des Philippines. Réalisé par

William Sanger.

Figure 26. Francisco Goya.

Autoportrait avec le docteur Arrieta. 1820. Huile sur toile. 117 x 79 cm. Art Institute, Minneapolis.