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Dès le début du mois de novembre 1994, les distributeurs engagent les premières offensives : les comédiens doivent se remettre au travail ou bien le doublage sera délocalisé à l’étranger201. Cet ultimatum est annoncé dans les journaux télévisés dès le 10 novembre 1994. On y apprend que les chaînes de télévision sont prêtes à faire doubler leurs programmes en Belgique ou même au Québec « quand leur stock sera épuisé, si le conflit se prolonge202 ».

La menace est réelle, au moins en ce qui concerne la Belgique car la délocalisation du doublage dans un pays européen est, du point de vue législatif, autorisée à l’exception des films américains qui doivent être doublés en France (sauf s’il s’agit d’une coproduction avec un pays européen). C’est pourquoi Le Syndicat Français des Artistes-Interprètes, lorsqu’il reçoit le soutien du Syndicat des Acteurs de Belgique (lettre du 22 octobre 1994), répond que la

200 François Parrot dans Annick Peigne-Guily « En principe, la réglementation protège les doubleurs », Libération, 14 décembre 1994 ; disponible sur : https://next.liberation.fr/culture/1994/12/14/en-principe-la-reglementation- protege-les-comediens-doubleurs_117422 (dernière consultation le 24 avril 2020).

201 Ange-Dominique Bouzet, « Doublage : la grève continue, les retards s’accumulent et le cinéma s’inquiète », art. cit., p. 39.

67 meilleure manière de les aider, est de refuser les propositions de doublage provenant des sociétés de post-synchronisation françaises. Cette menace est mise à exécution par TriStar Pictures, qui, ayant déjà commencé la réalisation du doublage de Frankenstein de Kenneth Branagh (Mary Shelley’s Frankenstein,1995), décide de délocaliser le doublage afin de pouvoir le terminer directement en Belgique. Rappelons également qu’il existe des quotas de diffusion de doublage québécois à la télévision, dont le nombre faillit de nouveau augmenter en 1987. Ainsi, les chaînes de télévision s’appuient sur un ultimatum encore récent dans l’esprit des comédiens. Les utilisateurs menacent également de faire appel aux comédiens présents sur le reste du territoire français : « Nous avons donc décidé de maintenir notre activité par tous les moyens possibles, notamment avec les comédiens – ils sont plus de 4 000 en France - prêts à travailler203 ». Les sociétés de doublage recrutent dès lors de nouveaux comédiens provenant

des conservatoires ou des écoles d’art dramatique françaises204. Certains journalistes sont

également recrutés afin de faire la voix off de différents reportages. La menace est mise à exécution et cette recherche de nouveaux comédiens va se révéler très prolifique pour les comédiens belges. Plusieurs comédiens sont aussi recrutés en France par les sociétés françaises encore en activité tandis que divers diffuseurs tentent également de réaliser directement leurs doublages en Belgique. Cette stratégie fait prendre conscience aux diffuseurs qu’il est moins coûteux de faire doubler en Belgique, et le doublage belge se développe ainsi, y compris après la grève. Certaines sociétés de doublage réussissent ainsi à reprendre leurs activités début novembre. C’est le cas, par exemple, de la société Sonodi dirigée par Michel Gast205. Cependant, la très grande majorité des sociétés de doublage se plaignent « d’être prises en otage206 » et, pour certaines, d’être acculées à la faillite par une action « qui met en péril des milliers d’emplois207 ». Les utilisateursdénoncent bien évidemment cette menace : « Si la grève

se poursuit durant plusieurs semaines, les licenciements et dépôts de bilan ne vont pas se faire attendre208 » ; « la grève immobilise depuis trois semaines toutes les activités, mettant en péril un nombre d’emplois : techniciens, dialoguistes, personnel administratif et de gestion, studio d’enregistrement et de mixage, laboratoire209 ».

203 Sophie Dacbert, « Les comédiens de doublage réclament 200 MF », art. cit., p. 4.

204 Michel Guerrin, « Les comédiens du doublage suspendent leur mouvement de grève », Le Monde, 5 janvier 1995 ; disponible sur : https://www.lemonde.fr/archives/article/1995/01/04/les-comediens-du-doublage- suspendent-leur-mouvement-de-greve_3838267_1819218.html (dernière consultation le 5 novembre 2019). 205 Sophie Dacbert, « Les comédiens de doublage réclament 200 MF », art. cit., p. 4.

206 Ange-Dominique Bouzet, « Doublage : la grève continue, les retards s’accumulent et le cinéma s’inquiète », art. cit., p. 39.

207 Id.

208 Jacques Orth dans Sophie Dacbert, « Les comédiens de doublage sont en grève », art. cit., p. 4. 209 Sophie Dacbert, « Les comédiens de doublage réclament 200 MF », art. cit., p. 4.

68 Face à l’arrêt quasi total de l’industrie du doublage, les distributeurs optent pour des stratégies très différentes d’une société à l’autre. Miramax Films par exemple, décide de se passer d’une version doublée et de se limiter à une sortie en VOST pour le film Coups de feu sur Broadway (Bullets Over Broadway, Woody Allen, 1995). Pourtant en France en 1994, 90 % des salles projettent leurs films en version doublées210. Le distributeur estime que le public visé par les films du cinéaste new-yorkais est potentiellement favorable à la VOST et qu’il doit être plus avantageux de sortir le film seulement en VOST qu’en différer la sortie. Miramax Films annonce dès le 10 novembre (relayé dans le Journal de 13H de France 2 le jour même) avoir pris la décision de diffuser le dernier Woody Allen exclusivement en VOST. Le distributeur réalisera tout de même une version doublée pour la sortie de Coups de feu sur Broadway en une dizaine de jours après la grève.

Mais la stratégie des distributeurs est grandement freinée par l’attachement du public à certaines voix françaises, rendant la délocalisation quasiment impossible pour certains programmes. Les distributeurs n’ont que rarement osé changer les voix officielles des personnages récurrents de séries télévisées ou de films, surtout en cette période où « le règne des séries au héros récurrent devient incontesté211 ». L’attachement du public pour le doublage français rend la délocalisation

difficile à mettre en place. Pour les comédiens de doublage, les attentes du public constituent un garde-fou, une garantie non négligeable. En témoigne la question posé par Maxime Bomier lors d’un entretien réalisé avec Daniel Gall pour l’ouvrage Rencontres autour du doublage des

films et des séries télé :

Comme la majorité des spectateurs veut des versions françaises au cinéma et à la télévision, il y a au moins cette sorte d’assise, de sécurité. Peut-être les spectateurs protesteront-ils si la qualité se dégrade et cela fera évoluer les choses212 ?

L’attachement du public envers certaines voix constitue une sécurité pour les comédiens de doublage. Certaines voix sont d’ailleurs très médiatisées. C’est le cas, par exemple de Serge Sauvion, voix française de l’inspecteur Colombo, qui fut le sujet de nombreux reportages et de rencontres avec le public. Parmi ces reportages, celui de Cinéma, Cinémas est particulièrement intéressant. Cinéma Cinémas est un magazine produit par Claude Ventura, diffusé de 1982 à

210 Génération trois¸ France 3, 16 décembre 1994.

211 Monique Sauvage et Isabelle Veyrat-Masson, Histoire de la télévision française de 1935 à nos jours, op. cit., p. 238.

212 Maxime Bomier, « Entretien avec le syndicaliste Daniel Gall » dans François Justamand (dir.), Rencontres autour du doublage des films et des séries télé, op. cit., pp. 37-48, p. 48.

69 1991 sur Antenne 2. Dans un reportage consacré à Peter Falk, le réalisateur de l’épisode décide de doubler entièrement l’interview de ce dernier par sa voix française attitrée, Serge Sauvion. La mise en scène de cet épisode relate un constat sur la célébrité du personnage de Colombo : si ce dernier est connu des spectateurs, sa voix française l’est tout autant, contrairement au visage du comédien de doublage, ici mis en scène. Ce reportage est également l’occasion d’apercevoir comment peut être représenté le comédien de doublage, avec une mise en scène que nous retrouverons fréquemment par la suite : le comédien est fréquemment représenté en juxtaposition de l’acteur ou du personnage qu’il double. Le face à face, avec, d’un côté, l’acteur doublé face caméra et, de l’autre, le comédien de doublage de dos, au visage invisible, illustre adroitement la condition des comédiens de doublage. Ce dernier travaille dans l’ombre des célébrités américaines. Si sa voix peut être connue, son visage demeure inconnu des téléspectateurs.

Serge Sauvion face à Peter Falk, lors du doublage de l’interview de ce dernier, réalisé pour Cinéma, Cinémas.

Cinéma, Cinémas, Claude Ventura, 1987.