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Léger (1987), Tétu (1992) ou même Tréan (2006) affirment que toute problématisation du terme « francophonie » comporte une dimension floue. Comment comprendre qu’il n’y en ait pas, depuis l’avènement de l’ACCT39

en 1976, de définition officielle, assumée et argumentée ? Nous avons compris ci-dessus que l’absence d’explicitation voile parfois des projets hégémoniques et le choix de ne pas assumer les dimensions politiques des projets mis en œuvre. Est-ce le cas pour la francophonie ? Chaudenson reconnait en tout cas que la

« Francophonie est très loin d’avoir été acceptée facilement par tous et, en particulier, par ceux qui ont vécu, du côté des colonisés, la période des indépendances. Il demeure aujourd’hui encore, aux yeux de bon nombre d’entre eux, porteur de fâcheuses connotations colonialistes et impérialistes et les initiatives françaises dans ce domaine, en dépit de toutes les prudences, restent souvent quelque peu suspectes, même si ces suspicions ne sont que rarement formulées. » (Chaudenson, 1989 : 28).

Le choix de ne pas « affronter » cette histoire et donc de ne pas en assumer les conséquences fait dire à Provenzano (2011 : 5) que la francophonie serait « une de ces rumeurs indistinctes qui "disent quelque chose" à l’homme de la rue ». Malgré les discours

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Créée à Niamey en 1976, l’Agence de coopération culturelle et technique constitue la forme première de la Francophonie institutionnelle.

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incantatoires (Klinkenberg, 2015) de l’Organisation internationale de la Francophonie (désormais OIF) sur la nécessité de faire de la francophonie un outil de compréhension et d’enjeux mondiaux actuels, la francophonie reste un « combat du passé »40. Qu’est-ce qui explique cette impossibilité de se projeter autrement que par un rappel de son contexte colonial d’émergence ? Deux arguments peuvent être évoqués : des contradictions permanentes qui deviennent en quelque sorte l’ADN de la francophonie ; et le refus d’une prise en compte de la dimension historique dans ses projets et dans toute tentative de contextualisation.

« Le Français est francophone mais la francophonie n’est pas française ». Cette phrase de Calixte Beyala41 résume une expérience d’un cours sur la francophonie au niveau Master FLE à l’Université de Tours. Elle m’a permis de vivre les frustrations d’étudiant(e)s canadien(ne)s devant les hésitations de certaines étudiant(e)s de la France métropolitaine, de s’identifier comme francophones. Cette contradiction est permanente et éprouvée au quotidien en francophonies par des chercheurs, responsables institutionnels ou bien des non-francophones, qui ne comprennent pas que la France - pays au centre de la francophonie dans l’imaginaire de tous les francophones dans le monde, pays dont les projets impérialistes expliquent sa présence et sa domination dans des contrées lointaines et sa volonté de contrer l’influence anglo-saxonne (Baggioni, 1996b) - ne s’identifie pas toujours (sinon de manière épisodique et dans un cadre uniquement institutionnel), comme francophone.

L’autre contradiction est constituée par l’ensemble des sens qui circulent autour du mot « francophonie », sans explicitation particulière et sans qu’aucune épistémologie les assume. Faut-il comme Kilanga (2014 : 78) en prioriser le sens linguistique (« personne parlant français ») ou bien géographique (territoire où le français est « langue » héritée42 ou seconde / officielle) ? Faut-il se tourner vers le « sentiment d’appartenance » qui traduit une plus grande compréhension et « le respect des différences » (Deniau, 1995 : 18) ? Ou

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Je veux ici faire écho à Abdou Diouf (ancien Secrétaire général de la Francophonie) qui affirme dans la préface de Claire Tréan (2006 : 11) : « la Francophonie n’est pas un combat du passé, […] elle est au cœur des défis du XXIe siècle. [...] la francophonie s’implique dans tout ce qui peut contribuer à bâtir un monde plus juste : la diversité culturelle et linguistique, la solidarité contre les inégalités, la paix, la démocratie et les droits de l’homme »

41 C’est par cette phrase que commence Les Honneurs perdus, roman de Calixte Beyala publié en 1996.

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Je m’inspire d’E. Klet (2015) qui choisit la catégorie « langue héritée » en lieu et place de « langue maternelle ». J’y vois l’intérêt d’une part de rappeler l’inscription historique dans laquelle toute langue devrait désormais être considérée, la catégorie « maternelle » étant très peu pertinente dans certaines situations comme l’Afrique où la tante, l’oncle, le père ou bien les voisins du quartier peuvent avoir plus d’importance dans l’histoire linguistique de l’individu que la mère ; et d’autre part d’insister sur les enjeux des langues pour la personne ainsi mise en relief.

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bien faut-il privilégier le sens institutionnel défini par la Charte43 de la Francophonie qui repose notamment sur « le partage de la langue française et des valeurs universelles » ? Est-ce pertinent de se tourner vers une définition « spirituelle et mystique » (Kilanga, 2014 : 78) en affirmant que « la Francophonie doit être d'abord un état d'esprit » (Léger, 1987: 49) et donc courir le risque de confondre francophonie et francophilie ? Plusieurs définitions concurrentes et parfois paradoxales permettent de traduire ce phénomène. Mais est-ce suffisant pour dire avec Hazareesingh44 qu’il s’agit d’une « coquille vide » ? Provenzano (2011) résume cela par le néologisme « francodoxie », qui traduit mieux les tensions entre différents types de « francophones »45.

Les éléments susceptibles de faire sens de ces paradoxes seront divers. On peut organiser les francophonies à partir d’approches typologiques (Bal, 1977 ; Valdman, 1979 ; Manessy, 1979 ; Chaudenson, 1989 ; Klinkenberg, 2001 ou bien Wolff, 2015), ou considérer les francophonies comme des productions discursives (Galatanu et al., 2013; Klinkenberg, 2013 ou bien Arrighi et Boudreau, 2016). On peut aussi se tourner du côté de la politisation et de la professionnalisation (Erfurt, 2013 : 45), notions importantes pour « la recherche relative à la francophonie ». Mais cela n’empêche pas que la notion de francophonie « reste un concept à interroger » (Robillard et Beniamino, 1993 : 19).

La persistance de ce flou s’explique probablement par l’absence de valorisation des différentes histoires sur lesquelles reposent pourtant les francophonies au bénéfice d’une histoire prenant seulement en compte le seul point de vue institutionnel. Le projet implicite est la construction d’une entité homogène et stable. Pour atteindre cet objectif, seules les expertises qui gomment la diversité au profit d’un discours consensuel, et donc qui permettent de nourrir ce point de vue seront mises en évidence. Cela conduit à une collusion entre discours scientifiques et prises de position institutionnelles, d’autant plus que les différents travaux diffusés dans ce champ sont des productions de responsables institutionnels ou anciens responsables de la Francophonie. Peuvent notamment être cités

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Cette charte a été adoptée par le VIIe Sommet de la Francophonie (14-16 novembre 1997, Hanoi, Vietnam) et révisée par la XXIe Conférence ministérielle de la Francophonie (23 novembre 2005, Antananarivo, Madagascar)

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Dans un entretien avec Laurent Theis, « La France pense-t-elle encore ? », Le Point, 20 août 2015, pp.79-81.

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Les éléments d’identification de situations de francophonie et du francophone reposent sur deux conceptions contradictoires de l’humain : si l’homme est une construction mécanique, alors les critères linguistiques comme la compétence en français ou bien le comptage (voir les différents rapports sur le français dans le monde de l’AUF – Agence universitaire de la Francophonie – le rapport Attali, 2014) seront pertinents. Par contre, si l’on parle à partir du postulat expérientiel et historique, ce sont des repères qualitatifs (dans le sens fort) qu’il faudrait privilégier (le point de vue identitaire par exemple).

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Jean Marc Léger (premier Secrétaire général de l’ACCT), Jean Louis Roy (ancien Secrétaire général de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie de 1990 à 1998), Stelio Farandjis (Secrétaire général du Haut Conseil de la Francophonie), Michel Tétu (ancien Secrétaire général adjoint de l’AUPELF46

). Cela fait de la Francophonie (toujours avec une majuscule quand ce terme désigne l’institution) un cadre de légitimation du seul point de vue institutionnel.

Cette orientation impacte les travaux scientifiques en littérature, en sociolinguistique ou en DDdL, qui identifient certes la diversité47

comme une « force » (Wolton, 2006 : 20) ou un « atout » (Klinkenberg, 2013 : 28) pour la francophonie, mais prioritairement sous l’angle des affaires. La seule francophonie promue est une francophonie de diffusion, qui gomme toute prise en compte des points de vue de personnes qui reçoivent cette francophonie. Les francophonies sont pourtant plurielles et traduisent des points de vue variés, parmi lesquels l’identitaire, l’institutionnel, l’économique ou plus globalement l’expérientiel. Comprendre toute situation de francophonie suppose dans tous les cas une prise en compte des histoires qui l’ont construite, que cela soit revendiqué ou non. Dans le fond, la question à poser n’est pas celle de la définition de la francophonie, mais plutôt celle des modalités de construction (Violette, 2006 : 18), des projets en jeu et des enjeux qui les sous-tendent. Prendre en compte ces dimensions consiste à développer une approche plurielle des francophonies qui ne néglige pas, sans explicitation, des expériences qui aideraient pourtant à comprendre une situation francophone comme telle.