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L E DEVELOPPEMENT DURABLE DANS LES ACTES : ENJEUX INTERPRETATIFS ET POLYSEMIE

DEUXIEME PARTIE : LE DEVELOPPEMENT DURABLE, DE SON

Chapitre 2 Bouleversement cognitif, renouvellement discursif et

3. L E DEVELOPPEMENT DURABLE DANS LES ACTES : ENJEUX INTERPRETATIFS ET POLYSEMIE

Les textes fondateurs que nous avons analysés dessinent une évolution de la notion de développement durable, une rupture épistémologique profonde. Ils constituent également un enrichissement de texte en texte, des inflexions parfois aussi. Ces textes sont d’essence internationale. Une fois les contours fixés, le processus de normalisation se met en marche. La circulation des idées portées par le développement durable se précise par l’interprétation des textes, l’appropriation de ces idées a lieu à la fois par la récitation et par l’interprétation. Une première confrontation a lieu lors de la surmultiplication des discours, face à des problèmes concrets, qui mettent en application les textes, et qui réglementent un pan particulier de l’activité humaine. La plasticité et l’universalité des propos ont deux conséquences immédiates : les enjeux interprétatifs du texte sont centraux dans chacune des déclinaisons du développement durable, et la polysémie qui en résulte ouvre la voie à des espaces de plus en plus larges de discussion où s’expriment des logiques d’acteurs parfois contraires et contradictoires. Ces espaces de discussion nous intéressent, car nous postulons que c’est en leur sein que se construit un discours normatif sur le développement durable.

3. 1. Mise en œuvre : des enjeux interprétatifs aux discours polysémiques

Comment entend-on parler du développement durable aujourd’hui ? Qui en parle ? Qui prend la parole sur le développement durable, et surtout, qui est cru ?

3. 1. 1. La question de l’interprétation. Exemple de l’analyse économique

La plasticité de la définition du développement durable a des conséquences très concrètes en termes de pratiques et d’usages. L’enjeu interprétatif est important et conduit à des positions théoriques et pratiques contraires. C’est de la controverse interprétative que naît un discours consensuel, normatif. Dans le seul domaine de l’analyse économique, cet enjeu a fait l’objet d’une littérature conséquente (Godard 1994476, Zaccaï, 2002477, Vivien, 2004478).

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GODARD O, Le développement durable, paysage intellectuel, Nature, Sciences, Sociétés, 1994

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ZACCAÏ E, Le développement durable, dynamique et institution d’un projet, Bruxelles, PIE – Peter Lang, 2002

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VIVIEN F.D, Un panorama des propositions économiques en matière de soutenabilité, VertigO, vol 5, n°2, Sept 2004 ; - Jalons pour une histoire du développement durable, Mondes en développement, 2003 ;

- VIVIEN FD, AUBERTIN C, Le développement durable, enjeux économiques et sociaux, Etudes de la documentation française, La documentation française, IRD éditions, 2006

Remarquons à ce niveau que l’analyse économique préfère le terme de « soutenabilité » à celui de « durabilité » dans ses réflexions. Doit-on y voir une influence anglo-saxonne ? Au-delà, les débats qui ont cours sur l’interprétation de l’expression et de sa définition ont-ils lieu dans un espace public culturellement marqué par la pensée américaine? Le fait est que le débat est sorti des sphères onusiennes pour pénétrer l’espace public international.

Nous envisageons ces temps de débats publicisés comme processus de normalisation du paradigme. Celui-ci recouvre un champ complexe où sont envisagés à égalité l’économie, l’environnement et le social. Le fait est que les débats se sont surmultipliés dans les disciplines telles que les sciences économiques. L’entrée définitionnelle pour mettre en pratique le paradigme est alors économique, et les débats que nous envisageons ont lieu entre spécialistes économiques479.

« L’interrogation entourant l’enjeu du développement soutenable porte tant sur le contenu de la « soutenabilité » que sur celui de la notion de « développement ». »480

Selon Vivien (2004), trois ensembles de travaux existent : ceux qui émanent de la théorie économique dominante, amendée, et qui interprètent l’apport environnemental du développement durable par rapport à une base théorique classique de l’analyse économique ; ceux qui s’inspirent de la « théorie des limites », où le développement économique se poursuit à l’intérieur d’un périmètre défini par des contraintes environnementales ; ceux, enfin qui se basent sur la notion de développement et prennent en compte les expériences menées dans le Tiers Monde pour concevoir des solutions économiques. Chacune de ces solutions se propose de résoudre les problèmes posés en privilégiant une entrée (économique, sociale ou environnementale) du développement durable, puis prend ensuite en compte les deux autres. Chaque fois, il s’agit de considérer un sens particulier donné à la « soutenabilité » auquel correspondent des politiques très différentes. L’enjeu interprétatif est fondamental, qui sous-tend l’action et la mise en pratique.

Première interprétation du développement durable, première exégèse des textes : celle qui émane de l’économie standard. Celle-ci met en avant l’idée que la croissance durable est la condition nécessaire et suffisante pour accéder au développement durable. C’est le modèle de Solow481 qui constitue le corpus théorique néoclassique central répondant à la problématique du développement durable. L’idée est que la croissance durable va dans le sens du développement et de l’environnement. Il s’agit de transmettre aux générations futures une capacité de produire un bien-être économique supérieure ou égale à l’existant. Nous retrouvons dans cette interprétation le souci intergénérationnel exprimé par le rapport

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Il y a bien entendu d’autres débats, quand spécialistes de l’environnement ou de la santé proposent leur propre définition de l’application du développement durable sur un champ précis de l’activité humaine. Ce sera l’objet de notre troisième partie.

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VIVIEN F.D, op cit.

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Bruntland puis par les déclarations de Rio et de Johannesburg, nous retrouvons également une dynamique de progrès et de bien être qui donne lieu à la recherche de nombreux indicateurs pour mesurer ce concept.

« Pour atteindre cet objectif, disent les auteurs néoclassiques, il importe que, moyennant un taux d’épargne suffisamment élevé, le stock de capital à disposition de la société reste intact d’une génération à l’autre, permettant ainsi la production d’un flux constant de richesse à travers le temps. »482

La nature est alors considérée comme une forme particulière de capital, selon la conception de Hotelling (1931)483, et qui donne lieu, dans les années 90, à la notion de « capital naturel ». Les auteurs considèrent que les capitaux sont substituables entre eux, échangeables. Le capital naturel est consommé, mais remplacé pour les générations futures par une augmentation des capacités de production, de connaissance, de savoir-faire.

Cette première interprétation est nommée « soutenabilité faible » : la croissance est réaffirmée comme moteur du développement, la confiance dans le progrès est l’un des fondamentaux de cette analyse économique. Cette conception s’oppose à celle du rapport Meadows, qui est fortement critiquée (Beckerman, 1972)484.Grossman et Kruger (1993 ; 1995)485 tentent ainsi de démontrer qu’il existe un lien entre croissance et développement économique486. Ils s’inscrivent ainsi dans les idées développées par Rostow (1960)487 qui veut que le développement économique intervienne à un certain niveau de la croissance. En reprenant la grille suggérée par Thomas Kuhn, nous considérons cette position comme la réponse du paradigme dominant, qui cherche à intégrer, par la science normale et au travers du socle cognitif existant les nouvelles données et anomalies constatées et qui du même coup s’amende.

La deuxième interprétation du développement durable dans l’analyse économique est fondée sur les considérations environnementales, pour ensuite penser l’économique. Deux grands courants se dégagent : celui dont le thème central est le « capital naturel critique » et sa gestion normative, et celui de « l’écologie industrielle ». Le premier relève du courant de pensée intitulé « économie écologique » (Costanza et alii 1997)488. Cette pensée s’est développée en marge des discours dominants et postule que les phénomènes

482

VIVIEN F.D, op cit.

483 HOTELLING H., The Economics of exhaustible economics”, Journal of political Economy, 1931

484

BECKERMAN W, Economists, Scientists and environmental catastrophe, Oxford economics papers, 24, 1972 - Economic Growth and the environment: whose Growth? Whose environment?, World developpment, vol 20, 1992

485

GROSSMAN G.M., KRUEGER A.B, Environmental impacts of a North American free trade agreement, The MIT Press, 1993; - Economic growth and the environment, Quaterly Journal of economics, 2, 1995

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Leur recherche tente d’établir une corrélation entre le revenu par habitant et les mesures concernant la pollution de l’air et de l’eau. Le but est de confirmer par l’expérience une corrélation générale entre la croissance économique et les évolutions environnementales contemporaines.

487

ROSTOW W, les étapes de la croissance économique, Trad., Paris, Le Seuil, 1960 ;

- L’ultimatum de l’an 2000. Chances de survie de l’économie mondiale 1978, trad., Economica, 1981

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environnementaux sont irréductibles à la logique marchande. Issue de la réflexion sur la gestion forestière et l’épuisement des ressources, elle a pris une certaine acuité avec la reconnaissance des problèmes globaux d’environnement. L’idée est alors de proposer un modèle économique de « soutenabilité forte », qui repose sur la nécessité de maintenir, dans le temps, un stock de « capital naturel critique » (Faucheux, O’Connor, 1999)489 dont les générations futures ont besoin. Cette pensée considère le capital naturel comme complémentaire aux autres facteurs de production. C’est à l’opposé de la substitution entre capital proposée par les économies néoclassiques. Ce capital doit être géré en respectant des limites, qui contraignent l’activité économique (Passet, 1979)490.

L’écologie industrielle choisit elle aussi l’entrée par l’environnement pour atteindre le développement durable : il s’agit de mesurer les flux de matières et d’énergie, de les optimiser et de les diminuer, pour aboutir à la constitution d’un « écosystème industriel ». Cette pensée, issue des travaux de référence de Frosh et Gallopoulos (1989)491 naît dans le monde industriel. C’est dans ce cadre réflexif qu’intervient la création de normes ISO ou EMAS.

Enfin, la troisième interprétation du développement durable privilégie la question du développement et se focalise sur les questions sociales du développement durable.

« Rompant avec la vision dominante qui fait de l’avènement du développement le déroulement normal de l’histoire économique et sociale, les auteurs de ces analyses s’interrogent sur la spécificité de non-développement que connaissent certains pays et sur la possibilité d’un « autre développement ». »492

L’écodéveloppement participe de ce courant de pensée (Sachs), de même que les travaux de Martinez-Alier (2002) qui mettent l’accent sur la pauvreté, placée au cœur de la problématique de la « soutenabilité » (ainsi que le fait le Sommet de Johannesburg, 2002). Martinez-Alier montre qu’il existe un « « écologisme des pauvres » qui luttent pour une meilleure reconnaissance de leurs droits.

« Cette perspective est d’autant plus à prendre en compte que nombre de politiques environnementales mettent en tension les rapports Nord-sud, que cela soit à travers l’instauration d’un « marché des droits à polluer » dans le cas de la prévention contre le changement climatique ou d’un commerce international de gènes dans le cadre de la lutte contre l’érosion de la biodiversité. »493

489

FAUCHEUX S, O’CONNOR M, Un concept controversé : le capital naturel, cahier du C3ED, Université de Versailles, n°99, 1999

490

PASSET R, L’économique et le vivant, Paris, Payot, 1979,

- Que l’économie serve la biosphère, Le Monde diplomatique, août, 1989 ;

- Néolibéralisme ou développement durable, il faut choisir, in Développement durable- une perspective pour le XXIe siècle, sous la dir. de MARECHAL JP et QUENAULT Béatrice, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2005

491

FROSCH R, GALLOPOULOS N, des stratégies industrielles viables, Pour la science, 145, 1989 ; FROSCH R, L’écologie industrielle du XXIe siècle, Pour la Science, 217, 1995

492

VIVIEN F.D, op cit.

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Plus radicale encore, la pensée de la décroissance, rattachée à l’œuvre de Georgescu-Roegen (1971, 1995)494, de Grinevald (1974)495. Latouche (2003)496 proposera une « décroissance conviviale », Illich (1973)497 une « austérité joyeuse ». Il s’agit en fait d’autolimitation des besoins et d’élaboration d’une « norme du suffisant ».

Ce rapide tour d’horizon concernant la seule analyse économique nous permet d’envisager les conséquences directes de la plasticité du développement durable. Selon le pilier privilégié pour asseoir l’analyse, l’interprétation est différente, et propose au final des solutions qui peuvent être contraires. Pourtant, toutes ces initiatives font partie de la mise en œuvre du même mouvement. Toutes placent le souci intergénérationnel au centre de leurs préoccupations. Toutes aussi veillent à atteindre les objectifs du développement durable sur les trois champs. La définition du développement durable est donc particulièrement plastique. Cette plasticité, conjuguée à l’universalité que nous avons relevée engendre une polysémie de discours dont nous tentons de réaliser un rapide tour d’horizon, afin de prendre la mesure de la complexité, mais également l’étendue de la mise en œuvre du développement durable, dont les contours ont été dessinés par les textes fondateurs. En effet, devant un tel panorama discursif, d’autres éléments prennent alors une importance fondamentale dans la construction d’un processus de normalisation.

3. 1. 2. De l’universalité à la polysémie : exemples de discours tenus sur le développement durable

Qui parle du développement durable ? Comment s’approprie-t-on le sujet, quels thèmes sont évoqués autour du développement durable ? La plasticité de la définition du développement durable conduit à d’innombrables débats interprétatifs. L’universalité des thèmes évoqués engendre un autre phénomène discursif : la polysémie des discours sur le développement durable. Cette polysémie tient au fait de la multiplicité des émetteurs, elle tient également à l’ampleur définitionnelle du développement durable, qui bouleverse un champ cognitif à la fois culturel, scientifique et social. Nous souhaitons ici donner la mesure des discours tenus sur le développement durable. Notre propos étant vaste, nous avons décidé de prendre un livre et les médias à témoin : les citations que nous mentionnons ici ont valeur d’exemple de ce qui a pu s’écrire dans un ouvrage paru fin 2002 : « Les nouveaux utopistes du

développement durable » et dans les colonnes du Monde en 2003 et 2004. D’autres

ouvrages sont depuis parus sur le sujet, faisant appel à de nombreux experts de différentes

494 GEORGESCU-ROEGEN N., The entropy Law and economic process, Cambridge, Harvard University Press, 1971; - La décroissance, trad, Sang de la Terre, 1995

495

GRINEVALD J, L’économie de la décroissance, 1974, rééd L’écologiste, 3, 2, 2002

496

LATOUCHE Serge, A bas le développement durable! Vive la décroissance conviviale ! , Objectif décroissance, Parangon, 2003

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