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L A CONCURRENCE RÉGLEMENTAIRE DANS LE DOMAINE DU DROIT DES SOCIÉTÉS

4- LA CONCURRENCE RÉGLEMENTAIRE

4.2 L A CONCURRENCE RÉGLEMENTAIRE DANS LE DOMAINE DU DROIT DES SOCIÉTÉS

Aux États-Unis, la concurrence réglementaire est de mise dans le domaine des relations entre les dirigeants et les actionnaires, qui relèvent de la juridiction des États. Par ailleurs, le statut qui prévaut dans la juridiction d’incorporation régit l’ensemble de l’entreprise, quel que soit son lieu d’opérations et les sociétés choisissent librement leur État d’incorporation. Une situation identique existe d’ailleurs depuis peu en Europe, où les sociétés peuvent choisir leur pays de résidence. Cette concurrence a provoqué d’importantes différences entre les capacités des États américains de retenir les sociétés qui sont physiquement présentes sur leur territoire. Bebchuk et Cohen (2002) observent que l’Illinois et la Californie n’incorporent que 11 et 22 % de « leurs » entreprises, alors que l’Indiana et le Minnesota en conservent 70 et 75 % respectivement. Le Delaware capture 85,23 % des sociétés incorporées hors de leur État d’implantation et ce mouvement s’accentue.

De 1996 à 2000, le Delaware a incorporé 90,22 % des nouvelles entreprises qui ont choisi un État autre que leur État d’origine. Ces indicateurs permettent à Bebchuk et Cohen de conclure que la domination du Delaware sur le marché est encore plus nette et croissante que ne le montrent les valeurs habituellement mises de l’avant. Selon ces auteurs, 57,75 % des sociétés publiques américaines et 59,46 % des entreprises du Fortune 500 ont leur siège social dans cet État, contre moins de 5 % dans l’État de New-York, qui arrive toutefois au second rang en termes de part de marché des incorporations. Le Delaware s'octroie également une très forte proportion des PAPE.

Daines (2001) montre que cet État attire, en 1996, 64 % des PAPE américaines. Il en attirait 36,5 % en 1981.

Compte tenu des similitudes des implications des lois des sociétés et des valeurs mobilières, la concurrence en droit des sociétés est un objet d’étude essentiel pour analyser et comprendre les effets d’une concurrence réglementaire en termes de valeurs mobilières. De très nombreux travaux ont d’ailleurs été consacrés à ce sujet, autour de la situation particulière du Delaware.

4.2.1 La situation du Delaware

Le Delaware a systématiquement adopté ses lois en fonction des besoins des entreprises. Cet État est le seul à offrir une cour spécialisée pour régler les conflits relevant du droit des sociétés et offre aux entreprises des protections importantes contre les prises de contrôle hostiles. Les protections légales autorisent largement les manœuvres défensives contre les prises de contrôle. Elles ont été renforcées par le

développement d’une doctrine permettant le recours, notamment, aux pilules empoisonnées par les cours du Delaware. Les chercheurs du domaine reconnaissent que les dispositions du Delaware sont extrêmes, mais d’autres États ont adopté des dispositions qui vont encore plus loin, sans toutefois attirer autant de sociétés que le Delaware (Bebchuk et Cohen, 2002)83. Cependant, comme l’indiquent ces auteurs, la capacité d’attirer des sociétés est positivement associée à la protection contre les prises de contrôle.

Les principales caractéristiques légales du Delaware sont les suivantes :

• Une protection plus importante des dirigeants contre les prises de contrôle hostiles;

• Des frais de transactions moins élevés lors de la vente des entreprises ;

• Des limites moindres aux tactiques défensives des dirigeants aux prises de contrôle;

• Un corpus juridique et une expérience approfondie du domaine des prises de contrôle.

Au départ, Carey (1974) énonce que la volonté du Delaware d’attirer des entreprises, pour des raisons de revenus fiscaux, devrait se traduire par l’abaissement des exigences légales, principalement dans le domaine de la protection des actionnaires.

Carey défend que les dirigeants profitent de lois moins exigeantes aux dépens des actionnaires dans un ensemble de domaines. Le Delaware initierait alors une course aux minima qui alignerait les lois sur les désirs des dirigeants. La seule façon de contrer ce mécanisme serait, pour cet auteur, le recours à une loi unique, au niveau fédéral. L’argument de Carey a l’avantage de permettre des vérifications empiriques de l’effet de la concurrence réglementaire. En effet, une protection moindre des investisseurs représente un risque supplémentaire, qui devrait se traduire par un coût du capital plus élevé. La valeur des entreprises étant déterminée par la valeur des flux futurs actualisée par ce coût du capital, toutes choses étant égales par ailleurs, une société inscrite au Delaware devrait avoir une valeur inférieure à celle qu’elle aurait dans une autre juridiction. Les changements de juridiction de ou vers cet État devraient également se traduire par des changements de valeurs des entreprises. Cet énoncé théorique n’est pas validé empiriquement.

4.2.2 Les travaux empiriques

Les études empiriques des effets de la concurrence réglementaire en droit des sociétés sont fort nombreuses et des synthèses en sont proposées par Bhagat et Romano

83 Pennsylvanie, Ohio et Massachusset.

(2002), Romano (2002) ainsi que par Bebchuk et al. (2002). Nous n’exposerons ici que les principales méthodes et les principaux résultats des tests qui ont porté sur l’une ou l’autre des hypothèses suivantes : si la concurrence réglementaire enrichit les actionnaires, les changements de domiciliation vers une juridiction plus favorable devraient provoquer une hausse des cours (et inversement) ; toutes choses étant égales par ailleurs, une société inscrite dans un État à juridiction favorable devrait valoir davantage que celle située dans une juridiction moins favorable.

En utilisant des techniques d’analyse événementielle84, quelques études montrent un rendement anormalement positif lors de l’annonce de la réincorporation au Delaware (Romano, 1985; Wang, 1995 ; Hyman, 1979). Toutefois, les résultats de Wang ne sont plus significatifs lorsqu’il divise l’échantillon en fonction de l’État vers lequel les sociétés se dirigent et l’étude de Hyman repose sur une méthodologie sommaire.

Contrairement à ce qu’affirme Romano (2002, p. 65), les évidences de l’effet du transfert du siège social au Delaware ne sont pas systématiquement positives ni significatives au seuil conventionnel de 5 %. Comme l’indique Daines (2001), le changement de siège social est souvent associé à un changement de stratégie et l’effet des deux évènements est confondu. Pour Bebchuk et al. (2002), il est difficile d’inférer, à l’aide des études existantes, que l’incorporation au Delaware a un effet positif important sur la richesse des actionnaires. Le tableau 1 de Bhagat et Romano (2001) montre d’ailleurs la rareté des résultats statistiquement significatifs dans les études portant sur la période postérieure à 1983. Romano (2002, p. 65) rétorque toutefois qu’un rendement anormal de 1 % peut être économiquement important.

Une seconde approche a été utilisée par Daines (2001) puis par Subramanian (2002) et quelques autres auteurs pour vérifier dans quelle mesure le type de loi auquel sont soumises les entreprises influence leur valeur.

Daines utilise une mesure de valeur relative de l’entreprise (le ratio Q de Tobin)85 et montre que, toutes choses étant égales par ailleurs, les entreprises du Delaware valent davantage que celles des autres États. L’étude porte sur 4 481 sociétés inscrites en Bourse au cours de la période 1981-1990. Les résultats sont statistiquement significatifs pour douze des seize années étudiées, mais sont aussi économiquement significatifs. Par exemple, en 1996, la différence de valeur est de l’ordre de 5 %.

Cependant, une étude du même type, menée au cours de la période suivante, indique que l’avantage du Delaware s’atténue. Subramanian (2002) l’évalue à 2,8 %.

84 Ces études cherchent à mesurer l’effet d’une annonce sur le cours boursier des titres faisant l’objet de l’annonce, en tentant de prendre en considération les autres facteurs pouvant influencer le cours. En particulier, la variation de l’indice boursier est prise en considération et les résultats de ces études sont le plus souvent exprimés en termes de rendements excédentaires (par rapport à celui de l’indice de référence) encore nommés résidus.

85 Cette mesure commune de la valeur relative est obtenue en divisant la valeur au marché de l’entreprise par sa valeur comptable ajustée, pour tenir compte des coûts de remplacement des éléments d’actif.

Même s’il n’est pas parfaitement évident qu’un transfert au Delaware ait un effet significatif sur la richesse des actionnaires, il n’en reste pas moins que cet État a su attirer une part très importante des sociétés américaines, ce qui n’aurait pu se faire avec l’opposition des actionnaires. Ce mouvement ne semble pas avoir provoqué de problèmes majeurs en termes de gouvernance ou de comportement des dirigeants.

Dans un cadre de concurrence réglementaire, le Delaware a donc réussi à développer un corpus légal qui apparaît comme optimal à une majorité de sociétés. Plusieurs dispositions ont été copiées par d’autres États et le Delaware semble donc contribuer à une amélioration du régime du droit des sociétés aux États-Unis. Ce constat est la pierre angulaire de l’argumentation développée par Romano (2002) dans le domaine du droit des valeurs mobilières. Ce modèle suscite cependant des critiques.

4.2.3 Les critiques de la concurrence réglementaire en droit des sociétés.

Les arguments et résultats des chercheurs qui démontrent les avantages de la concurrence réglementaire dans le domaine du droit des sociétés ne font pas l’unanimité. Bebchuk et Ferrell (1999), Bebchuk et al. (2002) et Bebchuk et Cohen (2002), présentent diverses critiques de cette proposition. Certaines critiques sont axées vers une course aux minima, (du point de vue des actionnaires) puisque les États seraient en compétition pour protéger le mieux possible les dirigeants des prises de contrôle qui pourraient les discipliner. Toutefois, pour Bebchuk et Cohen (2002) ou Kamar (1998), la situation américaine n’en est plus une de concurrence, mais de monopole des nouvelles incorporations, où le corpus juridique et l’expertise en droit des sociétés constituent une barrière à l’entrée.

En dépit des critiques, Bebchuk reconnaît que la concurrence réglementaire peut produire des effets bénéfiques. Toutefois, dans le domaine particulier de la protection contre les prises de contrôle, les effets seraient négatifs.