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Chapitre 3 : Evaluation individuelle et évaluation sociale dans l’approche par les

3.2. La construction de l’individualité

3.2.3. L’autonomie par la révision des préférences

Sen développé une conception et une formulation de l’autonomie dans les termes de la théorie

du choix social μ l’autonomie est en effet comprise comme le fait de statuer sur la valeur ses

propres préférences et de les réviserέ L’autonomie correspond donc à une démarche

réflexive170.

Etymologiquement, est autonome celui qui se donne ses propres lois. La tradition kantienne

définit l’autonomie comme le propre de tout être raisonnable ; Rawls conservera le concept de

« personne raisonnable » autonome, dans la mesure où cette existence doit être postulée pour

que le système de Rawls et l’exigence de justice aient un sens171 :

« Les personnes [sont] considérées comme libres et égales parce qu’elles possèdent à un degré suffisant les deux facultés constituant la personnalité morale, le sens de la justice et la conception du bien. »172

L’autonomie de la personne rawlsienne équivaut ainsi à la possession de facultés déterminéesέ La procédure d’évaluation sociale défendue par Rawls requiert donc l’existence, postulée ou avérée, d’une catégorie173 ayant les propriétés qui définissent ce qu’est la personne raisonnable (dont l’autonomie).

Cette définition rawlsienne permet de mettre en évidence les spécificités de la conception de

l’autonomie dans l’approche de Senέ

L’originalité tient à la définition formelle de l’autonomie qu’il proposeέ

« En effet, la pluralité des préférences peut être liée de près à la question de l’autonomie d’une personne. L’autonomie peut avoir des implications variées en attirant une plus grande attention et un plus grand respect pour la possibilité de classements de préférences alternatifs qu’on puisse associer à la même personne. Car l’autonomie d’une personne peut être pertinente pour l’évaluation de l’opportunité de plusieurs manières. D’abord, on peut montrer qu’une personne peut avoir quelque chose à dire sur le statut de ses propres préférences […]. En second lieu, la personne peut retenir la liberté de réviser ses préférences quand et comme elle le désire (et quand et comme elle est capable d’y parvenir) […]. Troisièmement, qu’une personne soit ou non capable de réviser ses préférences,

170

SEN, Amartya, Rationality and Freedom, Belknap Press of Harvard University Press, 2002 [Trad.Française M.-Pέ d’Iribane-Jaawane, Odile Jacob, 2005, p 480]

171 Cet aspect de sa théorie est moins présent dans la Théorie de la Justice. C’est à partir des années 80 qu’il prend de l’importanceέ

172 RAWLS, John, Political Liberalism, New York: Columbia University Press, 1994, I, 5. Traduit de l’américain par Cέ Audard, Libéralisme politique, Paris: Presses Universitaires de France, 1995, p 61. Nous

soulignons.

173 Sur la distinction entre catégorisation et caractérisation, cf. SEN, Amartya, The Idea of Justice, London :

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elle peut avoir de bonnes raisons de ne pas apprécier que les autres considèrent ses préférences comme « données » […]. »174

La possibilité d’associer plusieurs classements de préférences alternatifs à une même personne permet d’échapper à la réduction de l’individu à la préférence qui menaçait la

théorie du choix social. Les comparaisons entre les différents classements qui semblent

pertinents pour l’agent peuvent être comprises comme des processus de constitution de l’individualitéέ

L’autonomie est également conçue comme « liberté de réviser ses préférences » ; Sen rapporte ainsi l’autonomie à l’histoire personnelle et à l’activité ν l’autonomie n’est pas le

propre des personnes dites « autonomes », mais plutôt la caractérisation de la pratique qui consiste à réviser ses préférences et à les confronter à un examen raisonné.

Le choix d’un certain type d’existence et la connaissance des fonctionnements qui la

constituent rendent indispensables la liberté de réviser ses préférences. En effet, la conception

de la vie bonne d’un individu, ainsi que les informations dont il dispose pour la réaliser,

évoluent ; il lui faut donc pouvoir réviser ses préférences afin que celles-ci correspondent à

ces évolutionsέ Mais le pouvoir de réviser ses préférences, même s’il n’est pas exercé, permet également d’éviter que « les autres [ne] considèrent ses préférences comme « données » ».

Considérer les préférences comme « données » c’est réduire l’individu à un classement de préférences et occulter la distance critique qu’il peut prendre à l’égard de celles-ci.

En conservant la représentation formelle du choix, Sen montre que les présupposés de la

théorie économique ne sont pas surdéterminés par un mode d’expression qui entretient une proximité certaine avec les sciences dures et peut être garant institutionnellement d’une

certaine rigueur. Une théorie économique peut à la fois se servir de la formalisation et se

libérer d’une conception atomiste et mécanique du mondeέ Sen met ainsi en place le concept

de « métaclassement » qui offre une illustration formelle du concept philosophique

d’autonomieέ On parlera de métaclassements de préférences (classements de classements de préférences) et de métaclassements d’opportunités ou métaopportunité175

. Une

métaopportunité est l’ensemble des différents ensembles d’opportunités disponibles, chaque ensemble d’opportunités se référant à une dimension, voire à une identité de l’individuέ La valeur d’une métaopportunité est fonction des métaclassements de préférence, ceux-ci

174Ibidem, p 482. 175 Ibidem, p 520.

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peuvent être incomplets. Une conception de l’autonomie comme démarche réflexive sous- tend les concepts techniques de métaclassement et de métaopportunité.

L’autonomie n’est donc pas une propriété, mais un certain type d’activité, plus précisément la démarche qui consiste à statuer sur les différentes options et les différents classements

d’options qui nous paraissent accessibles et raisonnables, à les adapter progressivement à ce que nous jugeons être la conception de la vie bonne, et enfin à s’approprier cette démarche mêmeέ Sen fait de l’autonomie un exercice de comparaison raisonnée et non une faculté

conçue a priori.

Si on considère que la philosophie morale et sociale de Sen repose sur l’idée que l’individu

est le fruit d’un processus d’individuation, alors on peut éviter la contradiction entre la

reconnaissance de la « qualité d’agent » et de l’autonomie des évaluations individuelles, d’une

part, et l’assertion selon laquelle certaines évaluations énoncées par l’individu sont biaisées

par sa position sociale. En effet, le processus d’individuation part de ce qui est déjà là, de la

position de l’agent (encore sujet d’observation) pour aboutir à la possibilité de statuer sur ce que sont les fins propres à l’individu et les moyens les plus adéquats pour y parvenirέ Ce

processus est pour ainsi dire inachevé : il est constitué principalement de comparaisons, comparaisons entre des positions sociales différentes (des descriptions d’états sociaux incluant la personne concernée et la manière dont ces états sociaux ont été construits). Le point de vue de la troisième personne est une étape de ce processus. La capabilité est le critère

d’évaluation sociale qui convient à cette conception de l’individuέ La réalisation est la modalité d’existence individuelle que Sen privilégie pour l’évaluation socialeέ

Se pose dès lors la question du rapport entre les hypothèses empiriques nécessaires pour

attester de l’importance des processus d’individuation et le cadre analytique de la théorie du

choix social.