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Chapitre 4 : Préférences, choix et évaluations

4.2. Préférences et évaluations : des jugements de valeur comparatifs

4.2.2. Un jugement comparatif

La préférence est un jugement issu d’une comparaison d’états de chosesέ Ces états peuvent

être des états sociaux (c’est le cas de la théorie du choix social), des paniers de biens (en

économie) ou plus généralement des mondes possibles.

La préférence dépend donc d’une description empirique de ces états sociaux. Cette description devrait être aussi complète que possible, incluant, comme le rappelle Arrow, les « statues

d’hommes célèbres »238

. Mais ce petit exemple montre justement que toute description est une sélection μ les statues d’hommes célèbres ne sont pas toujours un élément d’information pertinent pour le choix social. Comme le dit Sen, la description suppose un choix239. Lorsque

nous décrivons un état social, nous sélectionnons à l’avance les caractéristiques que nous

jugeons pertinentes pour cette descriptionέ Si nous commençons ici l’analyse de la préférence

en énonçant qu’elle repose sur des descriptions, cela ne correspond pas pour autant à une

chronologie de la préférence μ il n’y aurait pas d’abord des descriptions, suivies ensuite

d’évaluationsέ En fait, le type d’évaluation que nous souhaitons mener détermine déjà en

grande partie la méthode de description adoptée. Il ne faudrait pas non plus en inférer que la description ne sert que de contenu, voire de prétexte à l’évaluation μ lorsqu’on veut évaluer la

pauvreté, on s’intéressera aux revenus plutôt qu’aux statues d’hommes célèbres, sans pour autant avoir l’intention de désigner à l’avance telle ou telle classe de personnes comme

« pauvre ».

Dans la mesure où la préférence repose sur une description des états sociaux proposés, elle dépend intrinsèquement de la connaissance que nous avons de ces états sociaux, ou plus exactement des croyances que nous nourrissons à leurs égards. Si, comme nous le montrons dans le paragraphe suivant, les préférences relèvent du jugement de valeur, elles n’en sont pas moins étroitement liées à nos jugements concernant les faits présents et à venir. Ainsi, de nouvelles informations sur un état social peuvent nous amener à modifier nos préférences, et

certaines préférences ne sont pas compatibles avec certaines croyancesέ Comme l’écrivent

Grüne-Yanoff et Hansson :

« Il s’en suit que, si une personne croit (correctement) que Le Corbusier et Charles-Edouard Jeanneret-Gris sont une seule et même personne, alors il serait incohérent de sa part de préférer les

238

ARROW, Kenneth, Social Choice and Individual Values, New Haven, Yale university Press, 1951 (2ème édition révisée, 1961).Traduction française par l’Association de Traduction Economique de l’Université de Montpellier, Paris, Calmann-Levy, 1974

239SEN, Amartya, “Description as a choice”, Oxford Economic Papers, New Series, Vol. 32, No 3, Nov. 1980,

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maisons construites par Le Corbusier aux maisons construites par Charles-Edouard Jeanneret- Gris. »240

La préférence suppose la description non pas d’un état social, mais de deuxέ Ainsi, le jugement de préférence dépend de la mise en rapport de ces deux descriptions. En ce sens, la préférence est moins immédiate que le désir pour un état, ou l’approbation d’un étatέ Pour exprimer une préférence, nous devons avoir réalisé une opération cognitive de mise en

relation de deux descriptions d’états sociaux possibles.

Afin qu’une telle opération ait un sens, les deux états sociaux ne doivent pas être identiques.

Ils ne doivent même pas être des états identiques présentés sous des dénominations différentes, comme dans l’exemple où Le Corbusier et Charles-Edouard Jeanneret-Gris sont considérés comme des personnes différentes. Les états sociaux sur lesquels porte la comparaison sont mutuellement exclusifs. Si deux états sociaux diffèrent, ne serait-ce que

d’une caractéristique, la réalisation de l’un exclut la réalisation de l’autreέ

Mais on peut se demander si deux états sociaux ainsi comparés ne doivent pas être trop différents. Dans les Topiques, Aristote décrit la préférence comme un des « lieux » courants du discours, et l’examen du préférable portera « sur des choses voisines et au sujet desquelles

nous sommes dans l’incertitude pour savoir à laquelle il faut accorder la préférence, du fait que nous n’apercevons aucune supériorité de l’une sur l’autre. »241

. Mais comment rendre compte des « petites » ou des « grandes » différences dans la représentation formelle des préférences ? Il apparaît ici que la notion logique de préférence diffère quelque peu de la notion intuitive. La préférence, au sens logique, suppose une comparaison entre deux états sociaux distincts, et le degré de différence de ces états sociaux n’importe pas ; en revanche,

l’usage du terme préférence – et c’est à cela que se réfère Aristote dans les Topiques –

restreint les comparaisons pertinentes à celles effectuées entre des états sociaux aux caractéristiques proches. Cette différence entre la structure logique de la préférence et son usage effectif peut créer des difficultés d’application : le cadre logique risque en effet d’être

trop général et d’imposer des conditions qui ne sont pas nécessaires au traitement du

problème auquel nous avons affaire.

De cela suit que la description des états sociaux à propos desquels nous exprimons une

préférence passe au crible, d’une part, du projet d’évaluation qui a motivé la description, et

240

GRÜNE-YANOFF, Till, et HANSSON, Sven Ove, « From belief Revision to Preference Change », in GRÜNE-YANOFF, Till, et HANSSON, Sven Ove, Preference Change. Approaches from philosophy,

economics and psychology, Springer, 2009. Traduction libre..

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d’autre part, de la mise en rapport avec un autre état socialέ Cette mise en rapport met en

évidence les ressemblances et les différences entre ces états sociaux. La préférence suppose

donc une opération d’abstraction : nous abstrayons les caractéristiques pertinentes pour la

comparaison de la description des états sociaux.

4.2.3. Jugements de fait comparatifs et jugements de