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B. Les restrictions jurisprudentielles apportées à la notion de contrefaçon

2. L’attrait des juges pour la responsabilité contractuelle

Lorsque les praticiens intentent une action en justice, ils fondent généralement leur action sur le fondement de la contrefaçon. Cependant les juridictions semblent majoritairement contre cette approche et rejettent souvent l’action en contrefaçon intentée par le titulaire du droit d’auteur sur son logiciel lorsqu’il constate des utilisations non autorisées par un licencié.

Les mises à l’écart de la contrefaçon ne sont toutefois pas justifiées par les mêmes motifs.

a. Rejet de la contrefaçon du fait d’un contrat

Les décisions rendues laissent paraître des interprétations divergentes de la notion de contrefaçon et des motifs parfois difficilement compréhensibles.

En tout état de cause, la présence d’un contrat conduit généralement les juges à s’arrêter à ce fait et à retenir la responsabilité contractuelle du licencié. Tel a été le raisonnement adopté par la CJUE pour infirmer l’arrêt rendu par le TUE dans l’affaire précédemment exposé impliquant la Commission européenne60. En première instance, le TUE avait réalisé un examen des contrats liant les parties pour établir qu’il était compétent pour traiter du litige. Or, sur

60. CJUE, 18 avril 2013, Systran et Systran Luxembourg c/Commission Européenne, C-103/11.

le fondement des articles 238 et 240 du Traité instituant la Communauté européenne, la CJUE retient l’incompétence du TUE et plus généralement des juridictions communautaires du fait des relations contractuelles qui liaient les parties. Elle énonce que le TUE n’aurait pas dû procéder à un examen des contrats liant les parties mais plutôt prononcer son incompétence du fait qu’un tel examen était nécessaire. Le TUE ne pouvait pas examiner le contenu comme « n’importe quel document » et n’était pas compétent pour traiter un tel litige. La CJUE ne s’est certes pas prononcée sur la question de savoir si les actions de la Commission européenne constituaient des manquements contractuels ou de la contrefaçon mais elle fait tout de même abstraction de la spécificité du régime institué pour la protection du droit d’auteur et ce du simple fait que des contrats liaient les parties.

Il peut également être fait de nouveau référence au contentieux ayant opposé Oracle à l’AFPA. Tant en première instance qu’en appel, la contrefaçon a été écartée. Toutefois, les motifs des juges sont différents. En première instance, la contrefaçon a été écartée parce qu’une redéfinition de la contrefaçon a été réalisée par les juges du fond mais également parce qu’il a été jugé que le logiciel litigieux était compris dans le contrat. En appel, c’est la désignation d’un nouveau titulaire du droit d’auteur qui a permis au juge d’écarter la contrefaçon. La Cour d’appel avait considéré que le titulaire du droit d’auteur aurait pu agir en contrefaçon si les manquements étaient reconnus car il n’était pas lié au licencié par un contrat tandis que sa filiale, demanderesse en première instance, n’était qu’un distributeur et n’aurait pu agir quant à elle que sur le terrain contractuel. La filiale n’était finalement pas titulaire du droit d’auteur sur le logiciel et était liée au licencié par un contrat.

La décision de la Cour d’appel ne permet pas de répondre à la question de notre étude. En effet, elle contourne la véritable question en plaçant le titulaire du droit d’auteur dans une situation où celui-ci n’est pas lié au licencié par un contrat. Le moyen d’action du titulaire du droit d’auteur ne peut être ici que l’action en contrefaçon et l’action en responsabilité contractuelle est logiquement écartée car il n’y a pas de contrat suite aux conclusions des juges.

Toutefois, l’argumentation de la Cour d’appel laisse entendre que si le titulaire du droit d’auteur était lié par un contrat au licencié, il n’aurait pu chercher que la responsabilité contractuelle du licencié.

Les dissidences entre les juges de première instance et d’appel, dans cette affaire, rappellent que les actions intentées portant sur des droits de propriété intellectuelle ne sont parfois pas analysées avec beaucoup de profondeur. À titre d’exemple, dans ce contentieux, le titulaire du droit d’auteur n’avait pas été clairement identifié en première instance.

b. Rejet de la contrefaçon du fait du contenu du contrat

L’analyse des différentes décisions ayant écarté la qualification de contrefaçon dans le cadre de relations contractuelles montre qu’une appréciation variante est effectuée par les juges. Certains, comme il l’a précédemment été démontré, s’arrêtent au simple fait qu’un contrat a été établi et qu’ainsi la contrefaçon doit être écartée au profit du manquement contractuel. Toutefois, d’autres juges réalisent une analyse plus poussée et écartent la contrefaçon du fait du contenu du contrat. Dans ce cas, la contrefaçon serait retenue quand le contrat ne mentionne pas du tout le droit

patrimonial qui a été violé par le licencié. Il semble ici pertinent de se référer à la décision du Tribunal de grande instance61 ayant provoqué la saisine de la Cour d’appel à l’origine de la question préjudicielle du 16 octobre 2018.

Dans cette affaire, le titulaire du droit d’auteur avait intenté une action en contrefaçon du fait des modifications sur le logiciel, réalisées par le licencié sans son autorisation. Une clause du contrat interdisait expressément au licencié de procéder à de telles modifications. C’est du fait de cette clause que le Tribunal de grande instance qualifie les actions du licencié de manquements contractuels et non d’actes de contrefaçon. Il énonce notamment qu’« il existe deux régimes distincts de responsabilité en la matière l’un délictuel en cas d’atteinte aux droits d’exploitation de l’auteur de logiciel tels que désignés par la loi, l’autre contractuel en cas d’atteinte à un droit de l’auteur réservé par contrat ». Par cette formulation, les juges du fond montrent une faille dans leur raisonnement car l’atteinte d’un droit d’auteur concédé par contrat constitue également une atteinte aux droits d’exploitation de l’auteur et ce bien qu’il y ait un contrat. En tout état de cause, les juges du fond retiennent que ce sont des manquements contractuels qui sont reprochés par le titulaire du droit d’auteur et que son action en contrefaçon doit être nécessairement écartée au profit d’une action en responsabilité contractuelle. C’est le contenu du contrat qui permet aux juges d’écarter la contrefaçon.

Il peut également être de nouveau fait référence au raisonnement réalisé par le TUE dans l’affaire impliquant la Commission européenne. Celui-ci avait retenu la qualification de contrefaçon mais avec des tempéraments. Il avait notamment indiqué que la contrefaçon aurait été écartée au profit du

61. TGI Paris, 3e chambre, 6 janvier 2017, IT Development SAS c/Free Mobile, n° 15/09391.

manquement contractuel « s’il ressortait du cadre factuel que la Commission était autorisée par contrat à confier à un tiers les travaux prévus par l’appel d’offres et si l’objet du litige consistait, en réalité, étant donné que ces travaux étaient prévus dans une ou plusieurs obligations contractuelles, en une demande d’indemnité d’origine contractuelle »62. La responsabilité contractuelle du licencié aurait été retenue si le droit de permettre en l’espèce à un tiers d’intervenir sur le logiciel avait été consacré dans le contrat et que la Commission européenne avait commis un manquement dans la mise en œuvre de ce droit.

Ensuite, une décision récente rendue par le Tribunal de grande instance de Paris 63, vient renforcer la tendance des tribunaux français à favoriser la qualification de manquement contractuel et ici du fait du contenu du contrat.

Dans cette affaire, il était question d’un logiciel libre. Le titulaire du droit d’auteur avait fondé sa demande sur la contrefaçon car il considérait qu’une licence libre était une simple autorisation d’utiliser et non un contrat mais surtout parce qu’il était question en l’espèce d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle. Les juges ont requalifié ce qui était considéré comme une simple autorisation en un véritable contrat d’adhésion et ont écarté la responsabilité délictuelle du licencié car le titulaire du droit d’auteur poursuivait « la réparation d’un dommage généré par l’inexécution par les sociétés défenderesses d’obligations résultant de la licence et non pas la violation d’une obligation extérieure au contrat de licence ». Les jugent écartent la qualification de contrefaçon parce qu’il y avait un contrat et que ce contrat prévoyait les modalités d’usage du logiciel.

62. TUE, 16 décembre 2010, Commission européenne c/Systran SA et Systran Luxembourg, n° T-19/07.

63. TGI Paris, 21 juin 2019, Orange et Orange Business Applications c/Agence pour le gouvernement de l’Administration électronique, n° 12/04940.

Le licencié avait violé ces modalités d’usage. Les juges retiennent que le titulaire du droit d’auteur sur le logiciel reprochait au licencié des manquements à ses obligations qui étaient prévues dans le contrat. Ils opèrent donc une distinction entre les obligations prévues dans le contrat qui ne peuvent entraîner que la responsabilité contractuelle du licencié quand un manquement est constaté et ce qui n’est pas prévu dans le contrat qui entraîne la qualification de contrefaçon en cas d’atteinte. C’est le même raisonnement qui avait été réalisé en première instance par le Tribunal de grande instance de Paris dans son arrêt du 6 janvier 201764. Cette affaire est également intéressante car l’expert ayant procédé à la saisie contrefaçon soutenait que des modifications substantielles avaient été apportées au logiciel de telle sorte que la version éditée était spécifiquement adaptée pour celui qui avait besoin de ce logiciel. Le rapport de l’expert n’a pas été retenu mais, faisant abstraction de cette mise à l’écart, cela soulève le fait que bien qu’un contrat soit mis en place, les licenciés peuvent parfois dénaturer le logiciel, transformer la volonté de l’auteur et donc dans une certaine mesure se l’approprier. Le contrat de licence est en principe un droit d’utilisation mais, en ne sanctionnant que sur le terrain de la responsabilité contractuelle, les juridictions nient la spécificité du droit d’auteur et permettent l’appropriation par un tiers.

Enfin, l’avocat général désigné par la CJUE dans le cadre de la question préjudicielle posée par la Cour d’appel de Paris, privilégie le régime de la responsabilité contractuelle au détriment de la contrefaçon65. Toutefois, l’avocat général n’établit pas un principe, mais une solution applicable dans le cas d’espèce.

64. TGI Paris, 3e chambre, 6 janvier 2017, IT Development SAS c/Free Mobile, n° 15/0939.

65. Conclusions de l’avocat général M Manuel Campos Sanchez-Bordona, 12 septembre 2019, Affaire C-666/18.

Il limite tout d’abord la question en considérant que seule la modification du code source devrait être analysée car les hypothèses soulevées dans la question préjudicielle ne renvoient pas aux faits de l’affaire. Il retient finalement que lorsqu’un contrat réserve au titulaire du droit d’auteur toute modification du code source, celui-ci ne peut engager que la responsabilité contractuelle du licencié.

Le vide juridique laissé par le législateur sur la question de savoir si l’action du licencié outrepassant ses droits est un acte de contrefaçon place un régime spécial institué pour le droit d’auteur en dualité avec le droit commun. Les requalifications en manquements contractuels sont dans une certaine mesure justifiées puisqu’un véritable contrat est mis en place entre le titulaire du droit d’auteur et le licencié. Certaines juridictions tendent davantage vers cette logique et justifient leur position du simple fait de l’existence d’un contrat.

D’autres juridictions vont plus loin en analysant le contenu du contrat mais la présence même du contrat semble au final prendre le dessus sur le droit d’auteur aux yeux des juges. En tout état de cause, la spécificité du droit d’auteur, et plus généralement du droit de la propriété intellectuelle, n’est pas prise en considération par les juridictions écartant la contrefaçon au profit du manquement contractuel. Il semble davantage y avoir une dualité entre responsabilité contractuelle et responsabilité extracontractuelle qu’entre atteinte à un droit de propriété et atteinte à une obligation liée à l’exécution du contrat.

CONCLUSION

Selon l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen,

« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et

imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ». La propriété qui est caractérisée comme étant « un droit inviolable et sacré » est aux fondements même du droit français. Or, le débat sur la question de savoir si le fait pour un licencié d’outrepasser les droits qui lui ont été concédés par contrat s’apparente à un simple manquement contractuel ou un acte de contrefaçon va à l’encontre de l’importance accordée par le droit français à la propriété.

Le législateur a mis en place un régime spécifique et protecteur au profit du titulaire du droit d’auteur sur un logiciel. Ce régime a été établi au regard de l’importance accordée au droit de la propriété intellectuelle tant au niveau national qu’aux niveaux communautaire et international. Par application stricte des textes, tout manquement d’un licencié au droit d’auteur sur un logiciel doit s’analyser en un acte contrefaçon. Comme il l’a été démontré, le législateur donne une définition large de la notion de contrefaçon de telle sorte qu’elle permet indéniablement d’inclure les atteintes au droit d’auteur du licencié dans le cadre d’un contrat. À la lecture des dispositions législatives, il semble que le législateur a voulu sanctionner l’atteinte à la propriété et que de ce fait la notion de contrefaçon désignerait toutes les atteintes à la propriété du titulaire du droit d’auteur sur un logiciel sans son autorisation et non admises par le législateur.

Toutefois, les appréciations réalisées par la plupart des juridictions ne semblent pas prendre en considération la spécificité du droit de la propriété intellectuelle. En matière de logiciel, les juridictions ont davantage tendance à nier la spécificité du droit d’auteur en requalifiant

de simple inexécution contractuelle le fait pour un licencié d’utiliser davantage de droits que concédés. De plus, il est important de rappeler que la contrefaçon comprend également un volet pénal. Le droit pénal régit les infractions les plus graves. Écarter systématiquement la contrefaçon du fait de l’existence d’un lien contractuel entre les parties reviendrait à banaliser une infraction qui est en principe d’une certaine gravité.

La solution à ces divergences serait de systématiquement faire une distinction entre les obligations qui se rapportent au droit de propriété du titulaire du droit d’auteur sur un logiciel et celles qui se rapportent à l’exécution du contrat. Dans cette optique, ce qui se rapporterait à l’exécution du contrat entraînerait la qualification d’inexécution contractuelle en cas de manquement tandis que ce qui se rapporterait au droit d’auteur entraînerait la qualification de contrefaçon en cas de manquement. C’est la solution que la CJUE a privilégiée dans sa décision du 18 décembre 2019. Celle-ci visait à répondre à la question préjudicielle posée par la Cour d’appel de Paris dans son arrêt du 16 octobre 2018.

Dans cet arrêt, la CJUE établit en définitif le raisonnement à aborder lorsque le titulaire du droit d’auteur sur un logiciel est face à un licencié ayant outrepassé ses droits. La CJUE fonde son raisonnement sur la Directive 2004/48/CE relative au respect des droits de propriété intellectuelle et la Directive 2009/24/CE relative à la protection juridique des programmes d’ordinateur. Elle fait également référence au droit national pour justifier son raisonnement.

Dans un premier temps, la CJUE restreint les contours de la question préjudicielle en ne traitant que le cas en l’espèce c’est-à-dire le cas du licencié procédant à la modification du code source. La CJUE propose certes une méthode casuistique mais le raisonnement qu’elle établit dans sa décision est en tout état de cause applicable à toute forme d’atteinte à un droit de propriété intellectuelle dans le cadre d’un contrat. Ensuite, elle indique que la modification du code source constitue bien une atteinte aux droits exclusifs du titulaire du droit d’auteur et que la Directive de 2009/24/CE ne se voit pas exclue lorsqu’une atteinte est constatée dans le cadre de relations contractuelles. Aucune précision n’est apportée par cette directive d’où le fait que toute atteinte devrait en principe permettre l’application des garanties et mesures qu’elle prévoit. La Cour mentionne également que la Directive 2004/48/CE s’applique à « toute atteinte aux droits exclusifs de propriété intellectuelle ». L’expression « toute atteinte » inclut donc aussi les atteintes constatées alors qu’un contrat est établi entre le licencié et le titulaire du droit d’auteur. C’est ainsi que la Cour conclut que la violation par le licencié d’une clause de son contrat portant sur un droit de propriété intellectuelle constitue une atteinte à un droit de propriété intellectuelle et que de ce fait les garanties des directives précédemment citées sont applicables. La Cour fait donc abstraction de la nature des relations du licencié et du titulaire du droit d’auteur. Ce qui importe ici est le fait qu’un droit de propriété intellectuelle ait été violé.

Toutefois, la Cour n’indique pas quel régime est applicable. Elle estime que le régime applicable doit être déterminé par les législations nationales sous condition que ce dit régime ne mette pas en échec l’application des garanties prévues par le droit communautaire.

D’un point de vue juridique la réponse à cette question était fondamentale mais d’un point de vue pratique, il est important de rappeler que l’auteur et le licencié sont avant tout des partenaires commerciaux. De ce fait, lorsqu’un conflit né, les parties privilégient généralement des résolutions amiables.

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