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L’archive en question : de l’image-souvenir aux « images qui ne manquent pas »

(48) évoluant joyeusement dans un ciel étoilé dont les scintillements peuvent faire écho à l’

III. L’archive en question : de l’image-souvenir aux « images qui ne manquent pas »

« Duch réinvente sa vérité pour survivre. Chaque acte, même horrible, est mis en

perspective, englobé, repensé, jusqu’à devenir acceptable ou presque. Je monte donc contre Duch. La seule morale, c’est le montage 116».

Dès les premiers plans du pré-générique, Rithy Panh lie la question de la mémoire à celle, très concrète, de la conservation des films et de la pellicule, matière organique, vouée à la dégradation. Comme en témoignent les bobines usagées laissées à l’abandon, le cinéma cambodgien -en tant que patrimoine, lieu de mémoire- est, à l’image de son peuple, un corps meurtri. L’archive filmique et audio-visuelle renvoie, en effet, à un réservoir commun d’images et de sons qui contribuent à l’édification et à la conservation d’une mémoire collective nationale. Elle peut, dès lors, constituer une référence commune, un lieu de rencontre entre le « je » qui y cherche les traces de son passé et le « nous », ici étendu à l’ensemble des victimes du génocide voire à la communauté des spectateurs. La démarche de Rithy Panh est, rappelons-le, autant politique qu’artistique ; elle allie la singularité d’un regard à un projet collectif qui vise à restituer une mémoire commune à un peuple privé d’images de son histoire. Cette mémoire s’écrit à travers ses propres films mais également à travers la collecte de documents audio-visuels, à laquelle œuvre le centre Bophana117, première cinémathèque nationale cambodgienne qu’il a contribué à fonder. Dans cette perspective, L’Image manquante peut donc être autant considérée comme l’autobiographie d’un peuple que comme celle d’un individu.

L’adoption d’une approche autobiographique modifie cependant nécessairement le rapport que le cinéaste entretenait, jusqu’alors, aux archives. Ce recentrement induit, en effet, paradoxalement, un élargissement des sources et des références : les archives renvoient à la fois aux traces du bourreau -les films de propagande khmère- et aux vestiges d’un cinéma populaire de légende. Enfin, dans un geste rétrospectif, Rithy Panh intègre également à ce

116 Rithy Panh, L’Elimination, op.cit., p. 181.

117 « En décembre 2006 a été inauguré à Phnom Penh le centre Bophana -Centre de ressources audiovisuelles-,

créé à l’initiative de Rithy Panh et de Ieu Pannakar, ancien directeur du centre du cinéma cambodgien. Son premier objectif est de remédier à la dispersion des archives audiovisuelles et d’en assurer la sauvegarde, d’assurer la collecte systématique au Cambodge et par le monde d’archives composées de documents anciens et contemporains. Dédié à la reconstitution de la mémoire d’hier et d’aujourd’hui, ce lieu est un prolongement du travail cinématographique de Rithy Panh. Le centre apporte son aide aux institutions nationales cambodgiennes pour sauvegarder et préserver leurs archives, et les rendre surtout accessibles à tous les Cambodgiens. Il s’est donné également une autre mission : dispenser une formation professionnelle dans l’audiovisuel ». (adresse : www.bophana.org) source : James Burnet, « la parole filmée », p.45.

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matériau hétéroclite des plans de ses propres films : le récit autobiographique comprend en effet logiquement l’archivage de ses propres images, citées comme traces de son parcours de cinéaste, qui, coupées de leur espace filmique d’origine se voient investies d’une signification nouvelle, le plus souvent métaphorique.

L’espace du film, envisagé ici comme une sorte de laboratoire d’images et de sons, est ainsi le lieu d’accueil et de « résurrection » de ces divers vestiges : le cinéaste-archéologue exhume des fragments visuels et sonores issus de couches temporelles différentes, avant et après 1975, pour recomposer une histoire éclatée, mais aussi pour signifier, par l’opération du montage, la coupure produite par le régime de Pol Pot. La coupure la plus spectaculaire est évidemment d’ordre chromatique : l’arrivée des Khmers rouges se donne à voir en Noir et Blanc118.

Le statut des archives -visuelles et sonores- et les usages que le cinéaste en propose dans le film méritent donc d’être questionnés ; l’archive est une matière hétérogène et exogène, les fragments recueillis sont autant de corps étrangers qui sont greffés sur le corps du film, sans que la trace de cette suture soit ici effacée au montage. Contre la tendance dominante des documentaires télévisés qui consiste à lisser119 voire à effacer les « imperfections », c’est-à-dire l’empreinte même du temps, Rithy Panh fait le choix -éthique et esthétique- mais surtout politique de conserver les images dans leur format d’origine, dans une altérité que renforcent par contraste les plans tournés en caméra numérique. Le respect de l’original n’exclut cependant pas, paradoxalement, une forme de liberté dans la façon de

retravailler voire de « manipuler » l’archive. Il s’agit donc de voir comment ces fragments s’intègrent -de façon harmonieuse ou

dissonante- dans le récit autobiographique ; en quoi ils nourrissent aussi une réflexion sur le pouvoir de l’image et la manipulation par l’image. L’Image manquante témoigne enfin du

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L’affirmation mérite cependant d’être nuancée : certains des films de propagande Khmère -notamment ceux tournés par les équipes chinoises disposant d’un matériel plus perfectionné et de pellicules couleur- ne sont pas filmés en Noir et blanc. Je remercie James Burnet de m’avoir apporté cette précision. Il semble néanmoins indéniable que la construction générale du film, tant pour les plans d’archives que pour les plans restitués, joue assez systématiquement de cette opposition chromatique et symbolique. Voir 45.50 : « La couleur a disparu ».

119 Tendance dénoncée notamment par l’historien Laurent Véray : « Non seulement on nettoie les images

d’archives en enlevant toutes les traces d’usure et autres marques du temps, mais on les colorise pour les conformer aux reconstitutions tournées, pour combler les vides et les défaillances documentaires. Cette tendance aux « images lessivées », pour reprendre la formule de Jean-Louis Comolli, que la plupart des productions présentent comme des restaurations, revient à dire que la valeur ontologique des archives n’est plus suffisante, et qu’il est désormais nécessaire de produire de la nouveauté par « réincarnation digitale ». Les Images d’archives

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rapport contradictoire voire contrarié du cinéaste à une forme de cinéma documentaire qui fait la part belle et même exclusive aux archives ; je m’interrogerai ainsi, dans un dernier temps, sur la place charnière qu’occupe ce film, si singulier, par sa genèse et ses dispositifs, dans la réflexion au long cours que mène Rithy Panh sur les conditions d’un récit du génocide : dans quelle mesure, l’histoire même du film documente-t-elle une évolution, au moins provisoire, du rapport entre image(s) et édification d’une mémoire ?