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Contre la faillite des images, fabrication d’une nouvelle mémoire visuelle

(48) évoluant joyeusement dans un ciel étoilé dont les scintillements peuvent faire écho à l’

C. Contre le trop-vu, le déjà-filmé : mettre en crise les archives

IV. Contre la faillite des images, fabrication d’une nouvelle mémoire visuelle

« La magie, mythe de tous les mythes, n’est pas qu’un mythe… C’est bien la réalité biologique de l’homme… qui produit la vision magique du monde… Le cinéma fait comprendre… le théâtre intérieur de l’esprit : rêves, imaginations, représentations : ce petit cinéma que nous avons dans la tête… Son champ s’est élargi et rétréci aux dimensions du champ mental160 ».

Je tenterai dans cette partie de montrer comment Rithy Panh oppose à la « machine- cinéma » des Khmers rouges -mais aussi dans une certaine mesure, à sa propre démarche- un nouveau dispositif de monstration à travers lequel il réaffirme pleinement ses pouvoirs de créateur. Il s’agira donc de s’interroger sur les enjeux et les effets de ce choix, en terme esthétique mais aussi politique. Le film opère un glissement de perspective, et un changement de régime en faisant dialoguer des « images-témoins » -les plans d’archive- et des plans de restitution retranscrivant « l’image mentale du témoin161 ». Tout en construisant son récit autour de la quête -nécessairement vaine- de « l’image manquante », Rithy Panh fabrique162 et nous donne à voir des images qui disent le manque ; elles visent tout à la fois à lutter contre l’amnésie et à combler l’absence de traces, à signifier le deuil tout en contrant le trop-plein d’images -celles fallacieuses et absurdes de la propagande. Par un effet réflexif, le geste indique aussi la facticité de la mémoire, qui est toujours une construction, un artefact.

Le recentrement sur l’histoire personnelle correspond bien à une mise en crise de la démarche jusqu’alors privilégiée, fondée sur l’enquête, le recueil et la confrontation des témoignages. Les conditions de tournage du film, fabriqué quasi-clandestinement dans le huis-clos d’un studio à Phnom Penh, témoignent d’une forme de conversion du regard, de

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Edgar Morin, « La réalité semi-imaginaire de l’homme », Le Cinéma ou l’homme imaginaire, édition Gonthier, 1958, p.169.

161 Je reprends ici la distinction et la transition soulignées par Sébastien Denis à propos de certains films

documentaires d’animation récents, comme Valse avec Bachir : «Ce passage de l’image-témoin (archive) à l’image mentale du témoin (animation) est riche de sens et permet au spectateur sans sentimentalisme, d’approcher l’expérience vécue par la personne. A l’image « réelle », factuelle, se substitue une image subjective et en cela moins globalisante : rien ne se dit de général sur la guerre mais tout se joue dans la sensibilité fugace, la relecture par le cerveau de ces moments traumatiques sublimés dans une forme flottante, changeante», Sébastien Denis, Le cinéma d’animation, Armand Colin, 2011, p.207.

162 « La recherche de l’image manquante est moins importante que la démarche de création de l’image

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l’extérieur vers l’intériorité : l’espace filmique s’apparente ainsi à une page blanche, un écran vierge sur lequel le cinéaste (se) projette l’image des traces laissées par l’Evénement dans sa psyché. Ce moment de bascule est aussi et surtout l’occasion d’un renouvellement formel, le film devient en quelque sorte le laboratoire d’une expérimentation visuelle et sonore, le « théâtre intérieur de l’esprit » qui prend forme concrète et permet à Rithy Panh de donner libre cours à sa subjectivité.

La démarche, qui relève du pari, permet de résoudre les contradictions inhérentes à l’autobiographie filmée, formulées sous la forme d’interrogations faussement naïves par Alain Bergala, dans Je est un film : « Comment un cinéaste peut-il dire JE avec un outil où filmer à

la première personne exclut généralement que l’on soit dans le champ que l’on filme ? Comment parler de soi en filmant le monde ? La singularité de son regard sur le monde peut- elle suffire à inscrire en creux, dans ses images, le « JE » d’un cinéaste qui n’y serait jamais visible163 ?».L’inscription en creux dont parle Bergala se traduit de façon littérale chez Rithy

Panh, par la fabrication d’un espace filmique de toutes pièces, et la mise en scène de créatures façonnées par la main d’un sculpteur. Dans ce dispositif, l’appareil cinématographique est donc soumis aux contraintes d’une création qui est d’abord d’ordre plastique. Le film est ainsi, au sens propre, l’enregistrement d’une image construite, creusée, modelée dans la glaise qui concrétise le fantasme de résurrection des morts inscrit au cœur de l’entreprise autobiographique. L’image sculptée -c’est le cas aussi de l’image dessinée- est en effet le fruit d’une interprétation et non d’une captation, comme l’est l’image photographique, qui porte l’empreinte photochimique du réel. Ainsi, le film associe, sur le mode de la juxtaposition et parfois de l’hybridation, des niveaux sémiotiques différents, d’une part des images qui relèvent du régime indiciel, et d’autre part, l’enregistrement d’images d’ordre iconique et figuratif. En tant que telles, les figures de glaise, comme le décor lui-même, portent l’empreinte de la subjectivité de leur créateur. Pour compléter la réponse à l’interrogation formulée par Bergala, on peut ajouter que l’enregistrement photochimique lui-même, témoigne à des degrés divers, et selon « les tournures » adoptées par le cinéaste, sinon d’un

point de vue sur le monde, du moins d’une subjectivité.

Au-delà de ces enjeux sémiotiques, le choix du dispositif pose, en termes originaux, la question de l’écriture filmique de la mémoire, traditionnellement associée au recueil de témoignages, ou à la convocation d’archives. Le recours à des tableaux restitués et la mise en

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scène de figurines induisent un changement profond de perspective, en accordant une place centrale à l’imagination dans le processus de déclenchement de la parole du témoin, qui mène au récit du génocide. L’imagination peut s’entendre ici dans une double acception et renvoie à diverses instances. On doit, me semble-t-il, distinguer, un premier niveau, celui de la conception de l’univers diégétique, qui relève de l’imagination créatrice de l’auteur du dispositif, et consiste en la fabrication concrète d’un décor et de figurines. Cet univers diégétique est d’abord un espace plastique ; il est la matérialisation, la projection d’un imaginaire, celui du sculpteur, mais également celui du décorateur, « designer164 » du film, Rithy Panh, lui-même. S’il n’a pas de visée réaliste, cet univers s’inspire d’une réalité, dont il est la projection mentale. L’imagination tente ainsi de retrouver et de saisir des images déjà perçues, déjà vécues. Ce premier niveau du dispositif offre déjà en soi matière à analyse. Les tableaux et les figurines définissent un univers visuel, imprégné de la subjectivité d’un survivant, univers fondé sur la fixité, mais aussi sur la clôture. Le décor n’est donc pas une simple toile de fond, même s’il en a parfois l’apparence. Il « appelle » le regard du spectateur et du narrateur qui interagit avec lui. Le dispositif ne prend, en effet, tout son sens qu’en fonction d’un sujet qui l’investit par la parole et par le geste. Avant d’en étudier les modalités concrètes, on peut simplement indiquer que, par ce choix, Rithy Panh, accorde à l’imagination une puissance évidemment esthétique, mais fait également d’elle une faculté éthique, politique. Il s’inscrit ainsi dans l’héritage des grands témoins du génocide juif, tel Robert Antelme, par exemple, qui, confronté au caractère « inimaginable » de l’Evénement ont également, fait un tel choix, un tel pari165.

164 Le générique de fin indique la mention suivante : « Design : Rithy Panh. » 165

« Nous avions donc bien affaire à l’une de ces réalités qui font dire qu’elles dépassent l’imagination. Il était clair désormais que c’était seulement par choix, c’est-à-dire encore par l’imagination, que nous pouvions essayer d’en dire quelque chose », Robert Antelme, L’Espèce humaine, p. 9. Abordant la question de la représentation supposée impossible du génocide, Georges Didi-Huberman développe une thèse assez proche : « Pour savoir, il faut s’imaginer », Images malgré tout, op.cit, p.9.

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A. Un acte de foi cinématographique : le pouvoir créateur de l’enfant-