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3. Le fait statistique

4.1. L’apport de la statistique dans le rapport à la connaissance

Dans un monde marqué par l’ampleur de l’information, la statistique favorise le passage vers la connaissance (considérée ici comme prise en compte rationnelle et objective de l’information) et vers sa capacité de l’agréger à un savoir (insertion logique et cohérente de toute nouvelle connaissance à l’intérieur du savoir personnel de chacun, lui-même fondé sur des bases universitaires, retenues comme indispensables sur le plan scolaire). Un effet sur la connaissance est notable, s’il permet une ouverture vers l’information, s’il protège de la sorte tout risque de fermeture, d’exclusion dictée par la méconnaissance, le manque d’apport scolaire, la peur du risque, l’isolement idéologique etc., en un mot, s’il écarte tout évitement

trop rapide lié à des partis pris personnels ou à des a priori déjà installés. Ce qui revient à repérer quels peuvent être certains éléments que l’apprentissage de la statistique apporte aux élèves, allant dans ce sens.

4.1.1. La statistique, une alternative au seul recours aux mythes

Se donner une représentation du monde, c’est se doter de connaissances par l’intermédiaire en autres des mythes et de la science. L’éclipse de soleil qui interrompit en 585 av. J.C. le combat entre les Mèdes du roi Cyaxare et les Lydiens du roi Alyatte, fut considéré en son temps comme un signe divin qui imposa la paix entre les deux belligérants grâce à l'arbitrage du roi de Babylone Nabuchodonosor II, allié des Mèdes. La légende dit qu’un mathématicien de l’époque, Thalès de Millet, (selon les témoignages rapportés par Aristote) l’avait pourtant prévue. Ce qui aurait modifié profondément le cours des événements. Le signe du ciel, autant que le mythe, peuvent en l’absence d’explication rationnelle donner la réponse aux phénomènes naturels et le pouvoir à ceux qui l’auront anticipé. L’issue du combat fut rattaché à la volonté des Dieux, par la non prise en charge du mouvement des astres. Peut-être, à l’époque, était-il aussi plus prudent de ne pas divulguer trop rapidement des anticipations humaines au risque de paraître destituer le pouvoir de décision des Dieux ? La statistique qui permet ainsi dans le cadre d’un risque d’erreur calculé, de mesurer la probabilité des événements à venir, ouvre par là, la possibilité de réduire ce recours aux mythes pour se joindre d’avantage à la réponse portée par la science. Par le détour statistique entre autre, l’homme resserre l’espace laissé à l’inexpliqué, imagé par les légendes, la mythologie. Sans s’exonérer totalement des mythes qui ont toute leur importance dans l’imaginaire de l’homme, la statistique peut fournir un balisage, certes moins précis que ce qu’habituellement la science mathématique apporterait, mais comblant cette interface entre l’explication rationnelle et le non expliqué. Combien de fois, démunis par la brièveté d’une situation, glissons-nous à notre insu de la première à la seconde ! Écoutons pour cela le poète Saint-John Perse (SAINT-JOHN PERSE, 1963, pp. 167-168) : Quand on contemple…

« le drame de la science moderne découvrant jusque dans l’absolu mathématique ses limites rationnelles ; quand on voit, en physique, deux grandes doctrines maîtresses poser, l’une un principe de relativité, l’autre un principe “quantique”, d’incertitude et d’indéterminisme qui limiterait à jamais l’exactitude même des mesures physiques ; quand on a entendu le plus grand novateur scientifique de ce siècle, initiateur de la cosmologie moderne et répondant de la plus vaste synthèse intellectuelle en termes d’équations, invoquer l’intuition au secours de la raison, et proclamer que « l’imaginaire est le vrai

terrain de germination scientifique », allant même jusqu’à réclamer pour le savant le bénéfice d’une véritable “vision artistique”, n’est-on pas en droit de tenir l’instrument poétique pour aussi légitime que l’instrument logique ».

L’approche probabiliste ne doit pas donner l’impression d’entrer en opposition ou en concurrence avec la démarche scientifique, au risque de favoriser l’inaction de beaucoup. Dans ce cas, un enseignement de la statistique peut apporter réponse à ce dilemme, évitant de positionner science et imaginaire en conflit d’interprétation du réel mais plutôt dans des registres complémentaires. Citons au passage un extrait des propos de Catherine Bréchignac5 (BRECHIGNAC, 2009, p. 17) :

« On reproche parfois au scientifique une façon de penser fondée sur la stricte rationalité, enfermée dans des lois et des formules. Le rationnel n’empêche en rien ni l’imaginaire, ni la science fiction. L’imaginaire n’est certes pas le royaume de la science mais, indispensable à l’homme, il est, en un certain sens, indispensable à la science. Le savant qui ne sait y puiser ses hypothèses, même les plus improbables, ne peut être créatif. Cela n’implique en rien que toute projection de l’esprit ait été concrétisée. Cela signifie que toutes les hypothèses doivent être émises dans une liberté totale. Lorsque l’on borne le paysage à ce qui est connu et reconnu, n’importe qu’elle nouveauté semble incongrue. »

Mais là aussi, prenons garde à ce que l’usage de la statistique ne suggère pas l’installation de nouveaux mythes, statistiques cette fois-ci ! Sans revenir à l’illusion de l’homme “moyen”, recherché par Quételet, ou par l’anéantissement total de l’imaginaire par une approche statistique exclusive, méfions-nous aussi des effets d’un enseignement trop expéditif par lequel le recours à l’invocation magique de la courbe de Gauss, suffirait à satisfaire l’élève, l’étudiant, sans aller plus loin dans la compréhension des phénomènes observés ni dans la recherche du moyen permettant d’équilibrer par exemple les résultats des élèves d’une classe entière.

4.1.2. La statistique, un apport complémentaire à la démarche scientifique

Dans un XVIIème siècle focalisé encore sur la toute puissance de Dieu, acteur incontournable du devenir de l’homme et du monde, Descartes, par l’intermédiaire de son texte de référence Le discours de la méthode (1637), est le premier à évoquer la recherche

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5 Directeur général de 1997 à 2000 puis Présidente du CNRS de 2006 à 2010 ; elle préside également le Haut Conseil de biotechnologies et le Conseil international pou la science (ICSU).

d’une vérité qui ne puisse être contredite. L’existence de toute chose comme de tout essai de démonstration doit se soumettre à l’exercice du doute. La structure du discours scientifique s’appuie sur la véracité de sa logique de construction et sur l’axiologie qui la définit. Si Descartes fonde sa réflexion sur la recherche de certitude par le raisonnement méthodique, Claude Bernard la prolonge par l’écriture de son ouvrage traitant de L’introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865). Il y expose l’idée d’hypothèse et de recours à l’expérimentation qui n’est plus lecture de la globalité d’une situation mais analyse d’une de ses parties, pour focaliser le regard sur une des dimensions précises retenues. On le perçoit aisément : cette perception de la science paraît désormais bien imparfaite. La statistique la complète par différents aspects :

• Sur quoi de tangible porte l’observation ? • Quelle devra être la forme de l’observation ?

• Comment s’organise le traitement des données recueillies ?

• Comment se fonde l’interprétation des résultats pour construire la conclusion ? • Quelle forme sera retenue pour la communication de ces résultats ?

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Les quatre derniers items sont classiquement retenus par ce qui est compris dans l’appellation “d’analyse statistique” ; ils enrichissent le traitement mathématique classique. Par contre, la première retient particulièrement notre attention sur plusieurs points. Tout d’abord, elle impose l’exigence d’isoler les éléments à observer et de les extraire momentanément de leur environnement, si l’on veut leur donner une distinction singulière. L’analyse ne porte pas forcément sur des éléments directement observables, quantifiables, faciles à extraire de la réalité. La statistique passe avant tout par la définition des caractères à observer, et oblige du coup à conceptualiser ces traits de caractère. C’est l’œuvre du statisticien que d’assigner à l’objet examiné, le marquage de ses limites, de ses caractères constitutifs et par là, de sa spécificité et de l’intérêt à le placer au centre de son propos. La démarche statistique concourt également à spécifier le discours de l’homme, fait d’une lecture de son environnement qui dépasse la simple représentation première de celui-ci. La statistique aide à l’élaboration de ce discours par l’acceptation de plusieurs dimensions ; il nous faut prendre conscience que tout se joue en devenir autour de nous, que le regard que nous portons sur notre environnement, ne représente qu’un échantillon de la globalité du (des) phénomène(s) observable(s) ; d’où l’impossibilité d’une reproduction à l’identique des effets appréciés et l’acceptation malgré nos efforts pour la minimiser, d’une part d’incertitude entourant les problèmes, et d’une résignation à en accepter une quotité irréductible, que la

variabilité du monde tient de l’imprévisibilité du temps qu’il fera, comme de la non “prédictibilité” de l’homme, de son comportement actuel et futur. Mais aussi, que l’inconscient ou le hasard ne peuvent être identifiés comme êtres indépendants, jouant d’intelligence, de malice voire de compromission etc.

4.1.3. La statistique, une manière de renouer des liens entre théorie et pratique

Identifiée comme science, la statistique doit apporter la preuve de son efficacité à nous approcher de la vérité. Mais dans le domaine de l’éducation, sont-ce deux exigences compatibles ? La statistique doit être considérée comme support pour éclairer les décisions, non comme pouvoir absolu de décision. Elle permet à partir d’une expérience pratique, d’échafauder une explication, et donc par exemple, de vérifier au plus près la concordance de la conduite réfléchie de la classe et l’efficience des résultats obtenus. Un usage mal préparé, peut ainsi rapidement inviter l’enseignant, à traiter des variables qualitatives de façon quantitative, à ne pas remarquer la dépendance de deux variables, à ne pas savoir comment installer un vrai espace de prise de données etc. Par ce va-et-vient incessant, la statistique devient objet de formation intellectuelle en aidant l’étudiant, le professeur, le chercheur, à passer de l’aspect utilitaire à celui d’une formation à la démarche d’observation, de l’observation des faits à celui des relations entre ces faits, de l’analyse de l’entité à celle de ses parties observables (recombinées par la suite), de l’examen d’une situation statique à son interrogation en tant qu’unité dynamique. La statistique représente donc le premier passage réel pour l’élève entre travail projeté et travail produit, pour le maître entre théorisation de l’expérience et mise en pratique de la théorie. Au plan général, l’essor de la statistique et des probabilités assure un lien entre la théorie et la pratique. Il permet ainsi aux mathématiques de tenir une place grandissante dans la vie quotidienne. Depuis le congrès des mathématiciens à Paris en 1900 (sacrant la place théorique, solide et immarcescible des mathématiques), jusqu’aujourd’hui, la responsabilité des mathématiques à l’orée du XXlème siècle, s’est vue profondément marquée par son emprise sociale ; la statistique, comme d’autres actions, par la dialectique imposée entre conceptualisation et observation / expérimentation, contribue au rôle d’antidote nécessaire à la tentation scientiste. Il en est de même avec son ancrage dans la continuité de l’axe du temps.

4.1.4. La statistique, une façon d’admettre le présent et d’anticiper le futur

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La statistique permet de porter un regard mesuré sur le passé. Elle offre ainsi la possibilité d’une comparaison quantifiée d’aujourd’hui, pour éclairer le présent. Mais surtout,

elle oblige l’ouverture d’une exigence de transparence des critères et des mesures qui ont permis l’élaboration de ces chiffres. L’orthographe fournit un exemple anecdotique montrant que l’on doit passer de la méfiance face à une somme d’exceptions hermétiques, à une analyse raisonnée de l’écrit. Relisons en cela, les propos de Bernard Pivot, préfaçant l’ouvrage de J.P. Colignon, intitulé “L’orthographe, c’est logique !” en ces termes (COLIGNON, 2003, pp. 5-6) : « L’idée s’est répandue dans le public que l’orthographe française est difficile parce qu’elle s’est constituée au petit bonheur la chance, qu’elle obéit rarement à des règles, que d’ailleurs les exceptions en sont la monnaie courante […]. Faux, parce que “l’orthographe, c’est logique !” Ça ne l’est pas toujours, mais ça l’est le plus souvent. […] Les probabilités de tomber sur l’orthographe juste sont autrement plus grandes quand on a de la jugeote et l’esprit rigoureux que lorsqu’on se fie “au flair” et à la chance ».

Regard sur le passé et le présent, mais aussi sur le futur ; le chemin semble plus long car il intrigue depuis longtemps les scientifiques comme l’humanité en général. Pour cela, relisons la thèse de Jean-Claude Oriol. Ce dernier montre que très tôt déjà, dans la période babylonienne du premier millénaire, où des notations liées au cadastre portaient des indications concernant le lever du soleil et de la lune « permettant ainsi l'apparition d'une vraie astronomie prévisionnelle » (GOODY, 1993, p.167). Ces faits donc montrent, toujours selon cet auteur (p. 10) :

« qu’en quelques pas nous sommes passés de listes d’objets et de nombres, c'est-à-dire un début des statistiques descriptives à une véritable approche de statistiques prévisionnelles. Ce double aspect de ces listes, d’une part le codage réservé à ceux qui en connaissent les clés, et d’autre part la prévision d’un futur par essence imprévisible, va installer pour longtemps respect et défiance vis-à-vis du statistique. Comment en effet ne pas être empli de respect pour celui qui sait à l’avance ce que l’on va trouver dans une jarre ou dans une tablette d’argile et ne pas craindre celui qui par la lecture des tables arrive à prévoir les phases de la lune ? ».

Et, en revenant à un développement de la pensée scientifique nourrie de la pensée d’Aristote, Jean-Claude Oriol fait remarquer qu’elle servit de point d’appui à la doctrine officielle de l’église, par la démarche de Thomas d’Aquin (1225-1274). Cependant, il ajoute alors (ORIOL, 2007, p. 20) :

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« Mais ce qui a permis le développement de la pensée et de la méthode scientifique, devient un obstacle pour développer une pensée statistique, […car] lorsqu’on lit chez Aristote (Aristote,

Derniers analytiques) dans le début du chapitre VIII des « Derniers analytiques » : “ Toute conclusion démontrée est éternelle : il n'y a donc pas de démonstration pour les choses périssables, de même qu'il n'y a pour elles que science d'accident. - Les définitions sont éternelles comme les démonstrations, dont elles ne sont qu'une forme. – La démonstration peut s'appliquer à certaines choses passagères, mais dont l'essence est éternelle, par exemple certains phénomènes naturels ” on retient qu’ « il n’y a pas de démonstration pour les choses périssables ».

Après ce rappel, il appert que la prévision du futur s’est installée comme un affront à l’ordre religieux pour qui seul Dieu peut prévoir et régenter toute destinée. L’organisation d’une pensée statistique, s’ancrant dans l’axe du temps, tirant des conclusions, sources de projection et d’orientation des actions de l’homme, ne fut jamais chose facile. La transgression ne fut possible que par le biais de la recherche permettant d’échafauder la théorie des jeux (Pascal…). Néanmoins, force est de constater que cet interdit perdure sous forme d’effets imperceptibles et inconscients : qui n’a pas entendu parler de ces chercheurs férus de respect à l’encontre des méthodes rationnelles dans leur besogne professionnelle mais qui s’en réfèrent aux prédictions d’un voyant pour répondre à leurs interrogations personnelles ? Cette protection par la statistique face au risque d’enfermement dans une lecture actuelle, et spontanée des événements, complète l’effet d’analyse objective des aspects pédagogiques de la formation de l’élève, obligé de surseoir ainsi à notre intention spontanée de résultat immédiat.

4.1.5. La statistique, un moyen d’apprécier la complexité du vivant L’étudiant comme l’enseignant qui se voit confier des élèves dont il aura la charge d’aider à la construction de leur savoir, n’échappe pas aux problèmes de la complexité du vivant. Appuyons-nous sur l’ouvrage de Hervé Barreau (BARREAU, 1990), pour revenir sur les recherches conduites par G. Canguilhem dans sa thèse de médecine6, et en particulier sur son analyse de l’Introduction à l’Étude de la Médecine expérimentale. Barreau rappelle de Canguilhem expose :

« cinq raisons qui rendent la méthode expérimentale beaucoup plus délicate à manier dans les laboratoires de biologie que dans ceux de physique et chimie. Tout d’abord, il faut prendre garde à la spécificité du vivant, qui accuse à tous les stades de la

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6 Pour exposer les deux problèmes évoqués dans sa thèse de médecine sur le normal et le pathologique, intitulée

Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique (1943), Georges Canguilhem se réfère

pour, l'essentiel, à Auguste Comte, surtout à la 40e Leçon du Cours de philosophie positive, et à Claude Bernard, surtout à l'Introduction à la médecine expérimentale .

différenciation, de variété en variété, d’espèce à espèce, de l’animal à l’homme. Ensuite à l’individuation, […] qui n’autorise pas à considérer que tous les individus d’une même variété qu’on soumet à des expériences sont exactement les mêmes. Troisièmement à la totalité de l’organisme, […] qui ne permet pas de considérer un organisme diminué d’un organe puisque l’amputation en a fait un autre organisme. Quatrièmement à l’irréversibilité des phénomènes biologiques, qui contraste avec la réversibilité au moins élémentaire des phénomènes mécaniques […]. Enfin on ne peut faire fi des problèmes éthiques, que pose l’expérimentation sur des sujets humains […] ». (BARREAU, 1990, pp 78-79)

Ces cinq repères distinctifs, sont profondément liés par leur problématique et les réponses à y apporter à celles de l’éducation d’une part et d’autre part, à l’apprentissage de la statistique : idées de variabilité, de dualité et complémentarité entre variables descriptives d’une partition d’une population ou de sa fonction évolutive, de relation systémique entre les variables, d’irréversibilité et de protection éthique entourant les phénomènes observés. La statistique, ouvrant l’accès au “vivant”, nous aide ainsi à porter un regard global sur ce qui nous entoure et également sur notre action d’enseignement.

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