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Excursus II : le paradigme du performatif

I. L’anonymat comme critique de l’intériorité privée

Il m’arrive aussi de croire que, bien que rien ne se passe, je me rapproche du lieu où j’espérais combattre.

Maurice Blanchot, Celui qui ne m’accompagnait pas

Dans les dernières années de son parcours, Foucault a souligné à maintes reprises que le thème fondamental de ses recherches n’était pas tant le pouvoir que la question du sujet. C’est dans cette perspective que devient pleinement intelligible son choix de prendre les différents types de résistance au pouvoir comme point de départ de son analyse. En fait, ce nouveau point de départ implique une reformulation du problème politique :

Et si les luttes aujourd’hui n’étaient plus seulement des luttes contre les dominations politiques, plus seulement des luttes contre les exploitations économiques, mais des luttes contre des assujettissements identitaires?10

Plusieurs préféreront voir ici une problématique exclusive au 3ème Foucault; mais tel n’est pas le

cas. Bien sûr, cette reproblématisation est explicitement formulée dans le cadre de ses recherches à propos de l’esthétique de l’existence et du souci de soi chez les Grecs antiques. Et c’est bien là un problème selon plusieurs critiques, qu’on pourrait formuler ainsi : est-ce que l’esthétique de l’existence est compatible avec une résistance politique effective? Ne viendrait- elle pas dissoudre la tension antagoniste au profit d’un repliement sur soi narcissique? L’objection est de taille, et tout à fait pertinente, plus encore aujourd’hui qu’à l’époque où Foucault a écrit ces lignes. Mais elle présuppose une certaine idée de l’affirmation politique dont la remise en question constitue précisément un des enjeux de la reformulation du problème politique chez Foucault. On pourrait par exemple poser la question : qui est le sujet d’action politique chez Foucault? Mais l’unité de ce « qui », qui convient si bien au Ricœur du Soi-même

comme un autre lorsqu’il s’agit de mettre en évidence « l’irréductible » dimension qualitative du

sujet, nous fait perdre de vue la puissance propre du comment qui commande les expériences foucaldiennes. De sorte que la question la plus à même de nous faire entrer dans la conception foucaldienne de la résistance, ce n’est pas celle qui nous amènerait à mieux définir un sujet d’action politique, mais plutôt celle qui nous permet d’envisager la condition de possibilité propre à l’expérience du politique à notre époque : comment faire sienne la force de l’anonymat?

Dans la foulée de Nietzsche, mais aussi de Bataille ou Blanchot, le concept d’expérience est au cœur de l’entreprise foucaldienne. C’est une expérience (limite) qui a pour but « d’arracher le sujet à lui-même (…) c’est une entreprise de dé-subjectivation. »11 L’expérience chez Foucault,

c’est quelque chose qui vient remettre en question l’unité du sujet. En ce sens, elle s’oppose à la conception courante de l’expérience comme quelque chose d’essentiellement personnel et privé, qui nous distinguerait absolument de ces autres qui n’ont pas vécu « les mêmes expériences que moi ». Pour Foucault,

Une expérience est quelque chose que l’on fait tout à fait seul, mais que l’on ne peut faire pleinement que dans la mesure où elle échappera à la pure subjectivité et où d’autres pourront, je ne dis pas la reprendre exactement, mais du moins la croiser et la retraverser.12

Dans cette remarque de Foucault, on voit que la conception de l’expérience comme désubjectivation préfigure également une certaine idée du commun et de sa production. La possibilité de poursuivre, croiser et retraverser l’expérience d’autrui ne va pas (jamais) de soi. Elle constitue vraisemblablement un des enjeux-clés de la résistance à l’ère du gouvernement par individualisation.

La confrontation entre Rorty et Foucault illustre cette situation et met en évidence le contexte actuel dans lequel s’inscrit la résistance. Dans son livre Contingency, Irony and Solidarity, Rorty privatise le frisson du nous avec un naturel et une aisance qui rend parfaitement l’ethos libéral qui domine sans partage, du moins en Amérique du Nord. Ou pour le dire autrement : Rorty a le mérite non négligeable d’exprimer très clairement le fond d’entente opérant dans les sociétés libérales (ou à tout le moins, son idéal de pacification des rapports humains). Il est un farouche défenseur de ce qu’il convient d’appeler la privatisation de l’existence :

I disagree with Foucault whether in fact it is necessary to form a new “we”. My principal disagreement with him is precisely over “we liberals” is or is not good enough.13

Many passages in Foucault exemplify what Bernard Yack has called the « longing for total revolution » (…) It is precisely this sort of yearning which I think should, among citizens of a liberal democracy, be reserved for private life. (…) Most

11 Michel Foucault, « Entretien avec Michel Foucault », in Dits et écrits II 1976-1988, Gallimard, Paris, 2001, p.

862.

12 « Entretien avec Michel Foucault », p. 866.

ironists confine this longing to the private sphere, as Proust did and as Nietzsche and Heidegger should have done. Foucault was not content with this sphere.14 (Je

souligne)

La critique de Rorty est très claire : Foucault ne sait pas se contenter des libertés telles qu’elles lui sont consenties dans le cadre de nos démocraties libérales contemporaines.15 Sa critique

renvoie à une distinction très nette entre les sphères publique et privée, en soulignant que le genre de changements auquel Foucault aspire, les désubjectivations qu’il souhaiterait voir se répandre pour permettre l’émergence de nouveaux « nous », devraient être limitées à la sphère individuelle, ou plus précisément, à l’intériorité privée. Rorty par ailleurs psychologise Foucault en le présentant subtilement comme « immature », dans la mesure où il ne sait pas contenir son désir de « totalité ». Rorty ne récuse pas directement les expériences qui arrachent le sujet à lui- même ; mais ces expériences ne doivent pas « déborder », le sujet doit tout de même savoir rester privé. Un partenaire de l’ordre établi. Un atome de liberté.16

Rorty touche juste. Foucault ne veut pas se contenter d’une stricte esthétique de l’existence d’obédience libérale. Sa critique nous permet de mieux identifier le rôle crucial de la remise en question du sujet dans le projet foucaldien. La question de l’anonymat et de la résistance se formule comme critique de l’intériorité privée et moyen de la désoccuper. L’anonymat foucaldien pourfend la distinction libérale entre le public et le privé. Il ouvre la voie à une politisation de la vie quotidienne, là où Rorty invariablement psychologise le vouloir-vivre. En ce sens, on pourrait parler chez Foucault de résistance extatique, dans la mesure où il s’agit d’une résistance qui implique un « sortir au dehors » de la forme désormais obsolète de l’intériorité privée, afin de se rendre disponible et pouvoir participer à de nouvelles formes d’être-en- commun. Il y a chez Foucault une figuration inédite du politique, qui pose l’anonymat comme seuil premier de

la politisation de l’existence.

14 Contingency, Irony and Solidarity, p.65.

15 Rorty a affirmé à diverses reprises sa position à ce sujet : « I think that contemporary liberal society already

contains the institutions for its own improvement – an improvement which mitigates the dangers Foucault sees. Indeed, my haunch is that Western social and political thought may have had the last conceptual revolution it needs. » Contingency, Irony and Solidarity (p.64). Ou encore: « On my view, we should be more willing than we are to celebrate bourgeois capitalist society as the best polity actualized so far (…) » Richard Rorty, Consequences

of Pragmatism, University of Minnesota Press, Minneapolis, 1982, p.210.

16 Voir à ce sujet l’analyse du libéralisme comme forme de gouvernement « qui se propose de produire de la

Ce thème de l’anonymat chez Foucault se profile à la jonction entre une certaine conception du langage et de la littérature, une pratique unique de l’écriture et une conception des rapports entre sujet et vérité sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir plus loin dans cet essai. Il trouve d’abord sa source dans une certaine conception de la littérature comme « passage au dehors » qui fait voler le « je » parlant en éclats :

Au moment où l’intériorité est attirée hors de soi, un dehors creuse le lieu même où

l’intériorité a l’habitude de trouver son repli et la possibilité d’un repli : une forme surgit –

moins qu’une forme, une sorte d’anonymat informe et têtu – qui dépossède le sujet de son identité simple (…) le dépossède de son droit immédiat à dire Je.17 (Je

souligne)

On reconnaît ici le thème célèbre de la mort de l’homme et de la disparition du sujet. Pour le Foucault de cette époque, « l’expérience nue du langage » met à mal le sujet qui parle; elle en dissout l’unité, le fait « disparaître ». L’être du langage n’apparaît pour lui-même que dans la disparition du sujet :

Le jeu propre, autonome du langage vient se loger là précisément où l’homme vient de disparaître. Depuis, on peut dire que la littérature est le lieu où l’Homme ne cesse

de disparaître au profit du langage. Où « ça parle », l’homme n’existe plus.18

Il y aurait beaucoup à dire sur « cet anonymat du langage libéré »19, mais ce qui nous intéresse

ici, c’est de montrer en quoi cette conception du langage et de la littérature est partie prenante chez Foucault d’une pratique de la résistance. On voit d’abord qu’elle interdit de prendre l’intériorité de « l’homme » pour refuge; elle remet en doute la possibilité d’une intériorité irréductible au dehors, d’un sujet constitué a priori. On rencontre une fois encore le thème de la désubjectivation : faire l’expérience du langage en tant que tel, ici dans un contexte littéraire, c’est l’occasion d’une désubjectivation.

On a déjà beaucoup écrit sur la fonction désubjectivante de la critique foucaldienne, sur la critique comme désubjectivation et « condition cruciale de la liberté » (Couzens Hoy). Dans cette perspective, l’enjeu est de nous faire voir la contingence de ce que nous sommes devenus, et ainsi de montrer que ce qui semblait le plus naturel et évident dans nos comportements et nos institutions est susceptible d’être transformé. Évidemment, tout l’art de la critique

17 Michel Foucault, « La pensée du dehors », in Dits et écrits I, Gallimard, Paris, 2001, p. 562. 18 Michel Foucault, « L’homme est-il mort »?, in Dits et écrits I, Gallimard, Paris, 2001, p. 572. 19 « La pensée du dehors », p. 565.

foucaldienne ici est de ne suggérer aucune voie concrète de transformation – de là le problème qu’on a déjà évoqué d’une résistance « en négatif » chez Foucault et les reproches de nihilisme qui s’en suivent. Cette négativité essentielle de la critique est évidemment centrale chez Foucault; on en retrouve par exemple une illustration claire dans cette déclaration où, refusant d’entrer dans le jeu des alternatives « constructives », il affirme : « Je pense qu’imaginer un autre système, cela fait actuellement encore partie du système. »20

Cette analyse du projet foucaldien centrée autour de l’idée de désubjectivation me semble tout à fait pertinente. Mais dans le cadre de ce travail, elle demeure trop générale et demande à être précisée. Quelle subjectivité s’agit-il ici de désoccuper? Au-delà de la critique philosophique de l’unité du sujet, et en complément à ce que nous avons déjà mis en lumière avec Rorty, la réponse foucaldienne est sans équivoque : il s’agit de la subjectivité humaniste, et plus précisément, d’un certain rapport au pouvoir commandé par les idéaux de l’humanisme :

L’humanisme, c’est ce qui a inventé tour à tour ces souverainetés assujetties que sont l’âme (souveraine sur le corps, soumise à Dieu), la conscience (souveraine dans L’ordre du jugement; soumise à l’ordre de la vérité), l’individu (souverain titulaire de ses droits, soumis aux lois de la nature ou aux règles de la société), la liberté fondamentale (intérieurement souveraine, extérieurement consentante et accordée à son destin). Bref, l’humanisme est tout ce par quoi en Occident on a

barré le désir du pouvoir – interdit de vouloir le pouvoir, exclu la possibilité de le

prendre. Au cœur de l’humanisme, la théorie du sujet (avec le double sens du mot).21

La réponse de Foucault ne renvoie donc pas seulement à une forme déterminée historiquement de production de subjectivité (l’humanisme), mais de manière beaucoup plus intéressante dans le cadre de cette étude, à une certaine manière d’entrer en relation avec « le » pouvoir. Foucault dit que l’humanisme a fonctionné en tant que restriction au désir de pouvoir, qu’il l’a conçu de manière telle qu’il devient finalement impossible de s’en saisir. Qu’est-ce que cela signifie au juste? Dans sa version libérale telle que défendue par Rorty, cela pourrait vouloir dire qu’en se contentant de la stricte séparation entre public et privé, nous ne parviendrons jamais à réellement mettre en cause le système de notre assujettissement. Dans cet ordre d’idée, il semble bien que Rorty ait tout à fait raison de supposer chez Foucault un désir de pouvoir, « a longing for total revolution » qui déborde les limites qui définissent le

20 Michel Foucault, « Par-delà le bien et le mal », in Dits et écrits I, Gallimard, Paris, 2001, p. 1102. 21 « Par-delà le bien et le mal », p. 1094.

sujet de droit de nos démocraties libérales telles que nous les connaissons. Saisir le pouvoir, dans une perspective foucaldienne, cela ne signifie certainement pas se saisir de l’État, ou d’un quelconque « organe » de pouvoir. Est-ce à dire que ce désir de pouvoir dont fait état Foucault serait précisément ce qui permettrait d’aller à l’encontre de la privatisation de l’existence? Ce que Rorty ne permet pas de penser, ce pourquoi « total revolution » n’apparait guère ici que comme un sinistre mot-épouvantail (le désir de pouvoir est-il nécessairement totalitaire?), c’est le devenir-révolutionnaire, c’est la fenêtre de politisation que Foucault entrouvre et les pratiques de liberté qui y correspondent.