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En guise d’introduction : Thérapeutique vs politique dans l’œuvre de Sloterdijk

Excursus II : le paradigme du performatif

I. En guise d’introduction : Thérapeutique vs politique dans l’œuvre de Sloterdijk

de la pensée de Sloterdijk, en prenant pour fil conducteur la question du pouvoir et son élaboration politique. D’entrée de jeu, c’est-à-dire dès sa célèbre Critique de la raison cynique, Sloterdijk établit une distinction polémique essentielle qui aura valeur programmatique : « L’Aufklärung psychologique et l’Aufklärung politique sont des adversaires : non seulement elles se font concurrence pour l’énergie libre des individus, mais encore elles se heurtent souvent dans leur objet. »1 Stigmatisant « la naïveté psychologique de la vieille notion de politique » 2 et

affirmant que « les psychologies des profondeurs sont pour ainsi dire le cœur pensant de la modernité »3, Sloterdijk développera progressivement une pensée du thérapeutique, dont on

peut dire qu’elle constitue sans doute le trait le plus déterminant de son œuvre.

2. Chez Sloterdijk, le thérapeutique en-globe littéralement le champ du politique, ou pour le dire autrement : à l’universalité du politique, Sloterdijk souhaite opposer un « souci thérapeutique généralisé »4 qui « interroge l’individu sur ses capacités à supporter son cosmopolitisme

congénital »5. La pensée du thérapeutique chez Sloterdijk s’inscrit d’emblée dans un horizon

cosmopolitique, et l’étrangeté apparente de la formule de « cosmopolitisme congénital » ne fait qu’anticiper sur le développement ultérieur de sa « théorie des sphères » et ses considérations sur les processus immunitaires.

1 Peter Sloterdijk, Critique de la raison cynique, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1987, p.121. 2 Critique de la raison cynique, p.103.

3 Peter Sloterdijk, Le penseur sur scène. Le matérialisme de Nietzsche, Christian Bourgois éditeur, Paris, 1990, p.189. 4 Peter Sloterdijk, Ni le soleil ni la mort. Jeu de pistes sous forme de dialogue avec Hans-Jürgens Heinrichs, Fayard, paris,

2003, p.254.

3. Dans un premier temps donc, c’est-à-dire essentiellement dans Critique de la raison cynique et dans Le penseur sur scène : le matérialisme de Nietzsche, on assiste à l’élaboration d’une pensée qui interprète le politique dans le contexte général d’une critique radicale de la métaphysique de la subjectivité. Il s’agira par exemple, là où la politique révolutionnaire érige traditionnellement la partialité en valeur de vérité afin de se constituer comme sujet d’action unilatéralisé, de « dénévrotiser la politique » :

Disons ceci : comme s’opère, depuis le ventre maternel, la chute dans le capitalisme tardif, s’accumule une douleur d’individuation dont on ne saurait tenir pour responsable le capitalisme tardif comme tel – aussi concevable que soit ce réflexe et aussi nombreux que soient les discours qui nous disent où trouver le coupable quand nous sommes instinctivement à sa recherche. Pour digérer sous- politiquement cette douleur qui appartient, non à la formation de la société, mais au cycle de la vie, il faut une thérapeutique antipolitique consciente de soi – non pour dépolitiser les individus, mais pour dénévrotiser la politique, pour protéger la politique de mouvements psychodynamiques et de courts-circuits dionysiaques.6(Je souligne)

[Par le thérapeutique], la politique est libérée du soupçon d’être directement responsable des auto-poétifications et des souffrances de l’individuation de la vie individuelle.7

4. Cette critique radicale du tout-politique effectuée depuis le champ du thérapeutique constitue un des gestes essentiels de la pensée de Sloterdijk. Qu’est-ce qui est en jeu dans cette contestation radicale des prétentions du politique? Malgré la référence implicite à une certaine forme de ressentiment (« trouver le coupable »), on se méprendrait gravement sur la nature de cette critique en la réduisant à une simple tentative de psychologisation.8 Cela nous conduirait,

entre autre chose, à perdre de vue les motifs théologiques et religieux essentiels dans la pensée du thérapeutique, et dont Sloterdijk se réclame explicitement. Ou plutôt : si Sloterdijk prétend

6 Le penseur sur scène. Le matérialisme de Nietzsche, p.197. 7 Le penseur sur scène. Le matérialisme de Nietzsche, p.198.

8 Le dernier livre de Sloterdijk, Colère et temps. Essai politico-psychologique (Paris, Maren Sell, 2007), semble

contredire, du moins en partie, cette interprétation. Sloterdijk s’y adonne en effet à une assimilation sommaire des formes d’agir dissensuelles-révolutionnaires à l’expression du ressentiment et à sa fructification, décrivant ainsi une véritable économie planifiée de la colère qui, au 20ème siècle, aurait culminé sous la forme d’une

« banque mondiale de la vengeance » – le communisme. Ce livre bavard et médiocre, furieusement nietzschéen, ne rend pas justice aux meilleures intuitions de Sloterdijk concernant la formation des écumes humaines et leurs puissances bioplastiques. Il ne laisse par contre guère de doute sur la portée de la thérapie cosmico- impériale que propose un Sloterdijk décidément toujours plus à l’aise dans le rôle de grand kybernetes du vaisseau humain. Pour plus de détails sur la question, je renvoie à mon article « La terapia cosmico-imperial de Peter Sloterdijk » in Espai en blanc, Vol.3-4, Editions Bellaterra, 2008.

révéler des mécanismes demeurés inconscients dans le politique, c’est le plus souvent pour mettre en lumière – dans la plus pure tradition de l’Aufklärung psychologique – « la fonction du politique comme théologie de remplacement »9 (1987, p.563). Ce genre de rapprochement

entre le politique et le religieux revient tout au long de son œuvre : c’est qu’il se situe, de son propre aveu, dans l’œil du cyclone des religions, « tellement à l’intérieur que la religion a disparu », son projet demeurant du reste inintelligible si on ne tient pas en considération qu’il pense expressément à partir du point « d’où l’on formule des religions positives »10. Cette

posture unique dans le champ philosophique contemporain explique en partie la virulence de sa critique du livre Empire de Hardt et Negri, cette « bible de l’altermondialisme », tel qu’on pouvait le lire sur la couverture de la traduction française format poche, qu’il renvoie sèchement à sa dimension religieuse inassumée :

Cet « empire » ne peut être pensé qu’au singulier et a un caractère strictement œcuménique (…) De la même manière qu’il arrive fréquemment que l’Église ne puisse se distinguer du monde auquel elle prétend résister, on ne peut pas non plus couper clairement la multitude de l’univers du capital dont elle veut s’éloigner (…) Seule une décision mystique permet aux membres de l’affluent left de savoir qu’ils sont encore à gauche (…) Ils utilisent comme point d’appui une observation introspective, le fait qu’ils sentent en eux un pur être-contre : comme l’ennemi contre lequel on s’insurge n’a plus de contour, l’affect du « contre » doit suffire :

this being against becomes the essential key to every active position in the world… De facto, ces against-men, avec leur appartenance à l’Église d’opposition, sont comme tous les

contemporains des clients ambivalents du donné.11

À vingt ans d’intervalle, cette critique d’Empire et les considérations sur la limitation thérapeutique du politique s’éclairent mutuellement. La critique d’Empire illustre comment Sloterdijk rejette toute interprétation de la souffrance d’être-au-monde renvoyant simplement à un ultime antagonisme politique, et comment d’autre part il disqualifie toute prétention de faire reposer quelconque « position active dans le monde » sur un être-contre réactif. Sa condamnation de la passion totalisante du politique est sans appel, tant au niveau théorique (partition du monde entre empire et multitude), que pratique (la vérité subjective de l’être- contre comme fondement d’une position active dans le monde).

9 Critique de la raison cynique, p.563.

10 Peter Sloterdijk, Essai d’intoxication volontaire, Hachette Littérature, Paris, 2001, p.126 11 Peter Sloterdijk, Sphère III : Écumes, Maren Sell, Paris, 2005, p.730-731.

4.1 La critique du tout-politique de Sloterdijk ne va pas sans rappeler les positions de Lacan, très prompt à renvoyer dos-à-dos apologétique chrétienne et croyance politique moderne. Ce parallèle avec Lacan doit par contre être précisé. Il est justifié dans la mesure où la psychanalyse participe de cette Aufklärung psychologique dont se réclame Sloterdijk, ce dernier reconnaissant d’ailleurs d’emblée l’influence que Lacan a pu avoir sur sa pensée. Leur proximité pourrait se résumer à un accord de fond quant à la critique du fétichisme de l’identité, « maladie mentale de l’homme occidental » dira Lacan, et dont l’expression la plus subversive consiste sans doute dans l’inversion de la règle freudienne « Où Ça était, je dois advenir » par « Là où j’étais, Ça doit advenir. » Ce rapprochement entre Lacan et Sloterdijk risque par contre de porter à confusion si on ne précise pas comment s’articule la critique de Lacan au tout-politique. Pour faire bref, il en va ici encore du rapport du politique à la totalité : pour Lacan,

(…) l’idée imaginaire du tout telle qu’elle est donnée par le corps, comme s’appuyant sur la bonne forme de satisfaction, sur ce qui, à la limite, fait sphère, a toujours été utilisée dans la politique, par le parti de la prêtrise politique.12

Le désir quasi parménidien de faire sphère qui anime le politique est ce qui, pour le célèbre théoricien du désir comme manque, ne saurait en aucun cas être accepté comme tel. En insistant sur le caractère imaginaire de ce « tout » fondé sur le modèle du corps, et en évoquant un « parti de la prêtrise politique » qui chercherait à imposer à ses ouailles ses formes de la « bonne satisfaction », Lacan cherche à désigner une insuffisance dans le cœur même de la ratio politique. Ce faisant, la critique psychanalytique du politique réitère l’opposition entre

l’Auflkärung psychologique et l’Aufklärung politique mise de l’avant par Sloterdijk.

4.2 Mais au-delà de cette distinction préliminaire entre les deux Aufklärung, à propos de laquelle s’entendent manifestement Lacan et Sloterdijk, le commentaire de Lacan révèle un profond dissentiment en regard de la question du corps et du rapport à la totalité. C’est loin d’être une question marginale : ici s’esquisse vraisemblablement la ligne de partage essentielle de la pensée philosophico-politique continentale contemporaine, et ce n’est pas trop forcer le trait que d’en faire remonter la source (au moins partiellement) à Lacan. Cette ligne de partage, illustrée

12 Cité par Paul-Laurent Assoun, « De Freud à Lacan, le sujet du politique », in Cités N.16, « Jacques Lacan :

psychanalyse et politique » Paris, 2003. Au sujet du désir de totalité du politique, dans une perspective légèrement différente : « L’idée que le savoir puisse faire totalité est, si je puis dire, immanente au politique en tant que tel. » Jacques Lacan, Séminaire XVII, « L’envers de la psychanalyse », 17 décembre 1969.

sommairement, place d’un côté Badiou, Zizek et Rancière – les deux premiers se réclamant directement de Lacan, le troisième partageant son souci de la « désincorporation »13; et

Agamben, Deleuze, Foucault et Sloterdijk, de l’autre. 14 Ce qu’il y a peut-être de plus frappant

dans cette démarcation, c’est de voir comment les premiers prétendent à une plus grande radicalité politique, en disqualifiant a priori les approches néo-nietzschéennes (Rancière dira par exemple qu’« il n’y a pas de politique dionysiaque »), ou en revendiquant la vérité du passage à

l’acte révolutionnaire. En dernière analyse, ce qui est ici en jeu, c’est la constitution d’un sujet

d’action politique. Ultimement, c’est l’œuvre entière d’un Zizek qui s’articule autour de cette question, de son rejet du néo-nietzschéisme à son éloge débridé de Lénine :

With biogenetics, the Nietzschean program of the emphatic and ecstatic assertion of the body is thus over. Far from serving as the ultimate reference, the body loses its mysterious impenetrable density and turns into something technologically manageable, something we can generate and transform through intervening into its genetic formula – in short, something the « truth » of which is this abstract genetic formula.15

The problem of today’s philosophico-political scene is ultimately best expressed by Lenin’s old question “What is to be done?” – how do we reassert, on the political terrain, the proper dimension of the act?16

Est-il besoin de répondre à l’énormité de la première remarque? Zizek serait-il en attente de la découverte du gène de la présence extatique au monde..? Malgré ses lectures plus que douteuses de certains auteurs (pensons à Deleuze), il demeure tout de même un excellent interlocuteur pour tenter de formuler la question de l’agir politique. L’intérêt de cette première remarque de Zizek réside dans le fait qu’elle indique, par la « négative » et de manière très radicale, le lieu de la négativité essentielle de la subjectivité telle qu’interprétée dans une perspective lacano-hégélienne. Négativité qui introduit un écart irrémédiable entre le corps et le sujet proprement dit : dans la tradition cartésienne dont Lacan, et par suite, Zizek, se réclament, « j’ai un corps », ce qui s’oppose directement avec les tentatives phénoménologico- extatiques de penser l’unité du corps et du sujet parlant, dans laquelle s’inscrit pleinement

13 « L’homme est un animal politique parce qu’il est un animal littéraire (…) Les voies de la subjectivation

politique ne sont pas celle de l’identification imaginaire, mais de la désincorporation littéraire. » Jacques Rancière, Le partage du sensible, Éditions La Fabrique, Paris, 2000, p. 63-64.

14 Cette distinction est évidemment trop grossière. Malgré de nombreux points communs, Deleuze et Foucault, et

à plus forte raison, Agamben et Sloterdijk s’opposent sur des points essentiels.

15 Slavoj Zizek, Organs without Bodies, Verso, New York, 2004, p.25.

Sloterdijk.17 Plutôt que d’insister sur une division essentielle du sujet sur laquelle fonder le

politique, Sloterdijk préfèrera élaborer une description des puissances plastiques qui produisent l’humain, ce qui implique une conception forte de l’idée de sphère anthropogénétique qui intègre le politique. Cette manière d’aborder la puissance plastique anthropogénétique rapproche Sloterdijk de la biopolitique affirmative telle qu’elle s’est développée dans les dernières années dans le sillage de la pensée de Deleuze. Cette conception du biopolitique, basée sur un monisme de l’affect et davantage portée à s’interroger sur les conditions moléculaires de l’exercice du pouvoir, s’éloigne par contre sensiblement de l’analyse du biopouvoir développée par Foucault et Agamben.

Dans la deuxième remarque de Zizek, la référence à Lénine met en relief l’acte politique par excellence, la révolution, cette « négativité enfin descendu dans les choses » comme disait Marx :

With Lenin, as with Lacan, the point is that the revolution ne s’autorise que d’elle-

même: we should venture the revolutionary act not covered by the big Other – the

fear of taking power “prematurely”, the search for the guarantee, is the fear of the abyss of the act.18

À la lumière de ces deux remarques, il s’agit de voir comment elles projettent un authentique sujet de l’action politique qui, sans avoir recours à un grand Autre ou à quelconque assurance extatico-totalisante, assume le caractère absolument contingent et performatif de toute activité humaine, et affronte avec virilité – le vide de l’acte.19

5 Nous allons maintenant anticiper quelque peu sur la suite de ce travail. Nous dirons : « Que faire? » est une question essentiellement métaphysique – le vide de l’acte qu’elle implique est un

17 Voir à ce sujet les nombreux (et très substantiels) développements de cette question dans Slavoj Zizek, Organs

without Bodies, p. 87 à 93, et p. 120 et suivantes.

18 Slavoj Zizek, Revolution at the Gates, Verso, New York, 2002, p.8.

19 Dans cette optique, s’en tenir à la contingence de l’existence et de l’agir humain semble suffire à éviter les

« dangereuses » totalisations métaphysiques. De toute évidence, il s’agit ici d’une interprétation de la métaphysique qui, quoique tout à fait recevable, diverge de celle que Sloterdijk développe dans ses ouvrages. À titre purement indicatif, et sur un ton moins polémique, je cite ce passage éloquent de Contingency, Hegemony and

Universality, qui me semble donner une excellente idée de la manière dont la question de l’agir politique

s’élabore dans cette tradition de pensée (Laclau et Butler font eux aussi visiblement grand cas des apports théoriques de Lacan): « There are significant differences among us on the question of the « subject », and this comes through as we each attempt to take account of what constitutes or conditions the failure of any claim to

identity to achieve final or full determination. What remains true, however, is that we each value this « failure » as a condition of democratic contestation itself. » (Je souligne). In, Butler, Laclau, Zizek, Contingency, Hegemony and Universality, Verso, New York, 2000, p. 2.

vide proprement métaphysique, qui recoupe l’écart entre la théorie et la pratique. Son impensé, c’est la question du pouvoir, envisagée de manière immanente. Question qu’il faut reprendre du début, à partir du corps et du rapport à la totalité – c’est donc dire, sur un mode extatique. Au

vide de l’acte lacanien et au sujet d’action qui lui correspond, opposer le vide processuel et

immanent du non-agir – l’acte s’assemble seulement dans ce vide diront les taoïstes.

6. Pour bien saisir ce qui est en jeu dans la critique du tout-politique chez Sloterdijk, il faut voir dans le détail comment il développe une conception non-métaphysique du pouvoir et de son élaboration politique. Car s’il y a un problème politique récurrent à notre époque, c’est effectivement celui de la constitution d’un sujet d’action, ou encore d’une manière d’assurer le passage à l’acte, formulations que nous allons désormais subsumer dans la question de l’agir. Ce n’est évidemment pas par hasard que la critique de Sloterdijk contre Hardt et Negri s’abat précisément sur ce point (« this being against becomes the essential key to every active position in the world »). C’est, comme on peut déjà l’entrevoir, ce que la critique anti-métaphysique du pouvoir remet fondamentalement en question. Si donc la métaphysique désigne l’ensemble des efforts pour stabiliser un référent pour l’action, comment Sloterdijk pense-t-il non- métaphysiquement la question de l’agir?