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L’analyse de l’action managériale : le courant de la « strategy as practice »

Traditionnellement, les encadrants de proximité n’étaient pas considérés comme faisant partie du processus d’élaboration de la stratégie dans l’organisation. Pourtant, la vision du management de proximité comme « la politique des directions d’entreprise continuée par des

moyens humains de proximité » (Mispelblom Beyer, 2006, p. 24) tend à surévaluer la transparence et la rationalité des organisations, tout en occultant le travail de « sensemaking » de ces acteurs. Or, « les managers intermédiaires sont plus que des axes de liaison passifs,

transmettant aveuglément des instructions des cadres dirigeants vers le bas l'organisation » (Rouleau and Balogun, 2008, p. 2). En effet, il semble que le manager de proximité joue un rôle majeur au sein de l’organisation où, en créant du sens et en le communiquant à son entourage, il interprète et contribue à faire exister la stratégie de l’organisation.

Enquêter sur le travail d’encadrement de proximité nécessite alors d’analyser le quotidien du manager de proximité afin de mettre en évidence, d’une part, les activités présentant les écarts les plus importants entre le travail prescrit et le travail réel et, d’autre part, leurs relations avec leurs équipes et leur direction. Il s’agit donc d’observer le travail réel des managers en s’immergeant dans leur univers pour comprendre progressivement leurs pratiques, même lorsqu’ils ne les formulent pas explicitement « ce qui conduirait à distinguer, dans les

interprétations que l'on recueille auprès des exécutants, ce qu'ils jugent être la bonne manière de faire et ce qu'ils font réellement ; mais aussi à analyser davantage en termes de négociation la régulation effective, le compromis du « travail réel » » (Reynaud, 1988, p. 15). A ce propos, Rouleau et Balogun (2008) ont mis en évidence le fait que, pour les managers intermédiaires, l’interprétation et l’action sont fondées sur des connaissances pratiques. La pratique est inséparable de l’acteur qui la réalise, elle s’ancre dans le quotidien de l’organisation et dans ses routines. Les connaissances pratiques reposent sur le non-dit et la structure invisible d’une situation acquise à travers le temps. Autrement dit, c’est ce que nous savons sans savoir explicitement que nous le savons. Ils expliquent ainsi qu’il est particulièrement important d’explorer la manière dont les managers de proximité utilisent ces connaissances pratiques dans leurs activités quotidiennes dans la mesure où leur rôle stratégique est souvent informel, privé de l’autorité dont jouissent ceux qui exercent un rôle stratégique plus formellement reconnu (Rouleau et Balogun, 2008).

Les compétences et aptitudes stratégiques décrites sont généralement moins liées aux rôles formels des acteurs qu’aux activités informelles à travers lesquelles ils donnent un sens aux

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changements, les influencent ou utilisent leurs réseaux. C’est pourquoi les chercheurs travaillant dans la perspective de la « strategy-as-practice » soulignent la nécessité de comprendre les praticiens et les ressources dont ils s’inspirent pour accomplir leur travail en mettant généralement l’accent sur le rôle de l’individu et sur son action consciente et réfléchie en matière de stratégie.

Concrètement, ce courant cherche à déterminer les ressources, les contraintes et les stratégies mises en œuvre par les différents acteurs d’une organisation en étudiant leurs pratiques. Ce courant, formalisée à la fin des années 1990 par Whittington et essentiellement alimenté par des travaux européens (avec des contributeurs originaires du Royaume-Uni, de France, de Scandinavie, d'Allemagne et de Suisse), s’inscrit ainsi dans le « tournant pratique » (lié notamment aux travaux en sciences sociales de Pierre Bourdieu, Michel Foucault, et Anthony Giddens) et s’attache à comprendre la construction de la stratégie par l’analyse des interactions entre praticiens, autrement dit à travers l’appréhension simultanée des pratiques de fabrication de la stratégie et sa mise en œuvre (Jarzabrowski, 2004).

Ce courant examine ainsi les façons dont les individus (qu’ils soient chefs d’entreprise, cadres intermédiaires, consultants…) mobilisent les outils de la pratique ou adoptent des compétences et des rôles spécifiques lorsqu’ils s’engagent dans une activité stratégique. La stratégie, analysée à l’aune des pratiques, se voit ainsi considérée comme une pratique sociale accordant de fait un rôle majeur aux acteurs de l’organisation (Whittington, 1996). En effet, ce courant souligne l’importance des processus pratiques et des activités quotidiennes, en établissant l’acteur au cœur de l’activité stratégique, tandis qu’elle n’était considérée jusqu’alors qu’à un niveau supérieur, celui de l’organisation.

La stratégie est moins envisagée comme un objet qui appartient à l’organisation, que comme un objet qu’elle élabore et construit, ce qui implique de remettre le travail et les pratiques des acteurs au cœur de l’analyse à travers l’adoption d’une perspective socio-matérielle : « paying

attention to the strategists, to their activities, including the materials which they use and the organizational contexts which shape and are shaped by these activities » (Jarzabkowski et Kaplan, 2010, p. 54). Dès lors, l’objet de la recherche ne se trouve plus être la stratégie en tant que telle, mais c’est le processus par lequel elle se construit, qualifié de « strategizing » : «“Strategizing” refers to the “doing of strategy”; that is, the construction of this flow of

activity through the actions and interactions of multiple actors and the practices that they draw upon » (Jarzabkowski, et al, 2007, p. 8).

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En plaçant les pratiques des acteurs au centre de l’analyse, le courant de la « strategy as

practice » réinterroge le processus stratégique et attire l’attention sur l’importance de certains objets délaissés par les perspectives précédentes : la traduction de la stratégie en action, l’élaboration et la mise en œuvre dans l’organisation, et le rôle des acteurs. Autrement dit, pour analyser le strategizing, il est indispensable de comprendre la façon dont les acteurs (practitionners) s’impliquent dans un processus d’élaboration de la stratégie (praxis) en mettant œuvre des pratiques socialement situées (practices). Ces éléments renvoient à trois acceptions possibles de la « pratique » (Rouleau, 2013) :

- L’action managériale et les évènements au cours desquels se déroulent les pratiques : il s’agit d’une des approches les plus populaires de la pratique dans la recherche sur la

strategy-as practice. Elle s’ancre dans les travaux de Mintzberg (1973) et son observation des routines quotidiennes de cinq managers afin de mieux décrire ce qu’ils font. Ici, la recherche sur la stratégie en tant que pratique est en partie consacrée à l’analyse de la pratique managériale, en examinant comment les managers élaborent des stratégies ou participent à la formulation de stratégies. La « pratique » fait ainsi référence à l’action par laquelle les managers accomplissent de façon récurrente leur travail stratégique (Jarzabkowski, 2004). L’étude des pratiques managériales de cette manière nous informe non seulement de ce qui constitue la pratique professionnelle de la stratégie (Whittington et

al., 2011) mais fournit également une meilleure vision des compétences et aptitudes que les managers de différents niveaux utilisent pour la stratégie.

- L’approche matérielle basée sur les outils et les artefacts utilisés dans l’organisation : il s’agit moins de s’intéresser à la pratique managériale qu’aux différents ensembles d’outils relationnels, discursifs et matériels liés à la formation de la stratégie. Ici, les « pratiques » sont principalement associées aux procédures, normes et traditions par lesquelles la stratégie est activement accomplie.

- La connaissance et les pratiques discursives : ici, la « pratique » fait référence aux connaissances sociales et tacites que les managers et les autres acteurs utilisent lorsqu’ils élaborent une stratégie. Ce point de vue est basé sur l’hypothèse que la pratique est liée au cadre de connaissances sur lequel les acteurs doivent s’appuyer pour accomplir leur travail de stratégie. Une vision de la pratique comme connaissance s’intéresse au raisonnement ordinaire par lequel les pratiques se trouvent interconnectées et construisent la vie sociale dans les organisations.

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Le courant de la « strategy-as-practice » a souligné l’importance de reconnaître et de comprendre le rôle stratégique de ceux opérant à l'extérieur des échelons supérieurs. Dans cette perspective, la stratégie concerne tous les niveaux de l’organisation et, en tant que telle, n’est pas considérée comme une pratique qui est nécessairement le domaine exclusif des dirigeants, y compris dans son élaboration. Ici, l’enjeu consiste donc à analyser leurs activités de façon détaillée pour comprendre leur impact sur la stratégie de l’organisation.

Notre recherche vise ainsi à se concentrer davantage sur ce que font réellement les managers de proximité, les activités qu’ils réalisent dans l’exercice de leurs fonctions stratégiques. De ce fait, et compte tenu de notre objet d’étude, une approche ethnographique a été considérée comme une méthode d’analyse appropriée, dans la mesure où elle nous permettait de nous concentrer sur la réalité concrète et vécue par les membres de l’organisation en utilisant des données telles que les réunions, les rencontres informelles, les conversations entre les acteurs et d’autres événements. Balogun et al. (2003) ont expliqué dans leurs travaux que les paramètres organisationnels complexes actuels exigent des méthodes diversifiées permettant de fournir davantage d’ampleur et de flexibilité. Ils suggèrent ainsi d’utiliser un éventail plus large de méthodes pouvant offrir plus de robustesse dans la construction de la théorie que le seul usage des méthodes ethnographiques.

Selon Rouleau (2013), un compromis serait de recourir à la recherche ethnographique tout en renouvelant le genre, c’est-à-dire en développant de nouvelles façons de recueillir des données afin de renforcer les relations entre les preuves empiriques et la gamme d’interprétations liées à la notion de pratique. Pour consolider le champ de la strategy as

practice tout en cultivant sa diversité inhérente, quatre voies de production du savoir devraient ainsi être abordées : 1) renforcer l’utilisation des théories sociologiques de la pratique ; 2) renforcer la position alternative de la recherche sur la strategy as practice ; 3) favoriser des contributions théoriques spécifiques ; 4) s'appuyer sur des méthodes ethnographiques organisationnelles (Rouleau, 2013).

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Les organisations sont confrontées de nos jours à de profonds bouleversements vis-à- vis de leur environnement (financiarisation de l’économie, mondialisation des marchés, exigence accrue des clients, ouverture à la concurrence de secteur protégés auparavant, rapidité d’évolution de marchés favorisée par les technologies de l’information et de la communication, évolutions sociétales…), et s’il y a bien une fonction qui doit apprendre à s’adapter à l’évolution et aux contraintes de son environnement, c’est celle de manager de proximité. En effet, ces évolutions organisationnelles et sociales s’accompagnent de nombreuses contraintes et difficultés venues bouleverser les conditions de travail des managers de proximité.

Si les évolutions du travail d’encadrement « s’inscrivent dans une histoire complexe et

multiforme liée au développement des entreprises, aux évolutions des métiers, aux transformations des modes d’organisation et du travail. » (Gillet, 2011, p. 95), s’intéresser aux liens entre management et conditions de réalisation du travail, c’est nécessairement commencer par rentrer dans l’activité des managers afin d’analyser leurs rôles et leurs missions, mais c’est aussi resituer cette activité managériale dans le mode d’organisation, l’histoire, les fonctionnements, et le système dans lesquels se déroule cette activité.

Cette recherche a ainsi été structurée sous une forme classique : partant d’une revue de littérature afin de définir le cadre conceptuel à partir duquel nous avons élaboré notre problématique ; passant par une présentation de l’entreprise étudiée, de ses évolutions et du contexte organisationnel actuel ; expliquant la méthodologie sur laquelle nous nous sommes appuyés pour cette recherche ; avant de présenter les résultats de terrain. Ces données empiriques sont par la suite confrontées au cadre conceptuel mobilisé afin d’explorer tout ce que celui-ci permet d’en dire et d’évaluer son pouvoir explicatif et sa pertinence par rapport à la problématique étudiée.

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Les managers de proximité sont moins victimes d’un phénomène de substitution d’un rôle attendu par un autre, que d’un phénomène d’accumulation, au fil des décennies, des rôles attendus et des responsabilités confiées par la gouvernance des entreprises

Ce sont moins les pratiques managériales qui évoluent que les conditions de travail et l’organisation dans lesquelles les managers exercent leurs rôles

Recherche ERDF La vision fonctionnaliste : Fayol, Taylor et Weber et les études normatives

Etude des aspects formels à caractère mécaniste et scientifique, fondées sur la préoccupation de ce que le manager doit faire pour produire les meilleurs résultats, visant à établir des principes universels de bon fonctionnement de l’organisation du travail ;

Limite : réside dans la volonté de créer des modèles archétypaux, rationnels,

des "idéaux" et qui, confrontés à la réalité, vont révéler des faiblesses importantes

La vision interactionniste : Mintzberg et les études interprétatives traitent de

« ce qui est » et tentent de décrire avec précision les activités du manager

Content Managerial Work

1950’s : le travail managérial, une pratique sociale complexe, principalement

dyadique, multidimensionnelle et fragmentée, influencée de manière significative par des facteurs politiques et personnels, et laissant peu de temps à consacrer à la planification formelle et à la prise de décision ;

1970’s : le travail du manager comme quelque chose d’intemporel et

d’universel, par la confirmation de son caractère bref, varié, fragmenté et hautement interpersonnel ;

2000’s : une charge de travail accrue, une dimension relationnelle davantage

orientée vers les subordonnés, un accent mis sur la transmission d’information, une plus faible préoccupation sur le travail administratif, et une fragmentation du temps qui n’apparaîtrait plus comme un élément majeur du travail du manager

La vision structurationniste : Abord de Chatillon et Desmarais

De la fonction à l’interaction, le rôle des managers de proximité aurait évolué vers la co-construction de la stratégie par son interprétation et sa mise en œuvre qui contribue à sa construction à travers leurs échanges et interactions

XVIIIème : le passage du travail disséminé à la grande entreprise nécessite une

nouvelle hiérarchie opérationnelle, capable d’organiser l’activité d’une main d’œuvre n’ayant pas l’expérience du travail en commun, et de lui faire respecter une discipline

1900 à 1940 : avec le développement de la rationalisation industrielle, le

contremaître va connaître une perte de pouvoir et de statut, avec un rôle qui se dépouille de ses aspects essentiels, avec une remise en question de ses qualifications et de ses compétences sociales et techniques

1940’s : période de « crise » de la maîtrise, conséquence d’un positionnement

« intermédiaire » spécifique. Alors que le contremaître était auparavant chargé essentiellement d’obtenir de l’ouvrier un rendement élevé et régulier, l’aspect relationnel de son rôle est désormais souligné

1950 à 1970 : période de dévalorisation, la direction managériale éloigne la

maîtrise des objectifs politiques et industriels de l’entreprise, lui faisant jouer un rôle essentiellement relationnel sur le terrain ; une remise en question du pouvoir et de l’autorité se développe

1970’s : période de revalorisation, la maîtrise est constatée comme une

position « clé » de l’entreprise, et son maintien comme échelon hiérarchique est confirmé nécessaire ; passage d’une maîtrise de commandement à une maîtrise d’animation nécessitant des évolutions d’organisation

1980’s : la question de la maîtrise, comme vecteur ou comme obstacle à la

modernisation, est posée et s’accompagne d’interrogations sur ses capacités d’animation, que les directions d’entreprise souhaiteraient lui déléguer

1990’s : la fonction d’encadrement connaît un éclatement de son contenu qui,

face aux diverses transformations demandées, ne comprendrait pas toujours ce qui est attendu d’elle ; les évolutions organisationnelles soulignent des conditions de travail de plus en plus difficiles pour cet encadrement de proximité

2000’s : diminution de l’attractivité de la fonction de manager de proximité en

parallèle à un accroissement du mal-être de ceux qui l’occupe

(Gillet, 2011)

Un rôle à la fois fonctionnel, interactionnel et stratégique Hales (2005) : les revendications spécifiques sur l’évolution du rôle des

managers de proximité sont en contradiction avec les preuves apportées par une succession d'études empiriques qui brossent un tableau de grande continuité et de changement atténué dans leur travail

Qu’est-ce qui constitue le travail du manager de proximité dans l’entreprise ? Quel(s) empêchement(s) au rôle de régulation du management ?

Quel(s) impact(s) en termes de performance et de santé au travail dans l’organisation ?

Les théories du rôle du manager Evolution des attendus du travail du manager de proximité au cours du temps L’évolution du rôle du manager de proximité : le terme « management » prend son sens premier au XVIIIème siècle en référence à l’administration domestique, désignant des activités essentiellement féminines, peu mécanisées, opérées dans un cadre non marchand, à but non lucratif, et en l’absence d’une division poussée du travail. À partir des années 1830, les managers ferroviaires américains et anglais transplantent la notion de « management » du champ domestique vers l’univers industriel et marchand. Pendant longtemps, les ingénieurs ne se sont pas du tout préoccupés d’organiser le travail. Pour eux, les gains de productivité pouvaient être atteints juste en perfectionnant les outils. Si on avait une bonne machine, on arrivait toujours à trouver des ouvriers pour les faire marcher. Mais dans le dernier quart du XIXème siècle, les gains de productivité mécanique deviennent progressivement de moins en moins élevés. Il apparaît alors aux ingénieurs industriels que la solution pour réduire les coûts ne se trouve plus dans un surcroît d’innovation technique mais dans une augmentation de la productivité des travailleurs (Le Texier, 2014)

Limites : caractère exclusivement inductif ; manque de fondement

théorique ; des rôles présentés comme intemporels ; négation des processus historiques et politiques ; impasse sur la dimension symbolique et cognitive Complexification des organisations et des conditions de travail (notamment NPM) ; Ouverture croissante des organisations sur l’extérieur ; Fonctionnement en réseau de l’organisation met en avant le rôle d’intermédiaire inter-organisationnelle

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