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Peu contesteraient le fait que le monde du travail a considérablement évolué ces 40 à 50 dernières années. Les nombreuses mutations et projets de rationalisation qui se sont immiscés dans nos grandes organisations sont à l’origine d’une profonde complexification du travail. Sans chercher à idéaliser l’ancien système productif, il semble que les repères organisationnels y étaient plus stables, claires, et formalisés. Désormais, les acteurs de l’organisation évoluent dans un système jugé plus difficile à maîtriser – plus exigeant au niveau technique, économique, gestionnaire – impliquant de savoir gérer l’incertitude (Cubizolle, in Trouvé, 1998). Et depuis un certain temps, une littérature populaire en management a certifié de la disparition du rôle de l’encadrant de proximité traditionnel. En effet, à partir des années 1980, s’appuyant sur l’idée générale selon laquelle les environnements organisationnels seraient de plus en plus concurrentiels, instables, turbulents, flexibles (Powell, 1990 ; Snow et al., 1992), une partie de cette littérature a appelé à la nécessité d’opérer un changement organisationnel radical qui requerrait, par effet de ricochet, des changements majeurs dans la configuration des rôles managériaux et la nature du travail du manager6 (Drucker, 1988 ; Kanter, 1989 ; Zuboff, 1988). Différents phénomènes tels que

6 Gary Hamel notamment, dans un article titré « First, let’s fire all the managers », présente les managers comme coûteux et

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le développement de l’empowerment des individus, la mise en œuvre de « business process

reengineering », l’aplatissement des organigrammes… conduisent ainsi à assimiler les managers à des « dinosaures » (Floyd et Wooldridge, 1994), des individus inadaptés, dont le rôle ne correspondrait plus aux besoins des organisations actuelles. Jugées désormais comme inappropriées, les managers de proximité auraient perdu leurs fonctions « traditionnelles » de supervision, fondées sur la responsabilité individuelle pour la planification, la coordination et le contrôle d’une zone clairement définie de travail.

Et ces fonctions, ils les auraient échangées, troquées, contre celle de facilitation, d’innovation, de mentorat, ou de coaching auprès d'équipes qui elles se superviseraient désormais autrement. Ces évolutions seraient ainsi considérées comme plus adaptées aux nouvelles conditions d’environnement organisationnel à travers un recentrage sur la performance de l’entreprise et les besoins du client. L’encadrant de proximité serait ainsi devenu un « leader », un « pilote de la performance », un « chef d'orchestre », un « coach », ou un « intrapreneur » en charge de la mission relativement vague de faciliter et de coordonner la performance d’un réseau d'acteurs varié tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’organisation (Drucker, 1988 ; Kim et Mauborgne, 1997). Dès lors, ses activités reposeraient désormais sur la construction du collectif, la fourniture d’une assistance technique et de conseils, la formation, le développement et le coaching des membres de l’équipe, le briefing des équipes et la communication des objectifs, la motivation et l’engagement des membres de l’équipe, la coordination des personnes, des processus, des équipements et la liaison avec d’autres équipes (Atkinson, 1997 ; Ballin, 1993 ; Lebediker, 1995 ; Weiss, 1998).

Il y a cependant un certain nombre de raisons de douter de ces affirmations. Selon Hales (2005), les allégations postulant d’une véritable transformation du travail du manager de proximité reposent sur des déductions spéculatives et des généralisations à partir de cas individuels, voire sur des affirmations sans fondement. Autrement dit, les arguments avancés par cette littérature gestionnaire seraient moins le reflet d’une réalité observée, que le portrait d’un idéal managérial. En effet, les revendications spécifiques sur le rôle des managers de proximité apparaissent en contradiction avec les preuves apportées par une succession d’études empiriques qui brossent un tableau de grande continuité et de changement plutôt atténué dans son travail.

Il y a plus de 60 ans, les premières études sur le travail du manager dénonçaient la conception fonctionnaliste héritée de Fayol (1916), du caractère rationnel de son rôle, et de sa définition fondée sur les fonctions d’organisation, de coordination, de planification, de contrôle et de

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commandement (Carlson, 1951 ; Burns, 1954, 1957 ; Martin, 1956 ; Dalton, 1959 ; Copeman, 1963 ; Dubin et Spray, 1964 ; Horne et Lupton, 1965 ; Stewart, 1967 ; Lawler et al., 1968 ; Choran, 1969). Elles décrivaient ainsi le travail managérial comme une pratique sociale complexe, principalement dyadique, multidimensionnelle et fragmentée, influencée de manière significative par des facteurs politiques et personnels, et laissant peu de temps à consacrer à la planification formelle et à la prise de décision.

Par la suite, de nombreuses recherches, dont la plus illustre (Mintzberg, 1973), sont venues compléter cette description de ce qui constitue le travail du manager (Stewart, 1976, 1982 ; Snyder et Glueck, 1980 ; Duignan, 1980 ; Kmetz et Willower, 1981 ; Martin et Willower, 1981 ; Morris et al., 1981 ; Kotter, 1982 ; Kurke et Aldrich, 1983 ; Doktor, 1983 ; Luthans et al., 1985 ; Hannaway, 1989). Présentant son activité comme quelque chose d’intemporel et d’universel, confirmant son caractère bref, varié, fragmenté et hautement interpersonnel exposé dans les études antérieures, ces travaux ont contribué à l’avancée théorique du courant du « Content Managerial Work » en décrivant un travail fondé sur une rationalité limitée, en quête de légitimité, et éminemment informel (fait de réseaux, d’alliances, et de commérages) afin de résister à une surcharge permanente, un stress extrême, à l’obligation de rendre des comptes, ainsi qu’à l’ambiguïté et l’incertitude de leur activité quotidienne.

Dans ses travaux, Mintzberg présentait ses résultats comme un phénomène intemporel – « en

substance, les manager travaillent aujourd'hui comme ils l'ont toujours fait » (1973, p 161.) – et universel – « le travail est remarquablement semblable d'un cadre à un autre » (1973, p. 18). Il faisait valoir que la raison de cette stabilité était la force des conditions structurelles inhérentes au travail lui-même, laissant peu de place pour les écarts individuels à la tendance générale. Dans ses études plus récentes (Mintzberg, 1994), son point de vue demeurait inchangé, affichant toujours un scepticisme à l’égard des partisans du leadership transformationnel et de la post-bureaucratie7. Il n’abordait toutefois pas des questions telles

que les nouvelles technologies, le changement, la flexibilité, la mondialisation et les pressions concurrentielles croissantes et ses impacts sur le travail du manager.

Cette posture exclusivement inductive nous pousse néanmoins à nous interroger. En effet, la présentation des résultats des travaux de Mintzberg, supposée établir une vision intemporelle

7 L’organisation post-bureaucratique, par rapport à l'organisation bureaucratique traditionnelle, présente moins de règles en

cascade et de contrôle hiérarchique et est davantage fondée sur le réseau, sur plus de flexibilité, de liberté de règles, de coordination reposant sur le dialogue et la confiance, des équipes de travail auto-organisées, et une prise de décision plus décentralisée. Au sein de ces organisations post-bureaucratiques, le travail du manager se voit profondément bouleversé. Le manager serait moins préoccupé par le contrôle bureaucratique et la routine administrative, et davantage tourné vers un modèle d’interaction dialogique et plus engagé dans l'autonomisation de ses subordonnés en termes de soutien, de consultation et d'inspiration.

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de l’activité managériale au sens large (et ce quelle que soit la strate hiérarchique) plutôt que celle d’un travail spécifique de quelques managers à un moment donné, nous interroge nécessairement sur la potentielle apparition de faits nouveaux susceptibles de venir le contredire et nous conduit à nous demander si l’activité managériale est sujette au changement (en fonction de l’activité, de la position hiérarchique, du temps…) ?

Si certains travaux fondés sur une recherche empirique systématique tels que ceux de Carlson (1951), Mintzberg (1973) et de Kurke et Aldrich (1983) ont présenté des résultats similaires, dépeignant un travail managérial relativement stable au fil du temps, beaucoup de chercheurs prétendent néanmoins que ce travail a subi des évolutions importantes au cours des dernières décennies (Drucker, 1988 ; Kanter, 1989 ; Zuboff, 1988). Tengblad (2006), dans une étude comparative avec celle de Mintzberg (1973), utilisant la même méthodologie, est parvenu au résultat attestant que le travail et le comportement des managers de niveau supérieur ont évolué vers une dimension post-bureaucratique, en précisant toutefois que les changements constatés au niveau de cette strate hiérarchique ne signifiaient pas nécessairement qu’ils s’appliquent aux autres strates de managers.

Certaines études ont ainsi montré que le travail managérial n'est pas aussi stable que le décrit Mintzberg (Martinko et Gardner, 1990) mais qu’il n’est pas aussi changeant que ce qu’affirment les partisans de la revendication post-bureaucratique (Tengblad, 2006). S’interrogeant sur de potentielles évolutions, les études plus récentes ont insisté sur les aspects émotionnels, politiques, et symboliques du travail du manager (Martinko et Gardner, 1990 ; Boisot et Liang, 1992 ; Luthans et al., 1993 ; Muir et Langford, 1994 ; Hales et al., 1996, 2000 ; Tengblad, 2002, 2006 ; Florén and Tell, 2004 ; Vie, 2010 ; Matthaei, 2010). Les principales évolutions présentées seraient une charge de travail accrue, une dimension relationnelle davantage orientée vers les subordonnés, un accent mis sur la transmission d’information, et une plus faible préoccupation sur le travail administratif.

Toutefois, l’immuabilité d’un certain nombre de ses composantes tendrait à attester du caractère intemporel du travail managérial. En effet, les études plus récentes qui se concentrent explicitement sur le travail du manager ne s’éloignent pas de manière significative des résultats des études antérieures – celui-ci demeurant bref, varié, fragmenté et de nature interpersonnelle – et ont tendance à soutenir la conclusion de Delbridge et Lowe selon laquelle « la mort du manager a été grandement exagérée » (1997, p. 423). Partant, « les analyses sociologiques des organisations montrent que ce « nouvel encadrant » demeure

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transformations effectives des organisations pointent l’existence d’un grand écart entre les modèles idéaux du management et les réalités observées dans les entreprises […] Au final, les

nouveaux modèles de management (et par ricochet d’encadrement) apparaissent souvent, non comme un projet, mais comme un idéal inaccessible. » (Abord de Chatillon et Desmarais, 2008, p. 23).

Loin de disparaître, il semble que l’encadrement concerne de plus en plus de personnes au sein des organisations, et ce quel que soit le secteur envisagé (Wolff, 2015). Enraciné dans la structure, contraint ici et là à se ramifier dans l’organisation au gré des multiples exigences à satisfaire, le manager de proximité apparaît comme le « survivant » du changement organisationnel (Vie, 2010). Même ceux qui envisagent la « fin du management » (Koch et Godden, 1996) parlent de la disparition d'une strate organisationnelle, et non pas de l'abandon du management en tant que fonction.

Au regard de ces différentes littératures, il semble donc que les managers de proximité soient moins victimes d’un phénomène de substitution d’un rôle attendu par un autre, que d’un phénomène d’accumulation, au fil des décennies, des rôles attendus et des responsabilités confiées par la gouvernance des entreprises, qui se sont ajoutées au fur et à mesure de l’évolution des organisations, sans qu’aucune initiative de réaménagement de ces « couches » ne soit opérée. Ainsi, loin de devoir abandonner leur rôle traditionnel de supervision, les managers se sont vus contraints à cumuler un ensemble de fonctions toujours plus nombreuses : initialement, s’assurer que chacun obéisse, transmettre son savoir-faire, apporter son soutien technique, accroître la productivité, prescrire les règles, contrôler la qualité du travail ; et plus récemment, enthousiasmer ses équipes, renforcer le bien-être et la collaboration, développer l’agilité et l’innovation permanente…

Face à ce constat, il apparaît que ce sont moins les pratiques managériales qui évoluent que les conditions de travail et l’organisation dans lesquelles les managers exercent leurs rôles. Cette idée rejoint celle de Trouvé (1997) selon laquelle les contremaîtres dans le secteur industriel constituent un groupe professionnel résultant de représentations ordinaires construites historiquement. Il s’agit ainsi, selon Bourdieu (1977), d’une « catégorie professionnelle objet » car son évolution historique est hétéronome. Le travail d’encadrement se voit ainsi influencé par de multiples variables contextuelles – externes, organisationnelles, fonctionnelles, conjoncturelles, personnelles… – qu’il convient d’étudier pour en donner une représentation intégrée.

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L’évolution de la fonction d’encadrement de proximité serait donc conditionnée par les transformations de l’organisation du travail et de son environnement, et caractérisée par un écart important entre les rôles attendus et définis dans l’entreprise, et ceux réellement exercés par les acteurs (Desmarais, 2003). Dès lors, que le rôle du manager ait changé et, si oui, comment, pourquoi et dans quelle mesure, reste par conséquent un sujet à investiguer : quelles sont les activités du manager de proximité ? Quelles informations traite-t-il ? Avec qui travaille-t-il ? Où ? Selon quel rythme de travail ? Quelles sont les caractéristiques distinctives du travail d’encadrement ? Quel usage fait-il de son temps ? A quelles pressions est-il est soumis ?

Depuis les années 1950, les catégories des « upper » et « middle » managers ont fait l’objet de nombreuses recherches approfondies sur leurs activités réelles, y compris en France où la catégorie des « cadres » – longtemps considéré davantage comme un groupe social (Boltanski, 1982) que comme des « travailleurs » à part entière (de Montmollin, 1984) – a bénéficié à partir des années 1970 d’un certain nombre de travaux cherchant à « vérifier de

l’intérieur » (Guilbert et Lancry, 2007, p. 320) ce qui constitue son travail réel (Benguigui et al., 1977 ; Langa et Rogalski, 1997 ; Bouffartigue et al., 2001 ; Guilbert et al. 2003, 2005, 2007 ; Livian and al., 2003, 2006 ; Dieumegard et al., 2004 ; Mispelblom Beyer, 2006 ; Monneuse, 2014 ; Dujarier, 2015).

En revanche, en dépit du caractère essentiel de son rôle dans l’organisation du travail, il existe peu de travaux portant sur le contenu du travail du manager de proximité (aussi appelé « contremaître », « maîtrise encadrante », « foremen », « supervisor »…). Si des travaux s’intéressant au statut, à l’histoire, et au rôle du contremaître ont été réalisés (Chapuis et Bourrouilhou, 1961 ; Crozier et Pradier, 1961 ; Durand et Touraine, 1970 ; Trouvé, 1996, 1997 ; Létondal and al., 1997 ; Trouvé et al., 1998 ; Gillet, 2010, 2011 ; Martin, 2012), seules quelques recherches en sociologie industrielle initiées dans les années 1950-1970 ont produit des publications reposant sur une observation structurée de son travail (Guest et al., 1956 ; Guest, 1956 ; Jasinski, 1956 ; Ponder, 1957 ; Wirdenius, 1958 ; Kelly, 1964 ; Sayles, 1964 ; Sproull, 1978).

Plus de 70 ans après les premiers travaux sur le manager de proximité (Roethlisberger, 1945 ; Wray, 1949) s’interrogeant sur sa place spécifique (« entre marteau et enclume », « man in the middle », « première ligne », « dernier rempart ») et son rôle particulier dans l’organisation (« problem solver », « shock absorber », « resource allocator »), il s’agit d’examiner les évolutions potentielles du contenu du travail de cet acteur pour mieux comprendre sa position

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dans l’organisation. Ainsi, bien que beaucoup de choses aient été écrites sur ce que le manager doit faire ou encore sur la base de conceptions de ce que son rôle devrait être, la question fondamentale de savoir ce que font réellement les managers de proximité au quotidien demeure encore aujourd’hui insuffisamment explorée et théorisée : « les recherches

se font souvent de manière purement empirique et sont peu cumulatives. » (Abord de Chatillon et Desmarais, 2008, p. 21).

Il y a une véritable contradiction dans nos organisations contemporaines sur le constat unanime de la dimension essentielle du rôle du manager de proximité dans l’entreprise et le manque de connaissances qu’ont ces dernières sur leurs activités. Si « peu d’encadrants

affirment sans sourciller savoir très précisément en quoi consiste leur travail au quotidien » (Mispelblom Beyer, 2006, p. 13), les nombreuses mutations et projets de rationalisation qui se sont immiscés dans nos grandes organisations sont à l’origine d’une profonde complexification du travail. Dans ce contexte, la multiplication des objectifs et des exigences est venue déstabiliser et fragiliser les salariés opérationnels qui se trouvent de plus en plus isolés face aux exigences du travail d’organisation.

Or, l’éloignement de la scène du travail, la dilution des responsabilités, la saturation d’objectifs détaillés, et la réduction considérable de l’autonomie sont venus éroder les capacités du « manager de proximité » à prendre en charge les tensions du travail et l’animation de ses équipes, engendrant une diminution de l’attractivité pour l’activité d’encadrement, et un accroissement du mal-être de ceux qui occupent cette position sociale déconsidérée (Trouvé et al., 1998 ; Buscatto, 2002 ; Thévenet, 2004 ; Bellini, 2005 ; Dupuy, 2011 ; Martin, 2012).

Dans un contexte de réorganisation continue mais toujours profonde des activités d’une grande entreprise française de l’énergie – et impactant fortement le rôle du manager de proximité – nous avons ainsi cherché à comprendre et à analyser ce qui constitue désormais le travail de cet encadrant. Quels sont les empêchements potentiels à ce rôle, et quels sont les impacts potentiels en termes de performance et de santé au travail dans l’organisation ? Réfléchir sur ces sujets nous conduit à analyser le travail et l’impact des dispositifs et pratiques organisationnels de façon contextualisée, prenant en considération la position et la représentation des acteurs, leur capacité à se les approrier et à leur donner du sens au regard de la situation. Sur la base de ces interrogations, nous avons ainsi cherché à identifier un cadre théorique nous permettant d’analyser le rôle et le travail de l’encadrant de proximité.

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7. L’analyse de l’action managériale : le courant de la « strategy as

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