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L'analyse de l'environnement par l'économie néoclassique

Dans la seconde moitié du XIXème siècle, les néoclassiques ont bouleversé l'analyse économique en fondant leur raisonnement sur la notion de rareté. Ainsi, pour un état du monde donné, l'objectif de ce courant théorique est d'optimiser l'allocation des ressources rares de la société entre les utilisations alternatives qu'on peut en faire. Dans cette perspective, un ensemble de nouveaux concepts économiques a émergé à la fin du siècle dernier, débouchant sur l'élaboration par Walras du modèle d'équilibre général d'une économie pure. Alliant les mathématiques à la logique économique, ce modèle est aujourd'hui la pierre angulaire de la théorie néoclassique: l'économie environnementale s'y rattache également en assimilant l'environnement à une ressource économique.

1. L’équilibre général néoclassique, paradigme de l'économie environnementale

La théorie économique se veut une abstraction "éclairante" de la réalité. De ce point de vue, le modèle d'équilibre général a suscité un bouleversement de la conception de l'économie, en constituant "un idéal rationnel" (Allais, 1943) censé guider l'action dans le monde réel et répondre à l'objectif d'utilisation efficiente des ressources17. L'objectif, dans cette section, est de voir en quoi cette représentation formelle de la réalité peut s'appliquer à l'environnement. Pour cela, il est nécessaire de commencer par préciser les conditions préalables à l'établissement d'un équilibre général et, à travers elles, d'appréhender les représentations formelles que ce paradigme se fait de la réalité.

1.1. L'économie pure de Walras

L'économie néoclassique telle que l'utilise la majorité des économistes actuels, doit beaucoup aux travaux de Léon Walras et principalement à son œuvre fondatrice, Eléments d'économie

politique pure (1926). L'objet de cet ouvrage est de proposer "une solution mathématique du problème de la détermination des prix courants, ainsi qu'une formule scientifique de la loi de l'offre et de la demande, dans le cas de l'échange d'un nombre quelconque de marchandises entre elles" (Walras, 1926, p. 2). En recourant à un type de raisonnement "à la marge", Walras

en vient à élaborer un modèle d'équilibre général de l'économie, pièce centrale de la théorie néoclassique contemporaine.

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Par conséquent, il convient toujours de distinguer entre une analyse descriptive et une analyse normative de l'économie qui, en se référant à un corpus théorique précis, cherche à apprécier le monde réel à partir de variables fondamentales. La théorie n'a pas vocation à reproduire la réalité; elle se doit, au contraire, de déterminer les concepts abstraits qui permettent d'analyser le monde réel et d'en faire un outil de réflexion: "nous ne devons jamais juger de la valeur d'une théorie en recherchant si elle s'écarte en quelque manière de la réalité parce qu'aucune théorie ne résiste et ne résistera jamais à cette épreuve. Les théories ne sont en fait que des moyens de connaître et d'étudier les phénomènes" (Pareto, 1909, p. 11).

Dans la logique de Walras, cette économie pure ne représente pourtant ni l'ensemble de l'économie, ni surtout l'économie réelle: l'économie pure permet de retrouver ce que Walras estime être les grandes lignes du monde économique observable. De telles analyses permettent de le rendre intelligible: "cet état d'équilibre de la production est, comme l'état

d'équilibre de l'échange, un état idéal et non réel. Il n'arrive jamais que le prix de vente des produits soit absolument égal à leur prix de revient en services producteurs, pas plus qu'il n'arrive jamais que l'offre et la demande effectives des services producteurs ou des produits soient absolument égales. Mais c'est l'état normal en ce sens que c'est celui vers lequel les choses tendent d'elles-mêmes sous le régime de la libre concurrence appliqué à la production comme à l'échange" (Walras, 1926, p. 283)18. Pour le courant néoclassique orthodoxe, l'ouvrage "Elément d'économie politique pure" présente un intérêt crucial puisque, en montrant mathématiquement que les phénomènes économiques se déterminent ensemble et de façon simultanée, Walras donne un nouvel objet d'étude à la science économique: elle n'est plus, dès lors, la recherche des causes des phénomènes économiques mais la détermination des conditions de leur équilibre global. Dans ce contexte, le modèle d'équilibre général de l'économie pure se pose comme le paradigme fondateur de l'économie néoclassique moderne. Ses principales caractéristiques sont présentées ici, avant de voir comment les ressources de l'environnement intègreront ce modèle, à partir des années 1970, avec l'instauration de l'économie environnementale.

1.2. Le contexte théorique

Le modèle d'équilibre général élaboré par Walras est censé fournir le point d'équilibre de l'ensemble des marchés de biens, ce qui constitue une situation optimale pour le bien-être de la collectivité.

Le point de départ de l'approche néoclassique est de considérer que la société est formée d'individus libres et égaux, qui sont amenés à échanger pour répondre à leur besoin et accroître leur satisfaction. Comme chez Adam Smith, la société se trouve constituée de nombreux individus, chacun étant spécialisé dans la production d'un type de bien ou de service; ces individus n'ont pour seule relation que l'échange de leurs produits: "la

"socialisation" [des individus] se fait à travers l'échange" (Guerrien, 1989, p. 8). Quatre

entités sont généralement évoquées pour décrire l'acte d'échange tel qu'il est défini par l'économie néoclassique: les biens, les agents économiques, les relations des hommes aux

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Une même analyse est reprise par Allais (1943, p. 64): "le rôle de notre modèle mathématique a pour seul but de donner une représentation matérielle précise de propriétés abstraites et complexes. Tous les raisonnements effectués pourraient se passer de cette représentation, mais ils seraient alors bien plus difficiles à saisir".

choses, le marché.

Les biens étudiés par la science économique sont ceux qui ne sont pas en quantité suffisante pour combler les besoins humains. Chacun de ces biens doit être représenté sur le système de marché par un prix spécifique. Les agents économiques sont soit producteurs soit consommateurs de ces biens. Leurs comportements sont ainsi guidés par les seuls prix disponibles sur le marché. La seule relation s'établissant entre individus d'une même société est l'échange volontaire de marchandises. Pour cela, il est nécessaire de se placer en régime de propriété privée, où les choses sont strictement appropriées par l'individu. Dans ce modèle, l'institution de marché concurrentiel joue donc un rôle central puisque, moyennant le respect des quatre axiomes de la concurrence pure et parfaite, elle conduit à la réalisation d'un équilibre général, qui égalise offres et demandes de biens simultanément sur tous les marchés: Dans ces conditions, chaque consommateur maximise sa satisfaction sous la contrainte de budget et chaque producteur maximise son profit sous la contrainte technologique.

1.3. Détermination de l'optimum social par l'économie du bien-être

"L'économie du bien-être a pour premier objectif de déterminer, parmi plusieurs états de

l'économie, quel est le meilleur; elle cherche en outre à indiquer les règles économiques qu'il convient de mettre en œuvre pour parvenir à cet objectif " (Abraham-Frois, 1988, p. 379). La

difficulté de retenir a priori l'équilibre général de Walras comme optimum économique global vient du fait qu'il correspond à une situation optimale pour chacun des agents économiques mais qu'il ne fournit pas un indicateur de bien-être total pour la collectivité.

Au niveau individuel, la mesure du bien-être n'est pas problématique puisque chaque agent, en décidant lui-même de choisir un panier particulier de biens parmi d'autres, indique la situation qui lui procure le maximum de satisfaction. Il n'est pas nécessaire, dans ce cas, de recourir à une mesure objective du bien-être: une mesure ordinale, et non cardinale, du bien- être suffit. Ce n'est pas le cas quand on souhaite mettre en relation deux niveaux de bien-être d'individus différents: il n'est pas possible de dire que "la réduction de bien-être d'un individu,

à la suite d'une mesure donnée, est ou n'est pas compensée par l'augmentation du bien-être d'un autre individu; le seul cas où l'on est assuré qu'il y a effectivement accroissement du bien-être collectif est celui où se produit une augmentation du bien-être d'un individu au moins, sans diminution de celui d'aucun autre [...]. Ce critère - dit de Pareto - n'exige aucune mesure cardinale de l'utilité et n'implique aucune comparaison interpersonnelle des satisfactions" (Wolfelsperger, 1993, p. 111). C'est ce critère de Pareto qui sert, dans la théorie

un niveau optimal de bien-être collectif. Ainsi, on dit qu'un état de l'économie est un optimum de Pareto s'il n'est plus possible d'améliorer la situation d'un agent sans détériorer celle d'un autre. Un changement de la situation économique est donc socialement désirable si tous les agents économiques ou si au moins quelques uns d'entre eux accroissent leurs niveaux personnels de bien-être sans que cela porte atteinte aux niveaux de bien-être des autres agents de la société.

La théorie du bien-être part de cette première hypothèse pour construire trois théorèmes visant à assimiler l'équilibre général walrasien à une situation collective optimale. Le premier théorème démontre que tout équilibre concurrentiel est un optimum de Pareto: en cas d'équilibre de tous les marchés, il est impossible d'améliorer encore le bien-être d'un individu sans détériorer celui d'un autre. Au delà, le deuxième théorème de l'économie du bien-être prouve qu'à tout optimum de Pareto peut être associé un équilibre général de l'économie. Dans la réalité ces deux théorèmes n'ont qu'une application limitée puisqu'ils ne permettent pas de comparer entre elles deux allocations Pareto-efficientes et de déterminer celle qui maximise le bien-être total de la société. Il est nécessaire d'introduire un nouveau critère qui permette de classer ces différentes allocations Pareto-efficientes: c'est la fonction de bien-être social, qui va exprimer de manière explicite le niveau du bien-être social associé à chaque optimum. Il existe plusieurs moyens de construire cette fonction de bien-être social à partir des utilités individuelles de l'ensemble des agents, mais le choix de la forme de cette fonction ne peut être résolu par l'économie du bien-être et implique un jugement éthique sur la façon d'agréger les utilités individuelles. La forme de la fonction de bien-être social la plus courante est celle dérivant de l'utilitarisme: le bien-être de la société est simplement égal à la somme des utilités des individus qui la composent, notamment car on admet que les niveaux d'utilité individuelle sont mesurables en termes monétaires et donc agrégeables.

L'économie du bien-être, par ses théorèmes et les outils qu'elle propose, est aujourd'hui le courant théorique dominant. Elle a des applications multiples, notamment dans le domaine de l'environnement. Néanmoins, il convient de garder à l'esprit que cette approche se construit sur la base du paradigme de l'économie néoclassique et que les préceptes de l'économie du bien-être ne sont valables qu'à la condition que l'économie se situe bien en équilibre général, c'est-à-dire qu'il n'existe ni économies ou déséconomies externes, ni biens publics qui faussent la perfection du système de marché. Or, "il est clair que les économies de marché ne

répondent pas, dans la réalité, à toutes ces conditions et ces 'imperfections' rendent donc impossible la réalisation d'un optimum" (Wolfelsperger, 1993, p. 113). C'est également l'objet

système économique fonctionne comme une économie concurrentielle aboutissant à un équilibre général et à un optimum social.

1.4. Le problème central des externalités

Alors que le courant lausannois de l'économie du bien-être propose un modèle général d'une économie optimale, le courant cambridgien s'est penché sur l'étude des conditions d'équilibre d'un marché partiel d'un seul bien. C'est cette branche de l'économie néoclassique qui a su décrire assez rapidement un certain nombre de dysfonctionnements d'un marché concurrentiel. Dès 1890, Marshall est le premier à constater que des phénomènes hors marché peuvent influencer les comportements des agents économiques et affecter leurs fonctions- objectif en dehors de toute transaction. Il met en lumière la notion d'économie externe qui traduit l'avantage dont peut bénéficier un producteur de conditions pour lesquelles il ne supporte aucun coût19. En 1920, Pigou met en lumière la notion symétrique de déséconomie

externe qui "traduit les coûts ou désavantages que l'activité d'un agent économique impose à un autre, en l'absence de toute compensation financière de tout échange marchand" (Barde,

1991, p. 26). Les effets externes, ou externalités, sont donc des effets non prévus par le marché et qui pourtant influencent les comportements des agents économiques20. Ils peuvent être positifs quand l'action d'un agent a des conséquences bénéfiques sur le bien-être des autres agents, ou négatifs dans la situation inverse. Dans les deux cas, en faussant les mécanismes de concurrence pure et parfaite, ils sont source de mauvaise allocation des ressources rares de la société. Or, dès lors que l'ensemble des biens économiques n'est pas représenté sur le marché, il n'est plus possible de respecter le premier théorème de l'économie du bien-être. Dans de telles circonstances, les coûts et bénéfices privés se différencient des coûts et bénéfices sociaux: même si l'économie se situe en équilibre général, les prix d'équilibre ne correspondent plus à un optimum social puisqu'un certain nombre de coûts collectifs ne sont pas pris en compte.

Il s'ensuit que même dans un contexte de concurrence pure et parfaite, rien ne garantit que l'équilibre général obtenu soit une situation socialement optimale au sens de Pareto. L'étude des coûts et bénéfices externes au système de marché constitue par conséquent une étape

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Marshall montre par exemple qu'il est possible d'expliquer la non décroissance des rendements d'une entreprise par le fait qu'elle soit localisée dans une zone d'activité particulièrement dynamique. Une firme fait alors des économies externes en tirant profit du "progrès général de l'environnement industriel" dans lequel elle évolue.

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En reprenant la terminologie propre à l'analyse néoclassique, "il y a effet externe lorsque les actions d'un agent - consommation ou production - ont une répercussion sur les fonctions-objectif d'autres agents, sans que cet effet soit l'objet de transactions sur un marché" (Guerrien, 1989, p. 221). Dans ce cas, les prix ne sont plus des signaux parfaits, pouvant seuls guider le comportement des agents.

déterminante de l'application de la théorie du bien-être au système concurrentiel.

Les économistes néoclassiques ont adopté deux attitudes face à ces imperfections du marché. Pour la plupart d'entre eux, les effets externes sont considérés comme négligeables ou peu importants: ces partisans du laissez-faire prônent une internalisation de ces effets en créant des marchés spécifiques qui les prennent en compte21. Les effets externes disparaissent alors par une extension de la logique marchande. Au contraire, pour les "interventionnistes", les externalités présentent rarement les caractéristiques de biens économiques et il n'est pas possible de leur appliquer une logique de marché; d'où une nécessaire intervention de l'Etat. Dans son ouvrage fondateur, The Economics of Welfare (1920), Pigou présente une solution intermédiaire entre ces deux positions qui permet de remédier à ces "défaillances de marché". Il propose la création d'une taxe (dite pigouvienne) imposée à l'agent qui engendre la déséconomie externe22. Le montant de cette taxe équivaut à la valeur monétaire du coût externe: le coût social devient alors la variable prise en compte par l'agent économique. Cette démarche d'internalisation des coûts externes repose donc à la fois sur l'intervention de l'Etat, qui impose la taxe, et sur les mécanismes de marché, qui continuent à diriger les relations économiques (Barde, 1991).

Cette réduction de la réalité aux relations marchandes est caractéristique de la démarche de l'économie du bien-être, et de l'économie néoclassique en général. L'objectif est de tendre vers l'accomplissement du paradigme théorique, censé assurer une optimalité des relations économiques et une maximisation du bien-être collectif. C'est dans cette mouvance théorique que va émerger, au début des années 1970, l'économie environnementale, pour laquelle le traitement des externalités est une préoccupation centrale.

2. La prise en compte de l’environnement dans l’économie néoclassique 2.1. Les concepts fondamentaux de l'économie environnementale

L'économie environnementale traite des défaillances du marché dues aux actifs naturels, principalement en recourant à trois nouveaux concepts (Godard, 1992-a).

Il s'agit tout d'abord de la notion de ressource naturelle ou d'actif naturel, qui désigne les

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Dans cette optique, Dales (1968) propose la création de marchés de droits à polluer. C'est à l'Etat qu'il revient de créer des droits de pollution de manière à ce qu'ils correspondent au niveau de pollution maximum acceptable. Les permis sont ensuite mis en vente auprès des entreprises pollueuses, instaurant ainsi une demande de pollution qui sera régulée par le marché. Ce principe est également appliqué dans la pêche où des quotas individuels transférables sont distribués entre les détenteurs du capital au Canada, entre les navires en Islande, ou encore entre les navires et en fonction de la taille de l'équipage comme en Ecosse (Weber, 1995).

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biens non-productibles mais ayant une utilité pour l'homme. Plus précisément, Godelier (1984) indique qu'une réalité naturelle ne devient une ressource pour l'homme que par l'effet combiné de deux conditions: (1) qu'elle puisse directement ou indirectement répondre à un besoin humain; (2) que l'homme dispose des moyens techniques de la séparer du reste de la nature et de la faire servir à ses fins. On peut ainsi définir une ressource naturelle comme un élément de l'environnement qui fournit des biens et services utiles, qui puisse être exploité et qui est dépendant de mécanismes naturels pour son abondance et sa distribution (van den Bergh, 1996). Cette définition permet de distinguer les ressources naturelles, d'une part, en tant que stock de biens et de services directement utilisables et, d'autre part, en tant qu'éléments constitutifs de fonctions écologiques nécessaires aux activités humaines23. Dans le premier cas, le capital naturel se divise entre ressources naturelles épuisables et renouvelables.

Les ressources épuisables se régénèrent à un rythme trop lent pour que leur croissance puisse être prise en compte à l'échelle humaine. On estime par conséquent que ces ressources existent en quantité finie et que les utilisations faites aujourd'hui diminuent d'autant le stock de ressources laissé aux générations futures. C'est Hotelling en 1931 qui proposa le premier traitement économique des ressources épuisables. A l'inverse, les ressources renouvelables se régénèrent régulièrement et donnent l'opportunité aux hommes de prélever une certaine quantité de cette ressource sans en modifier le niveau total. Les premiers modèles théoriques, tirés de l'économie des pêches, furent formulés par Gordon (1954) et Schaefer (1954) et vulgarisent la notion de rendement maximum soutenable24.

Les ressources naturelles, considérées dans leur globalité, fournissent également des fonctions écologiques qui sont nécessaires à l'activité humaine. Etant donné l'ampleur et l'importance cruciale de ces fonctions, celles-ci ne peuvent être remplacées que très difficilement par du capital artificiel produit par l'homme (Pearce & Turner, 1990).

Le deuxième concept important de l'économie environnementale est celui de bien public ou de bien collectif, pour lesquels les conditions de la propriété privée ne peuvent être respectées. Ces biens se caractérisent par le fait qu'aucun membre de la communauté ne peut être exclu de leur usage. Cette impossibilité d'exclure des consommateurs de la ressource a trois origines

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Cette distinction entre stock de matières premières et ensembles de fonctions écologiques n'est généralement