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ETHNOMÉTHODOLOGIQUE

Harvey Sacks (1935-1975), chercheur en sociologie, s’intéresse au début des années 1960 à l’expérience de la vie de tous les jours. Critique de l’utilisation des catégories des phénomènes sociaux adoptés par ses collègues, il considère que la recherche en sociologie doit être en mesure de traiter les évènements et d’en faire sens à l’aide de théories basées sur l’observation de la réalité. C'est à cette même époque que Sacks fait la rencontre d’Harold Garfinkel, fondateur de l’ethnométhodologie. De leur première rencontre à Harvard en 1959, Sacks continuera à côtoyer Garfinkel à l'UCLA et lira ses manuscrits publiés et non publiés. Il constate une similitude avec ses questions sur la production de certaines formes sociales dans les détails de la vie de tous les jours. Les deux chercheurs ont des préoccupations communes de départ et sont préoccupés par la compréhension des échanges sociaux.

Conversation analysis – like the other research streams of ethnomethodology – is concerned with the analysis of the competences which underlie ordinary social activities. Specifically it is directed at describing and explicating the competences which ordinary speakers use and rely on when they engage in intelligible, conversation interaction. (Heritage, 1984, p. 241)

L’analyse de conversation (AC) considère que les gens ordinaires sont compétents dans la construction des échanges conversationnels. Par les tours de paroles, les ajustements à la réponse de l’autre, les participants ont au départ un programme commun; ils cherchent à rendre intelligible leur interaction particulière. Dans ce sens, l’objectif de l’AC est de décrire les procédures et les attentes de façon à ce que les interactants

produisent leur propre comportement et soient en mesure d’interpréter celui de l'autre23.

Ainsi, le chercheur ne tente pas de qualifier la façon dont s’y prennent les participants, mais se concentre sur les stratégies qu’ils adoptent pour construire un échange compréhensible.

C’est donc dans une conception ethnométhodologique que Sacks fonde formellement la méthode de l’AC partagée par les chercheurs qui utilisent la conversation comme base de données empiriques. C'est avec cette question, sur la possibilité pour la sociologie d'établir une base théorique de la description des détails des faits réels, que Sacks a entrepris une expérimentation. Il était alors impliqué au Center for the Scientific Study of Suicide à Los Angeles (1963-1964) et avait « sous la main » des enregistrements d’appels faits au centre. C'est à partir de ces conversations sur enregistreuse audio que le chercheur a élaboré sa théorie. Sacks travaillait alors avec Emmanuel Schegloff et tous les deux n'avaient pas pour objectif au départ de faire l’étude du langage, des interactions ou encore de la conversation. « It just happened to be a form of conduct which was directly accessible, and, because it was recordable, the very details of actual social events and conduct could be captured in their entirety and replayed, inspected, and re-examined as often as one liked. » (Drew, 2004, p. 73) L’étude des conversations devenait donc pour Sacks, Schegloff et leurs collègues, une entreprise de construction de la science de l’action sociale.

À partir de transcriptions intégrales d’enregistrements de la « parole ordinaire », Sacks se donne comme tâche d’étudier sans a priori théoriques les interprétations que les membres donnent eux-mêmes de « ce qui se passe ici et maintenant ». Il contrôle par cette vérification ce qu’il a pu comprendre des actions que constituent les tours de parole des locuteurs, grâce à la maîtrise du langage naturel. En effet, les données brutes retranscrites donnent accès à tous les détails significatifs (les énoncés eux-mêmes c’est-à-dire le contenu du tour de parole, mais aussi l’intonation, le débit, les accentuations, les erreurs, les corrections, les silences, les onomatopées et les bruits divers) sur lesquels se fonde l’interprétation d’un auditeur du tour de parole précédent.

Puisque la conversation est une activité de représentation mettant en scène des acteurs qui doivent défendre la légitimité de leur rôle, nous tentons de plus de comprendre comment chaque individu se redéfinit comme un sujet du monde et s’adapte aux autres sujets chaque fois que la réalité quotidienne le requiert, dans le but de construire de façon organisée cette réalité. (Vincent, 2001, p. 181)

Il s’agit ici de montrer les conséquences de l’émission de minuscules faits de langage sur les interactants et sur le déroulement de l’activité. De cette façon, il est possible de déduire certains modèles d’activités sociales puisque leurs propriétés sont clairement observables et ordonnées.

3.1 L’accountability et les tours de parole

Il est fondamental dans la conversation que les participants construisent leurs propos de façon à être compris, et ce, de la façon dont ils le désirent. Pour que l’échange soit cohérent, l'interlocuteur a la responsabilité de construire ses propos de sorte qu’ils soient jugés reconnaissables par l’autre, pour ce qu’ils sont. C’est ce à quoi l'AC réfère par l’accountability de la conduite, une forme de responsabilité de l'échange. L'accountability est directement reliée à la question des tours de parole. « In this analysis, the first speaker’s production of a first pair part proposes that a second speaker should relevantly produce a second pair part which is accountably ‘due’ immediately on completion of the first. » (Heritage 1984, p. 247) Pour chacune des séquences, le chercheur décrit de quelle façon l’acteur a obtenu son tour de parole et comment l’autre a repris le sien. La façon dont se déroule le tour de parole (interruption, attribution, etc.) est un bon indicateur de la nature de la séquence et aide l’observateur à qualifier celle-ci. Le tour de parole est également lié à la notion d’intersubjectivité, dans le sens où le récepteur indique sa compréhension du premier énoncé. « The turn-taking system is thus the means whereby actors display to one another that they are engaged in social action responsive to the needs of others. » (Silverman, 1998, p. 121) Ainsi, la notion du tour de parole donne une indication de la forme d’engagement et du type de relation en présence.

Dans ce contexte de tours de parole, la question de la responsabilité se pose lorsque ce qui est attendu de la prochaine intervention ne se produit pas. Dans de telles circonstances, la responsabilité peut être du côté de la partie pour laquelle sa conduite n’a

pas produit le résultat espéré; les tours de parole étant organisés de telle façon que la production du premier interlocuteur projette et exige à la fois que le destinataire produise par la suite, une seconde action complémentaire. Ainsi, les participants sont à même de repérer si des actions « à venir » sont absentes et de juger dans quelle mesure elles peuvent être interprétées comme malvenues ou fautives. Ce concept de Sacks,

[…] laissait entendre à quel point les seconds locuteurs pouvaient être considérés comme normativement responsables de leurs réponses déficientes, de leurs réponses fautives et autres accrocs interactionnels — il impliquait donc l'existence d'une motivation automatique dans l'accomplissement pertinent d'une conversation. (Heritage, 1991, p. 120)

Malgré le fait que les tours de parole sont conventionnellement organisés en paire adjacente (telles les salutations et les au revoir, les questions et les réponses), dans la pratique un certain nombre d’aspects peuvent interférer avec la bonne marche de l’interaction. Néanmoins, dans la mesure où l’on estime que les actions « à suivre » répondent avec justesse au premier élément de la paire adjacente, il est possible de considérer qu’elles en manifestent une compréhension appropriée. Le second terme de la paire ne se contente pas d’accomplir l’action pertinente, mais il manifeste également une compréhension du propos antérieur auquel il répond. C’est dans ce contexte de co- élaboration que la compréhension intersubjective dans l’interaction prend place.

3.2 L’application de l’analyse de conversation

La conversation semble l’outil privilégié pour étudier les pratiques à l’étude. Toutefois, l’AC ne peut être utilisée d’un simple point de vue technique; les tours de parole en eux-mêmes et leur contenu ne nous informent pas suffisamment sur la complexité d’une interaction verbale. L’ethnométhodologie comprend le langage comme une ressource à travers laquelle les acteurs sociaux interviennent dans des situations et non pas comme une manifestation transparente de la réalité. C’est pourquoi il importe de rappeler l’importance de la prise en compte de la dimension ethnométhodologique dans l’application de l’AC.

There is a danger in this separation, however, as CA without EM can become a formal analytic enterprise in its own right. The fascination with methods should not obscure the fact that the objects is to reveal the members’ methods that are

being used to create social order, not to devise a method for aiding the efforts of formal analysis to construct model of social order. (Warfield Rawls, 2002, p. 41).

Comme toute autre méthode de recherche, l’AC peut être utilisée de façon très mécanique, sans tenir compte de ce qui a été à la base de la conception d’une telle méthodologie. Dans le cadre de notre recherche, l’AC sera considérée comme une dimension de la recherche ethnométhodologique que nous nous proposons de faire, puisque le contexte dans lequel a lieu l’entretien est fondamental pour une compréhension juste de cette réalité. Ajoutons que le fait d’être compétente comme chercheur dans la pratique que nous voulons analyser nous évite de tomber dans le piège de l’utilisation technique de l’AC.

Dans le cadre de notre recherche, nous avons donc procédé à l’enregistrement audio de quatre rencontres de deux heures chacune en moyenne, impliquant un plaignant et un enquêteur. Nous avons, par la suite, transcrit l’intégralité de ces entrevues (114 pages) à l’aide des conventions établies en AC par Jefferson et Sacks. Ces conventions de retranscription permettent de souligner les moments de pause dans l’interaction, les interventions qui empiètent sur l’énoncé en cours ou encore, elles indiquent les intonations. Elles transmettent d’une certaine façon la vitalité des échanges. Rappelons que la conversation n’est pas uniquement l'examen d'une suite de phrases, mais plutôt la compréhension des actions – des énoncés – qui doivent être interprétées en relation avec leur contexte. Nous verrons au prochain chapitre l’application de cette méthode d’analyse en lien avec notre corpus, mais pour le moment nous proposons d’illustrer l’utilisation de l’analyse conversationnelle dans un contexte professionnel qu’est l’entretien médical.

4. L’ANALYSE DE CONVERSATION : L’EXEMPLE DE L’ENTRETIEN