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5. L A PLACE DES ÉMOTIONS EN ARGUMENTATION

5.2 L’émotion dans l’interaction argumentative chez Plantin

Christian Plantin, directeur de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique), est un théoricien français reconnu dans le domaine de l’argumentation. Il a publié plusieurs ouvrages portant sur les différentes théories du monde de l’argumentation et sur des schémas d’analyse argumentative. Plantin, dernier auteur concluant notre parcours conceptuel, soulève plusieurs préoccupations en lien avec notre propos puisqu’il discute principalement de l’argumentation en interaction et en contexte. Son site Internet21

décrit de quelle façon le courant des années 80 a introduit une nouvelle orientation visant les recherches sur les émotions en argumentation, dans un contexte d’analyse du dialogue avec les perspectives goffmanienne ou de la « Conversation Analysis ».

La notion de « mise en scène » énonciative permet de traiter le niveau de dialogue de l’argumentation, dans le cadre de la reconstruction et de la gestion des différentes composantes de la situation (images du locuteur, de l’objet du débat, des discours des autres…). Elles sont liées à une vision de la « persuasion » comme identification au locuteur, qui n’est pas fondamentalement différente de la vision rhétorique classique du discours argumentatif. (Section « Recherche » du site personnel)

L’intérêt de Plantin pour l’étude de l’argumentation directement dans l’interaction sur la base de collectes de données de transcriptions de conversations, influence en partie le choix de notre méthode d’analyse qu’est l’analyse de conversations (AC). Nous croyons, comme Plantin, qu’il faut analyser les interactions verbales telles qu’elles se présentent, sans en déterminer le cadre normatif. « Un tel point de vue considère comme artificiel d’analyser des séquences argumentatives hors de leur contexte et s’accommode donc mal d’une démarche trop strictement normative telle qu’on la trouve dans la théorie des fallacies. » (Danblon, 2005, p. 125-126) De plus, le chercheur s’intéresse à la question des émotions dans l’argumentation, et ce, toujours en lien avec le contenu des arguments en situation.

5.2.1 La méthode d’analyse de Plantin

Plantin souligne que le problème d’une typologie des arguments fait également partie de l’héritage. « La question est de repérer dans des échanges linguistiques de dimensions variables des épisodes argumentatifs, de les constituer en espèces, et de les articuler en genres et en systèmes, si possible. » (Plantin, 1990, p. 204) Plutôt que de s’appuyer sur les classifications existantes, il tente de cibler des types d’argumentations qu’il organise par la suite, selon les données de recherche. C’est ainsi qu’à partir d’un corpus découlant d’échanges argumentatifs concrets, il cherche à préciser quelques idées directrices démontrant la nature des formes d’argumentation dans une situation donnée.

Plantin propose de répondre au difficile problème que pose la diversité des types de collectes et d’utilisations théoriques des données considérées pertinentes pour l’étude de la parole argumentative. Le modèle dialogique de l’auteur suppose une redéfinition de l’objet des études d’argumentation. Généralement, les conceptions classiques prennent pour objet, l’énoncé, la paire d’énoncés, le paragraphe, etc. La façon de faire proposée par Plantin intègre ces types d’objets, mais ajoute que leur analyse nécessite la prise en compte de l’organisation de l’interaction entre les deux participants qui prennent des positions différentes sur un sujet. L’exploration des types d’argumentations à partir d’un corpus (retranscriptions d’entretiens dialogiques) permet de poser, sur des bases nouvelles, la question des « effets » produits par le discours argumentatif. Cet aspect interactif de l’argumentation en situation devient accessible par l’étude des réactions par le discours.

Ce type de méthode, à ma connaissance inédit, permet d’introduire des problèmes nouveaux notamment les notions de corpus argumentatifs et de leur plus ou moins grande complétude, l’idée « d’erreur » ou de « faux pas » liés à l’incompréhension des règles du jeu argumentatif. » (Ibid., p. 338-339)

Cette remarque de Plantin confirme que l’examen d’un corpus représente un défi de taille pour le chercheur; ce dernier est tenu de reconnaître le caractère indéterminé du travail de typologie des différents systèmes argumentatifs en présence. Nous pouvons présumer que ce type d’analyse peut profiter d’un partage entre chercheurs de leur analyse

respective d’un même corpus, exercice qui serait compatible avec un objectif de cohérence en recherche.

5.2.2 Les raisons des émotions

La recherche de Plantin sur les émotions a pour objectif de dégager des principes généraux et une méthode d’analyse applicable à la dimension émotionnelle de la parole en interaction. Il a d’abord examiné le problème des émotions dans l’argumentation puis il a généralisé son étude de l’expression et la gestion des émotions dans les interactions. Pour Plantin, à chaque théorie de l’argumentation correspond une approche différente de la question des affects. Par exemple, comme il a été décrit précédemment dans l’approche pragma-dialectique de van Eemeren et Grootendorst, le seul appel aux émotions étant considéré comme légitime est encadré par la règle 4 (Une partie ne peut défendre son point de vue qu’en avançant une argumentation relative à ce point de vue). Quant à Walton, l’appel aux émotions pourrait être justifié et même constructif dans un objectif de résolution argumentative. Il est entendu que chaque théorie définit les émotions de façon distincte et ne délimite pas nécessairement le champ des affects qu’elle entend traiter. Plantin souligne que pour rendre compte des données linguistiques dans un contexte donné, « Il est impossible de faire l’économie d’une série de problèmes, au premier rang desquels celui d’une définition de travail des émotions. » (Plantin, 1998, 810 : 02) En ce qui nous concerne, nous avons choisi de nous appuyer sur l’approche cognitive de l’émotion de Nussbaum qui apporte une attention particulière de la dimension évaluative.

Selon Plantin, il y a argumentation d’une émotion, lorsque nous retrouvons dans le discours un « ressenti », un « éprouvé ». Il faut donc déterminer qui est censé éprouver quoi.

En d’autres termes, pour étudier l’argumentation de l’émotion, il faut savoir quelle est la conclusion que l’on poursuit (l’émotion que l’on veut construire argumentativement). Pour qu’on puisse travailler de façon significative, il faut que cette conclusion (c’est-à-dire l’intention du discours) soit relativement bien explicitée. (Ibid., 810 : 02)

Afin d’étudier la question des émotions dans l’interaction argumentative, il nous faut donc bien définir ce que l’on entend par « émotion » et comprendre l’objectif poursuivi par l’utilisation de ce recours argumentatif dans un contexte particulier.

Plantin partage de façon explicite une préoccupation quant au déséquilibre entre l’importance de la place des émotions dans les interactions et le peu d’outils conceptuels favorisant une meilleure compréhension de celles-ci.

Dès que l’on s’intéresse à l’analyse de l’argumentation, on ne peut manquer d’être frappé par le contraste entre la profondeur émotionnelle de nombreux discours argumentatifs, traduisant l’implication du locuteur, personne et valeurs, dans ses dires, et le manque d’instruments théoriques permettant de prendre en compte cette dimension dans les approches logiques standards de l’argumentation. (Ibid., 2510:02)

Il y a en effet une disparité entre l’ampleur de l’implication du locuteur, par ses valeurs et ses propos, et l’absence d’un cadre conceptuel clairement identifié à cette réalité complexe de l’argumentation. C’est ce que tente de faire Plantin par ses recherches basées sur l’analyse du discours argumentatif et des émotions qui y sont présentes. Prenons comme exemple son texte Se mettre en colère, paru en 2000, où il décortique les transcriptions d’une interaction entre un régisseur d’immeubles et sa locataire. Ses deux questions « Qui éprouve quoi? » et « Pour quelles raisons se mettre dans cet état? » guident son étude de la structure du discours et les traits argumentatifs qui orientent vers une émotion spécifique. Il ne s’agit pas de sonder les antécédents psychologiques liés aux émotions, mais bien de mettre en interrelation le discours et les émotions constatées dans le langage. Cette façon particulière d’aborder les échanges argumentatifs et les émotions exprimées/manifestées se situe au cœur de notre question de recherche.

5.2.3 Utilité de l’apport de Christian Plantin pour la recherche

Le souci de Plantin pour l’observation des séquences argumentatives en contexte, tout en s’éloignant d’un cadre normatif prédéterminé, peut certainement aider à compléter notre parcours conceptuel. Sa contribution s’inscrit dans notre objectif visant à rendre compte de la réalité de la rencontre initiale entre le plaignant et l’enquêteur, sans a priori

d’hypothèse de recherche à confirmer. Plantin présente une démarche qui permet d’analyser les séquences argumentatives et de se questionner sur les émotions (Qui éprouve quoi et pour quelles raisons?). Il demeure aujourd’hui très impliqué au niveau de la recherche sur les corpus argumentatifs et, dans ce sens, sa méthodologie déjà expérimentée illustre les nombreuses possibilités d’une telle approche terrain. Sa description de l’argumentation en contexte et sa méthode de repérage des émotions dans l’interaction sont les deux raisons qui militent en faveur de l’intégration de son apport conceptuel à notre cadre théorique.

C’est donc sur la base de ce parcours théorique qui regroupe les notions de rhétorique et d’argumentation imprégnées par le pragmatisme que nous examinerons les interactions argumentatives présentes dans la rencontre de recevabilité. Ces concepts choisis en fonction de notre objet de recherche nous permettront de mieux appréhender la réalité de cette interaction singulière. Nous verrons que ces théories ne seront pas utilisées dans une même proportion dans l’analyse des résultats de la recherche, mais chacune d’elles nous prépare toutefois à un examen consciencieux de l’interaction et de l’impact de celle-ci sur chacun des protagonistes.

TROISIÈME CHAPITRE – PRÉSENTATION DE LA DÉMARCHE DE RECHERCHE

Dans ce troisième chapitre, nous décrirons la démarche de recherche choisie en fonction de paramètres particuliers; il s’agit de pouvoir comprendre en quoi consiste la rencontre de recevabilité en situation concrète. C’est dans ce sens qu’une méthodologie empirique des sciences sociales s’avère incontournable pour rendre compte de cette réalité professionnelle d’interaction. Comme nous le verrons plus en détail, la méthodologie de l’analyse de conversation qui s’inscrit dans le mouvement de l’ethnométhodologie s’avère adaptée à une recherche exploratoire comme la nôtre. Pour bien saisir les possibilités de cette méthodologie, nous présenterons en deuxième partie l’exemple de l’entretien médical, milieu de pratique déjà exploré pour ses interactions langagières prenant place dans un cadre organisationnel particulier.

1. L’INTERACTION ENTRE LE PLAIGNANT ET L’ENQUÊTEUR : LA