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1. Cartographie des approches des relations interfirmes

1.1. L‘analyse contractuelle des relations interorganisationnelles

Les théories d’inspiration économique telles que la théorie de l’agence [JENSEN, M.C. et MECKLING, W.H., 1976] et son prolongement avec la théorie de l’incitation [PRATT, J. et ZECKHAUSER, R., 1985], considèrent le contrat comme une condition suffisante à la coopération. En effet, les contrats supprimeraient la propension des agents à tricher, tromper, frauder, trahir, etc., à l’aide de mécanismes d’incitation, de coercition et de surveillance. Dans cette vision, la coopération et l’engagement des parties à l’échange sont postulés a priori par

un ensemble d’outils (contrats, règles, prix, etc.). Il s’agit d’agréger des comportements supposés opposés en vue d’aboutir au réglage de l’échange d’un bien ou d’un service économique. L’engagement et la stabilité de la relation sont gouvernés par une rationalité stratégique et calculatoire visant à maximiser ses gains, de manière individuelle. Chacune des parties peut mettre fin à la relation dès lors que les termes de l’échange ne lui conviennent plus (prix, qualité). Si les théoriciens de l’agence s’attachent à rester dans des cadres de raisonnements « purement économiques » propres à l’économie classique, l’approche par les transactions s’est développée sur la base d’une certaine ouverture vers d’autres disciplines telles que la sociologie et les théories des organisations.

1.1.1. La place prépondérante du contrat dans la théorie de l’agence

La théorie de l’agence trouve son origine dans les problèmes rencontrés entre propriétaires et gestionnaires-dirigeants d’une société par actions. Cette relation est alors présentée comme un cas particulier de relation d’agence. JENSEN et MECKLING [1976] en donnent la définition suivante : « nous définissons une relation d’agence comme un contrat par lequel une ou plusieurs personnes (le principal) engagent une autre personne (l’agent) pour exécuter en son nom une tâche quelconque qui implique une délégation d’un certain pouvoir de décision de l’agent ». La relation d’agence recouvre toute relation entre deux individus telle que la situation de l’un dépend de la situation de l’autre. Les auteurs considèrent que toute coopération entre individus pose les problèmes caractéristiques d’une relation d’agence et peut alors être traitée de la même manière. CORIAT et WEINSTEIN [1995] soulignent que pourront être traitées comme relation d’agence aussi bien les relations entre un malade et son médecin que celles entre un salarié et son employeur. En définitive, la relation d’agence recouvre toute relation contractuelle entre deux individus, mais aussi entre deux organisations dans le cadre d’une relation de sous-traitance par exemple. JENSEN et MECKLING [1976]

considèrent l’organisation comme une fiction légale qui recouvre un ensemble de contrats, écrits ou non, entre propriétaires et acheteurs des facteurs de production. Ces contrats, ou règles internes du jeu, viennent spécifier les droits, performances et paiements de chacun des agents de l’organisation et par extension des agents de la coopération.

La théorie de l’incitation repose sur les bases de la théorie de l’agence avec le modèle principal/agent, et plus particulièrement sur la vision normative4 de cette théorie.

4 CHARREAUX [1987] distingue la théorie positive et théorie normative de l’agence. La première est plus expérimentale. Elle s’appuie sur des hypothèses déconnectées de la réalité, et a pour objectif d’étudier le partage optimal du risque entre les agents, les caractéristiques des contrats optimaux, et les propriétés des solutions

BAUDRY [1993, 1995] s’est intéressé à la relation de sous-traitance. Traditionnellement, cette dernière résultait de la conjonction de la dépendance économique dans laquelle se trouve le sous-traitant par rapport à son donneur d’ordre principal et de la subordination professionnelle inscrite au contrat. BAUDRY [1993] explique que ce modèle buta, dans les années soixante-dix, sur la faible croissance, la complexification des produits ainsi que sur le profond bouleversement dans nos sociétés concernant « l’exigence de qualité » [MISPELBLOM BEYER, F., 1999]. En effet, l’incapacité du vendeur à faire face aux exigences accrues des acheteurs en matière de qualité imposa de nouvelles façons de gérer les relations de sous-traitance. BAUDRY [1993, p.52] s’appuie alors sur les travaux de MONTMORILLON [1989] pour affirmer que « ces mutations signifieraient le passage d’une sous-traitance traditionnelle, suggérant par définition une sujétion du sous-traitant, à une relation moins conflictuelle, basée sur le « partenariat » ». Le contrat constitue l’élément central de la coordination, car porteur de véritables structures incitatives comme le souligne CORIAT [1991, p.102] pour qui « une structure incitative est entendue comme le lieu de la matérialisation – plus ou moins stable et efficace quant aux objectifs qu’elle assigne – d’un ensemble de contreparties réciproques nouées entre les partenaires au sein de l’entreprise ».

Cette matérialisation s’effectue au moment de la signature du contrat puisque le système d’incitation qu’il contient permet de régler les questions d’opportunisme ex post.

L’organisation n’est alors considérée que dans son aspect contractuel, laissant de côté toutes les questions de management, d’organisation du travail et du contrôle de la coopération. Les travaux de WILLIAMSON [1994] constituent une première rencontre entre les sciences économiques et les problématiques de management.

1.1.2. La théorie des coûts de transaction : le contrat source de la coopération WILLIAMSON poursuivra la voie ouverte par COASE [1937], en proposant une théorie des coûts de transaction. L’auteur s’intéresse aux facteurs permettant aux individus d’organiser leurs relations contractuelles et plus largement à ceux encadrant leurs transactions (les institutions de l’économie). Il en déduira un ensemble d’applications sur les formes d’organisation, sur l’intégration verticale et sur les frontières de la firme. Pour WILLIAMSON, l’entreprise est une cellule autonome dont la coordination des activités économiques s’exerce par des relations d’autorité. Le marché est lui aussi un lieu de

d’équilibre selon l’optique de « l’équilibre général ». La théorie normative se rapproche donc davantage d’une analyse de l’entreprise que des théories des organisations.

coordination mais fondé sur l’échange et le contrat. Les coûts de transaction sont définis comme « les coûts de fonctionnement du système économique qui doivent être distingués des coûts de production, catégorie de coût dont s’est préoccupée l’analyse néo-classique » [WILLIAMSON, O.E., 1994]. L’approche williamsonnienne affirme que les institutions (marché, firme, et plus largement les pratiques commerciales) ont pour principal but d’économiser sur les coûts de transaction. Ainsi, les firmes, entendues dans la perspective williamsonnienne comme « des structures de gouvernance des transactions », existeraient du fait de leurs avantages en termes de coûts de transaction. Plus largement, l’évolution des institutions économiques s’expliquerait par une recherche constante et efficace de réduction des coûts de transaction, transformant la main invisible d’Adam SMITH en la main visible du manager proposée par CHANDLER [1988]. WILLIAMSON [1981, p.1543] justifie cette hypothèse en assurant qu’elle est la seule « capable de fournir la logique sous-jacente à la succession des innovations organisationnelles à laquelle nous avons assisté durant les 150 dernières années, et d’où a émergé la firme moderne ».

Pour WILLIAMSON [1994], le contrat doit prévoir le mode de résolution des risques ex ante ainsi que de ceux ex post. Pour autant, compte tenu de l’hypothèse de rationalité limitée, les acteurs sont dans l’impossibilité cognitive d’établir un contrat complet permettant de cadrer a priori le comportement des futurs co-contractants. La question des risques, qui dépendent de l’hypothèse opportuniste des comportements individuels et qui sont inhérents à toute transaction, reste posée. Dans cette vision, les individus font en effet preuve d’un comportement opportuniste, c’est-à-dire qu’ils recherchent toujours à réaliser des gains dans les transactions par manque de franchise et d’honnêteté, au détriment de leurs partenaires contractuels. Dans cette vision, l’opportunisme serait inscrit dans la nature humaine, comme le souligne GRANOVETTER [2000]. WEBER [1922 (éd.1995)] employait le terme d’agir stratégique pour marquer l’idée que les agents recherchent leur intérêt strictement personnel, pouvant aller jusqu’à porter préjudice à l’autre partie. WILLIAMSON va plus loin, en expliquant que pour ce faire, les agents sont susceptibles de recourir à la ruse, à la mauvaise foi, au mensonge, au vol, à la tricherie ou à d’autres formes subtiles de duperie [GABRIÉ, H.

et JACQUIER, J.-L., 1994]. Ce type de comportement opportuniste soumet donc la transaction à des aléas que le contrat ne peut prévoir de manière exhaustive. Pour autant, le contrat reste bien le moyen, chez WILLIAMSON, par lequel la coordination opère dans cette perspective. Le contrat doit prévoir les modes de régulation de la relation. Avec la théorie des coûts de transaction, WILLIAMSON propose finalement une théorie du suivi ou du contrôle

ex post des mécanismes contractuels en proposant de nouvelles formes de contrat assurant la coopération interorganisationnelle notamment avec le contrat personnalisé5 : ce type de contrat s’impose quand les transactions entre les parties et la complexité des liens sont très importantes. Se créent alors des relations personnalisées durables entre les parties, prenant en compte les caractéristiques particulières des partenaires et un haut niveau de spécificité des actifs6. Ce type de lien conduit à toute une série de problèmes quant à l’organisation de la relation entre les parties prenantes : contrôle des comportements et du respect des engagements, définition des règles de partage des résultats de la coopération. On se trouve donc dans le cas d’accords bilatéraux constitués de structures de gestion spécifiques assurant une interdépendance active entre les partenaires. Il faut noter que ce point a évolué tout au long des travaux de WILIAMSON. En effet, sa pensée est passée d’une analyse de l’alternative entre marché et hiérarchie à une analyse comparative des structures de gouvernance au sein desquelles il faut s’intéresser à une nouvelle forme hybride de gouvernance à mi-chemin entre l’intégration verticale et le contrat classique. C’est le rôle que joue ce contrat personnalisé.

1.1.3. Limites de l’approche économique

Quatre limites sont adressées à la vision économique de la coopération des relations interfirmes. Premièrement, l’une des principales critiques formulées à l’encontre de la théorie économique est la surévaluation des intérêts privés au détriment des solidarités dans l’entreprise et plus largement dans les relations économiques. GOMEZ [1996, p.152-153]

considère que la définition de l’opportunisme est en effet la grande faiblesse de l’économie contractualiste. Le modèle contractualiste lui fait jouer un si grand rôle qu’il suppose une généralisation des calculs individualistes par les acteurs économiques, voire plus largement

5 Le contrat personnalisé vient s’ajouter au contrat classique qui concerne des transactions ponctuelles dont le bien est clairement délimité et où toutes les éventualités sont prévues. La relation est impersonnelle, donc l’identité des parties importe peu. Le contrat néo-classique concerne les transactions sur le long terme qui sont soumises à une forte incertitude. Notons d’ores et déjà, que RING et VAN DE VEN [1992, 1994] proposent un autre type de contrat : le contrat relationnel renvoyant à l’idée de confiance. La discussion de cette notion fait l’objet d’un point plus détaillé dans le prolongement de ce chapitre.

6 La théorie classique raisonne implicitement sur un type particulier de transaction : l’échange instantané de bien standard entre agents anonymes [CORIAT, B. et WEINSTEIN, O., 1995]. La prise en compte de la spécificité des actifs transforme cette conception de l’échange économique. On parle de spécificité des actifs quand un investissement durable doit être entrepris et supporté pour une transaction particulière et que cet investissement n’est pas récupérable pour une autre transaction. C’est typiquement le cas, par exemple, lorsqu’une entreprise sous-traitante construit une usine dans un pays afin d’assurer la production en biens intermédiaires à son donneur d’ordre. Dans ce cas, la nature de la relation est modifiée : la transaction ne peut plus être ni anonyme, ni instantanée puisqu’il se crée un lien de dépendance personnelle durable entre les parties à l’échange.

par les acteurs sociaux. Le point suivant revient sur cette critique en s’appuyant sur les travaux de KARPIK [1998] et de l’économie des conventions en la matière. Deuxièmement, dans cette approche, les décisions sont uniquement analysées de manière centralisée, à la lumière de la rationalité maximisatrice des dirigeants, sans prendre en considération ce qui reste à la charge de la base opérationnelle. Comme le souligne EVERAERE [1993, p.150-151], « ce ne sont pas la centralisation et la hiérarchie (pour économiser, dans le sens de minimiser des coûts de transaction) qui sont requises pour résorber l’incertitude, mais bien au contraire la mobilisation active aux niveaux les plus décentralisés de l’ensemble des partenaires, parties prenantes aux processus de production ou au projet d’innovation, qui peut permettre de hâter ces processus ». Ainsi, l’approche économique ne permet pas de comprendre ce qui est au cœur des interactions quotidiennes entre acteurs d’organisations indépendantes, engagés dans un échange dont le produit reste en partie à déterminer, justement dans l’interaction (directe ou médiatisée) des individus chargés de son exécution7. Troisièmement, on ne prend alors pas en compte la dynamique temporelle dans laquelle s’inscrivent ces échanges, et sans laquelle l’ajustement des comportements de chacune des parties ne peut se faire. Il s’agit donc de considérer le temps comme un investissement plutôt que comme un coût à réduire8. Ainsi prendre le temps de la décision permet de comprendre

« collectivement [leurs] implications et [ainsi] favoriser les transactions qui s’y opèrent » [EVERAERE, C., 1993, p.151], et de tester l’engagement dans la relation en produisant une histoire, une mémoire commune et potentiellement en instaurant une relation de confiance entre les individus [LORENZ, E., 1996]. Enfin, quatrièmement, l’approche transactionnelle semble marquée par une implication minimale des individus en termes d’engagement présent et futur, permettant de satisfaire uniquement des objectifs précis de court terme.

Au final, si le contrat est bien un mécanisme essentiel pour rendre compte de la manière dont les entreprises se coordonnent dans leurs relations interorganisationnelles, il n’est pas le seul [BAUDRY, B., 1993]. D’autres mécanismes que le contrat soutiennent l’échange.

L’évocation de ces mécanismes de coordination que constituent la hiérarchie et le marché, via

7 Sur ce point, EVERAERE [1993, p.159-161] propose un rapprochement de la pensée de WILLIAMSON avec celle de F.W. TAYLOR, notamment sur la conception centralisatrice et concentrée des prises de décision, liée à un vision négative des salariés et plus largement des individus (la flânerie chez TAYLOR, l’opportunisme chez WILLIAMSON), en opposition aux nouvelles formes d’organisation mettant l’accent sur le travail en équipe et des formes horizontales, autonomisantes, interactives et décentralisées de l’organisation.

8 L’auteur fait ici référence aux investissements de formes proposés par [THÉVENOT, L., 1985], c’est à dire l’établissement coûteux d’une relation stable dans la perspective d’un revenu à venir.

le contrat, ne suffit donc pas à rendre compte de manière exhaustive de la variété des modes réels de coordination.

Proposition 1 :

Considérant que la coopération ne résulte pas uniquement de l’accord, mais se construit en partie chemin faisant, il est possible de la présenter comme un produit des interactions entre les bases opérationnelles des parties prenantes. Dans une perspective managériale, il s’agit alors d’étudier le fonctionnement des relations interorganisationnelles à un niveau opérationnel en prenant en compte la dynamique temporelle ainsi qu’en valorisant la transaction.

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Les travaux de WIILIAMSON viennent en rupture des analyses classiques de la firme, notamment avec la prise en compte des capacités cognitives limitées des individus. À la différence des théoriciens de l’agence qui considèrent que le contrat constitue un système d’incitation permettant de prévenir les comportements opportunistes (dans le cas contraire, il serait fait appel à l’appareil judiciaire), WIILIAMSON pose les bases avec le contrat bilatéral à une véritable étude de la coordination des relations interorganisationnelles. Les travaux de RICHARDSON et d’AOKI viennent alors en complément. Ces auteurs s’intéressent davantage aux éléments organisationnels de la coordination.

1.2. La coopération comme mode de coordination des relations