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L’amnésie et le problème de la conservation de la mémoire.

suppression de toutes les parties des objets auxquelles leurs fonctions ne sont pas intéressées Ils se laisseront traverser, en quelque sorte, par

1.3. La pathologie de la mémoire et le mouvement automatique des idées.

1.3.1. L’amnésie et le problème de la conservation de la mémoire.

Dans le premier volume de L’état mental des hystériques, Janet classe les amnésies en quatre groupes : amnésies localisées, ou perte de souvenirs des événements pendant une période déterminée ; amnésies générales, ou perte totale de la mémoire ; amnésies continues, impuissance de former un nouveau souvenir, de sorte que le sujet oublie les événements même immédiatement précédents ; amnésie systématisée, dont « les malades perdent, non pas tous les souvenirs acquis pendant

60 MM189. 61 MM191.

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une période, mais une certaine catégorie de souvenir, un certain groupe d’idées du même genre formant ensemble un système »62. Au sujet de l’amnésie systématique,

Janet rapporte des cas suivants : une femme qui a oublié, après l’accouchement, toutes les affaires concernant son nouvel enfant (ainsi que le nom de son mari, le fait de mariage, etc.), mais qui se souvient bien d’autres choses ; un homme qui a oublié les affaires concernant son médecin traitant après une crise d’hystérie, mais se souvient bien d’autres choses ; une autre femme qui s’est passée en Angleterre et qui parlait bien l’anglais a oublié cette langue après une crise d’hystérie, de sorte qu’elle ne le comprend plus ni même ne le prononce ; une femme qui a oublié le rôle du nom propre, de sorte qu’elle appelle tout le monde « Marie », etc.63. Il existe ainsi une perte systématique de

la mémoire qui correspond à une certaine catégorie, à celle d’affaires familiales, à celle d’un personnage particulier, à celle du certain mot, etc.

Mais ce qui rend ces cas remarquables, c’est que les souvenirs des sujets ne sont pas simplement annihilés. Les souvenirs apparemment perdus peuvent réapparaître sous une certaine condition, notamment sous l’état hypnotisé. De plus, ils peuvent influencer et diriger plus ou moins une action à l’état normal. Par exemple, un sujet qui

62 Janet, P., 1893. L’état mental des hystériques. Volume I, Les stigmates mentaux,

Harmattan, p. 83. Nous soulignons.

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s’est fait mordre par un chien et subit une amnésie systématique perd ses souvenirs concernent cet événement pénible ; depuis lors, il évite le chien (donc il reconnaît le chien comme quelque chose de désagréable), cependant il ne sait pas répondre aux questions sur ses souvenirs concernant chien ; il l’évite donc sans savoir pourquoi. Un autre sujet, malgré qu’il ne sache pas se souvenir du nom de son médecin traitant à l’état conscient, prononce cependant ce nom sans le savoir lorsqu’on le lui demande, pendant qu’il est à l’état distrait ou qu’il s’adonne à quelque chose64.

Il s’ensuit de là que l’amnésie ne signifie pas l’annihilation pure et simple de la mémoire : la mémoire, tout en restant inaccessible puisque le sujet n’arrive pas à la rappeler, n’en est pas moins conservée. Non seulement cette idée n’était pas déjà nouvelle lors de la parution de Matière et mémoire, mais aussi Bergson l’accueille favorablement. En effet, quand il présente sa notion de plans de conscience, il fait référence à l’amnésie systématisée des hystériques, dans laquelle « les souvenirs qui paraissent abolis sont réellement présents ; mais ils se rattachent tous, sans doute, à un certain ton déterminé de vitalité intellectuelle, où le sujet ne peut plus se placer »65. Il

mentionne aussi « l’amnésie rétrograde », qui fait perdre des souvenirs des événements

64 Janet, P., 1893. L’état mental des hystériques. Volume I, Ibidem, pp. 103-106. 65 MM189.

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pendant une certaine période antérieure à l’accident grave, c’est-à-dire pendant une période normale. Par exemple, immédiatement après avoir reçu une grosse somme d’argent, un homme a subi un terrible accident (il a reçu un coup de pied de cheval), de sorte qu’il a oublié cet accident et des événements antérieurs à l’accident, et non seulement des événements insignifiants, mais aussi ceux importants comme la réception de l’argent. Azam a rapporté ces cas en abondance66 ; Charcot a montré que la

perte n’est qu’apparente et que les souvenirs sont conservés dans l’inconscience67.

Ainsi la conception de la mémoire inaccessible et conservée était déjà largement répandue avant Bergson. Mais Janet a fait un pas de plus. Examinons sa théorie sur l’hystérie dans la mesure où elle concerne le problème de la mémoire, le seul problème qui nous concerne. Si les souvenirs ne sont pas annihilés, qu’est-ce que le sujet amnésique a perdu ? Comment les souvenirs sont-ils conservés et comment reprennent-ils leur efficacité ?

Janet cherche la raison de l’amnésie et de la réapparition des souvenirs dans le

66 Azam, E., 1881. « Les troubles intellectuels provoqués par les traumatismes cérébraux ».

Archives générales de médecine, pp.137-140, 307-308. Azam, E., 1883. « Les altérations de la personnalité ». La Revue Scientifique, pp.610–618.

67 Charcot, J.M., 1892. « Sur un cas d’amnésie rétro-antérograde probablement d’origine

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fait que les souvenirs disparaissent en apparence quand la conscience est à l’état normal et fonctionne explicitement, alors qu’ils réapparaissent et reprennent leur efficacité quand la conscience est absente. « Il faut, dit Janet, que la malade ne se rende pas compte de rien et réponde automatiquement aux questions par association mécanique des idées, sans réfléchir, sans avoir la perception personnelle de ce qu’elle

fait »68. Le souvenir réapparaît automatiquement en dehors de la conscience explicite

mais de manière à répondre correctement aux questions, comme si une autre conscience existait indépendamment de la conscience normale et agissait d’une manière intelligente. Cette autre conscience, Janet l’appelle « subconscience ». Rappelons ici un cas typique qui confirme cette idée : c’est la suggestion post-hypnotique, dans laquelle la conscience normale s’accompagne d’une subconscience qui agit indépendamment de et parallèlement à celle-là. Nous citons un cas rapporté par lui : il suggère à un sujet hypnotisé qu’il faut venir à la clinique dans 13 jours ; après s’être réveillé, ce sujet passe sa vie quotidienne sans se souvenir des événements pendant l’hypnotisme (donc il ne se souvient pas que Janet lui suggéré sa revisite dans 13 jours), et il finit par venir à la clinique au bout des 13 jours sans savoir

68 Janet, P., 1893. L’état mental des hystériques. Volume I, Ibidem, pp. 109-110. Nous

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pourquoi69. Le fait étonnant est que le sujet a compté 13 jours sans le savoir. Or,

compter, c’est un acte intelligent et par conséquent irréductible aux processus simplement physiologiques ; tout se passe donc comme si la subconscience, indépendante de la conscience quotidienne, faisait le décompte de 13 et incitait le sujet à venir à la clinique sans que le sujet conscient n’en rien sache. Ainsi, l’existence de la subconscience explique systématiquement les symptômes divers de l’hystérie comme l’amnésie.

Cela ne manque pas de nous inciter à reconsidérer la notion de conscience. Selon Janet, la conscience se constitue, non pas par une série des phénomènes successifs comme une chaîne s’allongeant dans une seule direction, mais par plusieurs groupes plus ou moins indépendants les uns des autres dont chacun est constitué, à son tour, par des éléments multiples. Les sensations, les idées ou les images passées se bousculent pour constituer plusieurs groupes, et « l’unité » de la personnalité n’est que le résultat de leur unification ou systématisation par l’esprit70. Autrement dit, les

groupes de la conscience doivent être unifiés par l’esprit pour qu’ils participent de l’unité. Une conscience ainsi constituée, Janet l’appelle « champ de la conscience ». Au

69 Janet, P., 1889. L’automatisme psychologique. Essai de psychologie expérimentale sur

les formes inférieures de l’activité humaine, Harmattan, pp. 255-269.

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contraire, si la force spirituelle d’unification s’affaiblit à cause d’un grand choc, le groupe des éléments psychologiques cesse d’être unifié, de sorte que le champ de la conscience se rétrécit. C’est ce rétrécissement de la conscience que Janet présente pour élucider les symptômes de l’hystérie.

Les choses se passent comme si, dit Pierre Janet, les phénomènes psychologiques élémentaires étaient aussi réels et aussi nombreux que chez les individus les plus normaux, mais ne pouvaient pas, à cause d’une faiblesse particulière de la faculté de synthèse, se réunir en une seule perception, en une seule conscience personnelle71

Le champ de la conscience se rétrécissant, un groupe des éléments se détache d’une conscience unifiée. Tout en continuant à exister, il devient inaccessible pour la conscience une. Or, cela ne signifie pas que ce groupe détaché se disperse en morceaux sans ordre, mais qu’il forme à lui-même une autre unité comme subconscience qui est « des groupements secondaires, des systématisations accessoires de ces phénomènes psychologiques négligés »72. Cette subconscience a, à son tour, une force efficace pour

71 Janet, P., 1889. L’automatisme psychologique, Ibidem, Harmattan, p. 364.

72 Janet, P., 1894. L’état mental des hystériques. Volume II, Les accidents mentaux,

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pousser le corps, c’est elle qui fait revisiter la clinique le jour déterminé ou qui fait répondre à une question sans que la conscience claire et distincte ne le sache. Janet établit ainsi que l’unité normalement constatée de la conscience est loin d’être évidente, elle est facile à lézarder faute d’une unification par l’esprit : au-dessous de la conscience une et claire grouille la multiplicité des systèmes psychologiques.

C’est cette unification des groupes qui est perdue dans l’amnésie, et les souvenirs apparemment disparus se conservent dans une autre conscience, subconscience, où ils forment des groupes plus ou moins intelligemment ordonnés73.

Mais il nous faut examiner cette théorie de Janet de plus près et savoir comment se caractérise cette multiplicité de la mémoire subconsciente, afin de comprendre l’intervention de la mémoire dans le présent.