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L’adaptation making of ou unmaking of

C. Adapter/s’adapter à un dispositif réflexif

2. L’adaptation making of ou unmaking of

a) Le faux documentaire de théâtre (Roscoe et Hight). Qu’est-ce qui justifie qu’une adaptation semble se contenter d’insérer de la fiction dans un cadre documentaire ? Avec Looking for Richard (1996), Al Pacino apporte un premier élément de réponse.134 En réalisant ce qui ressemble à un reportage sur une mise en scène de Richard III, mais qui est en fait scénarisé, il fait de l’œuvre de Shakespeare, et non de son personnage, l’objet qu’il recherche. Le rôle du documentaire est alors de confronter la pièce au « présent », afin de montrer que sa réception est devenue problématique. Le principe de la quête pose comme objet une pièce intemporelle, et la recherche de son sens contemporain justifie la forme d’un film qui s’organise comme une chasse au trésor. La perte possible de la pièce, figurée par l’absence du chiffre III dans le titre de l’adaptation, motive donc un film où l’on voit naître une vision de Richard III qui, tout en étant celle de Pacino, s’adapte aux enjeux du XXe siècle.

Ainsi, la forme hybride entre documentaire et fiction employée par Pacino permet de

132 Cette perspective rejoint et développe le point de vue de John Ellis, pour qui l’adaptation consume la mémoire culturelle de l’œuvre, et s’efforce de la remplacer (Ellis 1992, 3). Les récentes innovations formelles en matière d’adaptation cinématographique posent en effet de manière très claire la question du rôle de l’adaptation d’œuvres littéraires dans la circulation d’une mémoire culturelle qui nécessite non plus de conserver un sens à l’identique à travers les âges, mais d’inventer des formes de transmission qui permettent à ce sens de ne pas se perdre. Ce phénomène n’est pas inéluctable. Dans certains cas, on peut justifier l’innovation formelle par certaines caractéristiques de l’œuvre adaptée. Ainsi, on a suggéré que certaines pièces de Shakespeare pouvaient être considérées comme l’ancêtre des séries télévisées, en adaptant, sous forme de minisérie, les pièces de l’Henriade, sous le titre The Hollow Crown (BBC Two, 2012).

133 « [hybridization defines] the ways in which forms become separated from existing practices and recombine with new forms in new practices. » Rowe et Schelling 1991, 231.

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faire dialoguer la pièce avec son nouveau cadre. La fiction documentarisante permet aussi de réévaluer la problématique shakespearienne de la confusion entre fiction et réalité. Dans le cas de Richard III, en effet, les procédés réflexifs utilisés par Shakespeare visent à montrer un monde en pleine fictionnalisation. La forme hybride utilisée par Pacino transcrit ce discours sur le théâtre qui est également un discours sur le réel, en y ajoutant une dimension fondamentale. En effet, l’aspect « docufiction » du film ne limite pas la transposition au constat que le monde entier est non plus un théâtre, mais un film. Par sa nuance formelle, l’adaptation montre que si le monde est un film, c’est d’un film documentaire qu’il s’agit.

Looking for Richard prouve également que la vision du monde comme film est réaliste, si l’on garde à l’esprit que le réel est intégralement capturé par des caméras. Préservant l’ambiguïté d’une réflexion sur le virtuel, le film suggère également que, si cette Weltanschauung n’implique pas la fictionnalisation de la même manière que le théâtre shakespearien, elle n’évacue pas pour autant la possibilité d’une déformation fictionnalisante. Pacino choisit la forme documentaire parce qu’elle exprime la configuration contemporaine du doute face aux apparences. En effet, comme le font remarquer Jane Roscoe et Craig Hight, on s’est assez vite aperçu que le documentaire est « une fiction qui ne ressemble à aucune autre »,135 et qu’il se situe à un endroit imprécis du continuum entre réalité et fiction.136 Par ailleurs, le public a de plus en plus conscience que les programmes dits « factuels » ne le sont qu’en surface.137 Ainsi, ces auteurs montrent que l’émergence du pseudo documentaire ou documenteur (« mock documentary ») est un symptôme que se sont produits de vastes changements dans la manière dont le public aborde tous types de discours factuels.138 En tant que documenteur, Looking for Richard met en lumière l’avènement d’une lecture documentarisante du réel, qu’il traite comme la version contemporaine d’un problème élisabéthain.

b) Le making of pour adapter l’inadaptable Tristram

Shandy.

Utiliser le making of comme cadre formel d’une adaptation relève de la même démarche : s’adapter à un monde en pleine documentarisation. Dans certains cas extrêmes, cette forme de mémoire du cinéma qu’est le making of prend le pas sur le film lui-même qui, parce qu’il n’est jamais présent sous sa forme pleine, « réalisée », reste pour ainsi dire à l’état d’objet virtuel d’une mémoire devenue seul sujet du récit, et seul objet de réflexion. C’est ce que j’ai montré à travers l’analyse de A Cock and Bull Story (Michael Winterbottom, 2005), adaptation de Tristram Shandy sortie en France sous le titre révélateur de Tournage dans un jardin anglais. Réputé inadaptable, le roman de Sterne constituait un défi pour Winterbottom, défi dont j’ai voulu montrer que seule la forme du making of permet de le relever.139

Dans A Cock and Bull Story, il s’agit de préserver une réflexion sur le sens de l’acte d’écriture. Forme mémorielle, le making of permet d’adapter ce qu’exprime Sterne sur l’impossibilité de figer le réel par les mots, et d’en élaborer ainsi une mémoire exhaustive. Dans le roman, l’acte d’écriture découvre et avoue ses limites. Elles sont liées à une indélébile subjectivité, qui nuit à une narration fidèle du réel. Winterbottom fait de cette déficience l’élément central de son adaptation. Il part du constat que, si l’œuvre résiste aux formes traditionnelles de l’adaptation, elle pourrait se révéler plus malléable à une structure filmique protéiforme. C’est grâce au making of que Winterbottom actualise la

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Roscoe et Hight citent l’expression de Bill Nichols dans Representing Reality. Nichols 1991, 113. Cité dans Roscoe et Hight 2001, 8.

136 Roscoe et Hight 2001, 23.

137 Roscoe et Hight 2001, 3.

138 Roscoe et Hight 2001, 5.

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problématique sternienne de l’impossible objectivité littéraire. Il prend pour sujet de son film l’acte de filmer, et repose la question de la fidélité au réel à l’époque de sa reproductibilité technique.140 Pour réévaluer cette question, et lui offrir une réponse adaptée à son temps, il organise un va-et-vient entre fiction et documentaire que vient faciliter la forme du work in progress. Cette forme juxtapose des séquences de fiction et des séquences de « préparation à la fiction ». Elle permet ainsi à l’auteur de montrer que le cinéma, contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, est un vecteur de la mémoire tout aussi imparfait que le roman.141

L’intérêt de cette approche consiste à identifier les défauts qui font que, comme la littérature, le cinéma doit avouer ses limites lorsqu’il s’agit de figer le réel. Ainsi, la forme employée par le réalisateur, où le film se confond avec son making of, mêle une objectivité apparente et un degré plus poussé de fictionnalisation. L’adaptation rappelle que le dispositif filmique ne semble objectif que par rapport à une forme qui serait plus subjective, mais que l’objectivité absolue, elle, n’est que pure illusion. L’innovation formelle tire donc de l’œuvre originale, que l’on qualifie souvent de postmoderne, une lecture de ce qui produit notre condition actuelle. Le making of exprime cette condition, et l’attribue à une immersion permanente dans un monde d’images, dont aucune ne saurait être fidèle au réel.142 Le roman de Sterne se trouve donc adapté à un contexte où la frontière entre réalité et fiction est moins souvent une page qu’un écran. A Cock and Bull Story produit ainsi une réflexion sur la part de fiction qui entre dans le régime scopique des productions audiovisuelles contemporaines. Le film lie l’engouement pour le docu-fiction depuis quelques dizaines années à l’idée que le réel n’est plus accessible à qui oublie cette part de feintise.

c) L’unmaking of, pour adapter sans adapter (Lost in La

Mancha).

Traitant une problématique similaire, le Quichotte de Cervantès a lui aussi fait l’objet d’adaptations qui s’éloignent apparemment trop du texte d’origine pour mériter ce qualificatif. On trouve donc ici deux pôles contradictoires de l’adaptation, liés au Quichotte. Le premier consiste à prôner une fidélité absolue au texte. Le second, que l’on trouve dans des adaptations indirectes ou « lâches » du Quichotte, consiste à partir du constat que son sens a changé, pour adapter le roman au cinéma, mais aussi au contexte spécifique de sa réception. Lost in La Mancha (Keith Fulton et Luis Pepe, 2001), que l’on a parfois qualifié d’unmaking of, constitue un bon exemple de cette démarche. Le film est l’histoire d’une adaptation du Quichotte qui se révèle impossible à réaliser. On peut cependant se demander dans quelle mesure ce film qui n’est jamais sorti sur les écrans, film dont Lost in La Mancha raconte la non genèse, et dans lequel Gilliam se proposait de « tuer » le Quichotte original, n’a pas été réalisé, non pas comme adaptation sous forme de film de fiction, mais

140 Concernant l’apport de la photographie puis du cinéma en matière de diffusion des images du réel, voir Benjamin 2003, 5-7.

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Comme le rappelle José Van Dijck, l’invention de nouvelles technologies médiatiques a toujours entraîné le rêve d’une mémoire infaillible, et ce depuis l’apparition de l’écriture. Van Dijck 2005, 7; 313. S’agissant du cinéma et plus généralement des technologies d’enregistrement audiovisuel, cette utopie a été rapidement nuancée, grâce à la prise de conscience que le film ne propose que le spectacle du passé, et ne peut donc le préserver de manière objective. Voir par exemple Cowie 2005, 182.

142 Je me réfère évidemment ici au postmoderne tel que le conçoit Baudrillard, qui confronte la condition humaine à l’illusion, au simulacre, et à l’hyperréalité, pour suggérer que le réel, qui semble de plus en plus accessible, est pourtant de moins en moins appréhendable (Baudrillard 1981). Par ailleurs, ainsi que le montre Neil Leach, cette « culture de la simulation », en rendant les images du réel indépendantes de leur référent, nous « prive progressivement de notre capacité à saisir la réalité ontologique du passé ». Leach 2002, 90. Saisir, du moins en partie, la condition postmoderne grâce au cinéma nécessite donc d’établir le constat d’une perte de mémoire inéluctable, comme le faisait Sterne dans son roman, et comme le fait également Winterbottom dans son film.

sous la forme du documentaire de Fulton et Pepe. Ainsi, Lost in La Mancha, tout comme sans doute le projet initial de Gilliam, tendrait à montrer qu’un film sur Don Quichotte ne peut exister, à notre époque, qu’à condition de ne pas épouser une forme fictionnelle ou close. Pour adapter le Quichotte, il faut par contre adopter une forme hybride et ouverte, pour autoriser une réflexion plus directe sur la relation entre fiction et réalité. La réussite de l’adaptation passe donc par son inachèvement, voire par ce qui, en surface, ressemble beaucoup à son échec.

L’adaptation par le making of pose donc l’éclatement de l’œuvre comme condition nécessaire à sa préservation. Elle met en place une stratégie de la dissociation, où une partie du sens reste attachée à l’œuvre initiale, alors qu’une autre naît de sa version filmique, mais obéit à un processus sommatif, puisque l’adaptation synthétise ces deux composantes. Dans le cas des adaptations qui insèrent ou imbriquent la pièce dans le film, sur lequel je vais revenir à présent, on trouve le même type de procédure en deux temps et en deux espaces. Les enjeux, les avantages et les résultats de cette catégorie de l’adaptation théâtrale sont cependant différents, et imposent une fois de plus de raisonner sur les régimes scopiques.