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Agir sur le schéma actantiel du quotidien : du méchant au terroriste

B. Les séries comme outils critiques : dénoncer les prismes déformants

1. Agir sur le schéma actantiel du quotidien : du méchant au terroriste

a) Les nouvelles règles de la narration non fiable (Hall). On peut constater ce phénomène en observant l’évolution récente de la narration non fiable (unreliable narrative), qui constitue l’un des lieux communs du cinéma contemporain.324 On est en effet passé d’une stratégie littéraire, où la narration menait le lecteur « en bateau » en mentant par omission, à une stratégie visuelle, où il s’agit d’empêcher les spectateurs de repérer des détails signifiants de manipulation qui seraient obvies si la fin leur était connue avant qu’ils ne voient le film. Ainsi, dans des œuvres comme The Sixth Sense (M. Night Shyamalan, 1999) ou The Others (Alejandro Amenábar, 2001), le manque (entretenu) de fiabilité vient d’un régime scopique qui oscille entre

317 Sur ce point, voir mon analyse de la série 24 dans Surveillance on Screen (100-106).

318 Meyrowitz 1985. 319 Buonanno 2008, 120. 320 Buonanno 2008, 131. 321 Mulvey 1975. 322 Ellis 1992, 137. 323 Goffman 1971, 44. 324 Voir Elsaesser 2009, 1.

dissimulation (pendant la majeure partie du film) et révélation (à la fin). Il s’agit donc de montrer au spectateur en l’empêchant néanmoins de tout voir. Ce faisant, on l’invite à fournir un effort visuel, qui lui permettra de déjouer tous les pièges du trompe-l’œil qui s’offre à lui. Les premiers mots du Prestige 325 (Christopher Nolan, 2006) sont explicites en la matière : en une adresse directe au spectateur, ils mettent en question sa capacité à bien voir ce qui va se passer devant ses yeux (« Are you watching closely ? »). Dans le film qui suit, le thème de la magie produit donc une perspective sur l’illusion cinématographique, dont les trucs, malgré l’effort perceptif du spectateur, restent invisibles à l’écran. L’exploit, face à un observateur décodant et déniaisé dès le début du film, consiste donc à entretenir le mystère. Le cinéma de Scorsese est tout aussi symptomatique de cet état d’esprit, de cette méfiance généralisée fondée sur le rappel au spectateur que rien n’est conforme à ce qu’il voit. Dans le cas de Shutter Island, c’est le huis clos insulaire qui permet de rendre crédible le monde parallèle que le personnage principal transmet au spectateur.

J’ai montré ci-dessus que la surveillance condamnait ce schéma classique à l’évolution. Le décalage entre les deux versions filmiques de Sleuth (Joseph L. Mankiewicz 1972 ; Kenneth Branagh, 2007) le suggère également : pour être crédible, c’est-à-dire pour produire leur effet sur le spectateur, les narrations non fiables se doivent à présent de recourir à la technologie, sans laquelle la manipulation du personnage et du spectateur risque de manquer de vraisemblance. Pour analyser ce phénomène plus en détail, j’ai étudié la série Homeland comme un avatar contemporain de la figure filmique qui invite le spectateur à tenter de démasquer un éventuel coupable, qui s’avérera être le méchant de la fiction. Selon le schéma de la « position dominante hégémonique » établi par Stuart Hall, le décodage par le spectateur se fait « à l’intérieur du code dominant ». Hall prend pour exemple de ce schéma les informations télévisées, où la fiabilité de codage n’est pas mise en question.326 On peut s’interroger sur la fréquence de ce type de décodage à l’époque actuelle, surtout si l’on tient compte de la méfiance généralisée envers les médias d’actualité, soupçonnés d’être aux mains des puissants. Tout serait caché, rien ne serait dit. Mais plus qu’à la popularité des théories du complot sous leurs diverses formes, qui s’explique partiellement par la facilité de propagation des rumeurs sur Internet, c’est à la paranoïa sécuritaire que l’on peut attribuer la diffusion du système de décodage inverse, que Hall qualifie d’oppositionnel. Ainsi, dans un film comme Inside Job (Nicolas Winding Refn, 2003), le lien est établi entre surveillance et hypervigilance. La surveillance fait croire aux spectateurs et aux personnages qu’ils ont vu quelque chose, au prétexte que le regard a été précis, net, clair, attentif, permanent, ubiquitaire. La vérité supposée de la preuve est dans la technologie utilisée plus que dans la réalité captée, voire dans l’image elle-même. On peut également en prendre pour exemple le réalisme extrême du found footage ou du document vidéo authentique, dans des films comme Cloverfield (Matt Reeves, 2008), The Blair Witch Project (Daniel Myrick et Eduardo Sánchez, 1999), Rec (Jaume Balagueró et Paco Plaza, 2007) et la série des Paranormal Activity (Oren Peli, 2007, Tod Williams, 2010).

À travers le personnage de Carrie, Homeland suggère elle aussi que le spectateur décodant de l’après 11 septembre est hyper oppositionnel : il se caractérise par une méfiance systématique par rapport à l’image. D’une part, la série montre que la surveillance généralisée fait l’objet d’un espoir grandissant : celui de retrouver, enfin, une image en adéquation avec le réel qu’elle capture. La non-fiabilité de l’image étant une donnée de base, la narration trompeuse prend la forme d’un jeu avec la possibilité qu’une image « vraie » vienne se glisser parmi un tissu d’images mensongères. On peut attribuer cette

325 Le cinéma de Christopher Nolan, avec des films comme Le Prestige et Memento en particulier, fait dans son ensemble appel à la vigilance scopique. L’attention aux détails permet au spectateur d’être décodant, oppositionnel, et omniscient, dans le cadre d’un pacte de lecture qui exige cette compétence.

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évolution à l’apparition d’un nouveau type d’antagoniste : le terroriste.327

b) Le terroriste, ennemi invisible, et les nouveaux codes du trompe-l’œil.

Homeland prouve en effet que l’omniprésence de la surveillance crée un nouveau besoin au niveau des techniques narratives : celui d’un schéma de monstration adapté à la nécessité de démasquer ce personnage malfaisant qu’est le terroriste. Comme l’ont montré de nombreux auteurs, le cinéma, à l’époque du muet comme à l’époque du parlant, s’est beaucoup appuyé sur des personnages construits pour être reconnaissables, parmi lesquels le méchant occupe une place de choix. Cependant, le phénomène du terrorisme modifie cet impératif de reconnaissabilité. Le terroriste est par définition un personnage qui agit sous couvert d’une identité de façade. On en trouve une incarnation dans les Cylons de Battlestar Galactica (Sci-Fi Channel, 2004-09), qui se fondent dans la masse des populations, puisqu’ils en sont indiscernables. Mais le terroriste est également un individu qui, au moment où il passe à l’acte, recherche l’exposition médiatique, seul gage de réussite totale pour l’opération qu’il accomplit. Cette réalité n’est donc pas compatible avec la tradition du méchant identifiable.

Bien sûr, de nombreux films de cinéma comportent des personnages de terroristes, et certains organisent même leur finale autour de la révélation que le véritable méchant n’était pas celui que l’on pensait. Cependant, par son dispositif narratif propre, la série télévisée produit un traitement du méchant terroriste susceptible de creuser encore un peu plus la potentialité réflexive du procédé de la narration non fiable. Lorsque ce type de narration est utilisé au cinéma, il suit un régime scopique de la révélation a posteriori : les spectateurs se rendent compte, à la fin du film, qu’ils ont été incapables de débusquer le véritable coupable. Une série comme Dexter (Showtime, 2006-13), cependant, traite déjà ce schéma avec ironie, puisque le coupable y est aussi le héros, Docteur Jekyll qui cache un Mister Hyde invisible de tous, sauf des spectateurs. Le dispositif habituel de la monstration non fiable, qui ménage une dissimulation parfaite, semble devenu intolérable idéologiquement et intenable narratologiquement. Il faut bien qu’une caméra perce la couverture du dissimulateur, fût-ce simplement celle de la série, pour préserver à la fois une impression de transparence et un sentiment de protection émanant d’autorités qui veillent. Par leur régime narratif qui porte le spectateur de révélation en révélation et de complot déjoué en attentat empêché, certaines séries, à l’instar de 24 (Fox, 2001-10) qui en constitue l’exemple type, se veulent rassurantes quant à leur capacité à transformer l’« herméneutique du soupçon » dont parle Ricœur328 en gage de sécurité au quotidien.329 Ces séries se distinguent par leur volonté de faire face à la montée du décodage oppositionnel, et au fait qu’il est en passe d’affecter le régime scopique du quotidien. La perception se fait de plus en plus par technologie interposée, ce qui la rend sujette à caution. Homeland met en abyme ce phénomène contemporain. La série montre que le « code oppositionnel » de Hall, qui définit une attitude réceptive où les spectateurs remettent en question les a priori du message qu’ils reçoivent,330 sort du cadre strict de la consommation de fiction pour affecter l’appréhension de la réalité même.

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Voir Lefait 2013 c.

328 Ricœur 1965.

329 On trouve une telle réflexion sur les dérives possibles liées à la paranoïa sécuritaire dans les États-Unis contemporains dans le film Prisoners (Denis Villeneuve, 2013), où le personnage principal justifie l’emploi de la torture dans le cadre d’une justice individuelle par l’idée que l’État est impuissant à protéger sa famille. On peut considérer que ce film montre l’aboutissement de décennies de matraquage idéologique ayant pour vocation la promotion de la sécurité et de la surveillance, voire de la torture, au moyen de programmes comme 24 notamment.

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2. Dénoncer la mystique de la surveillance: dérives panoptiques