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L’absoluité du christianisme en question

L’examen de la controverse entre Troeltsch, Kaftan et Niebergall a montré que la problématique de l’absoluité du christianisme n’est pas réductible, dans l’œuvre de Troeltsch, à un problème périphérique ou passager. Elle joue un rôle déterminant dans la constitution de son projet théologique, projet qui s’élabore en opposition de plus en plus tendue, comme il vient d’être vu, avec la ligne supranaturaliste de l’École de Ritschl. À ce titre, la controverse avec Kaftan marque la rupture publique de Troeltsch avec cette École. Inversement, la problématique de l’absoluité du christianisme cristallise les options théologiques caractéristiques de l’orientation de l’École de l’histoire des religions. Troeltsch en est convaincu : il ne s’agit pas d’ajouter un vernis de dimension historique sur une théologie déjà dogmatiquement constituée. C’est bien plutôt la méthode dogmatique elle-même qu’il faut abandonner au profit d’une théologie travaillant selon les méthodes de l’histoire des religions. Il est donc urgent, pour que la théologie puisse relever le défi de la science historique, de mettre l’absoluité du christianisme en question.

Le 3 octobre 1901, Troeltsch fut invité à prononcer, devant les membres du cercle des « Amis de la Christliche Welt»m, réunis en congrès à Mühlacker, une conférence sur « L’absoluité du christianisme et l’histoire de la religion ». Dans le paysage théologique protestant du 117 Ernst TROELTSCH, « Meine Bücher » (1921), GS IV, p. 9.

118 La revue Die Christliche Welt. Evangelisches Gemeindeblatt für Gebildete aller Stände avait été fondée en 1886, par Martin Rade, Wilhem Bornemann, Friedrich Loofs et Paul Drews, tous élèves de Adolf Harnack. Après « l’affaire » du Symbole des Apôtres (suscitée par la mise à pied en 1892 du pasteur wurtembergeois Christoph Schrempf, qui avait refusé, l’année précédente, d’utiliser le Symbole des apôtres lors d’une célébration baptismale) et les débats entraînés par la prise de position de Harnack dans la revue (ce dernier, modérément critique à l’égard de Christoph Schrempf, s’opposait à la suppression du Symbole des Apôtres dans la liturgie, mais surtout pour des raisons pratiques : théologiquement, le texte du Symbole devait être réinterprété, et l’affirmation de la naissance virginale était à ses yeux inacceptable pour un théologien protestant), le rédacteur responsable de la Christliche Welt, Martin Rade (1857-1940), décida d’inviter les théologiens sympathisants à se rencontrer à Eisenach, le 4 octobre 1892. Cette rencontre devait devenir un rendez-vous annuel du cercle des « Amis de la Christliche Welt », doublé bientôt, à partir de juin 1900, par d’autres rencontres pour les théologiens d’Allemagne du Sud, d’Alsace et de Suisse. C’est lors de la deuxième édition de ce nouveau cycle, à Mühlacker, le 3 octobre 1901, que Troeltsch fut invité à prononcer une conférence sur l’absoluité du christianisme. Cette conférence fut suivie d’un exposé (cf. ChW 15 [1901], col. 972-973) du pasteur Max Christlieb (1862-1914) sur « L’absoluité du christianisme et la mission » (cf. les nombreuses indications fournies par Jean-Marc Tétaz dans : Ernst TROELTSCH, Œuvres ΠΙ, op. cit., p. 401-408).

tournant du siècle en Allemagne, les théologiens du cercle des amis de la Christliche Welt apparaissent comme les tenants du Kulturprotestantismus.119 Dans la ligne de la théologie de Ritschl, bien qu’avec des divergences de plus en plus flagrantes, ils poursuivent l’objectif d’une médiation religieuse protestante au service du développement culturel moderne.120 Après avoir refusé, pour la réunion de ce cercle en 1893, la proposition que lui avait faite Martin Rade d’un exposé christologique121, Troeltsch avait consenti en 1895, quoiqu’ avec réticence, à traiter du concept de révélation en tant que moment objectif de la religion.122 La conférence que Troeltsch donna en 1901 à Mühlacker avait été précédée de la publication dans la Christliche Welt de quatorze thèses programmatiques.123 Pour la publication124 de l’ouvrage sur L’absoluité du christianisme et l’histoire de la religion, Troeltsch ajouta au texte de sa conférence une longue préface, dans laquelle il prenait position par rapport à de nombreuses critiques. Une autre préface, plus courte, fut ajoutée à l’édition de 1912. Quoi qu’il en dise125, Troeltsch a amplement revu son texte et l’a considérablement remanié.126 Le

119 Sur le rapport entre protestantisme et culture chez Troeltsch, voir l’article fondamental de Hans-Georg DRESCHER, « Le Kultuprotestantismus et Troeltsch », dans : Pierre GISEL et Patrick EVRARD (éd.), La

théologie en postmodemité, Genève, Labor et Fides (Lieux théologiques 29), 1996, p. 65-86.

120 Cf. les précisions données par Jean-Marc Tétaz dans : Ernst TROELTSCH, Œuvres ΙΠ, op. cit, p. 402-403. Bernard Reymond note que « la conférence que Troeltsch a prononcée en 1906 (publiée en 1911) sur la “Signification du protestantisme dans la formation du monde moderne” peut être considérée comme le manifeste le plus abouti du Kulturprotestantismus. [...] [Troeltsch] a montré comment certaines options théologiques de base, par exemple la doctrine protestante de la création, celle de la grâce ou celle de la vocation personnelle, sont la source spirituelle profonde d’où devaient découler les attitudes culturelles et sociales qui ont fait le monde moderne » (cf. Bernard REYMOND, « Kulturprotestantismus, Kulturkampf et théologie de la culture », dans : Michel DESPLANO, Jean-Claude PETIT et Jean RICHARD [dir.],

Religion et culture. Actes du colloque international du centenaire Paul Tillich. Université Laval, Québec 18-22 août 1986, op. cit., p. 239-250 ; ici : p. 247-248). Le texte de Troeltsch a été traduit par Marc B. de

Launay, dans : Ernst TROELTSCH, Protestantisme et modernité, Paris, N.R.F. Gallimard, 1991, p. 19-129. 121 Troeltsch voulait rester prudent sur la question de !’importance dogmatique du Jésus historique (cf. la lettre

de Troeltsch à Bousset du 4 septembre 1893, citée par Hans-Georg DRESCHER, Ernst Troeltsch. Leben

und Werk, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1991, p. 148 [lettre mentionnée par Jean-Marc Tétaz,

dans : Ernst TROELTSCH, Œuvres ΙΠ, op. cit., p. 409]).

122 II s’agit de la conférence déjà mentionnée : Ernst TROELTSCH, « Christenthum und Religionsgeschichte », Preußlische Jahrbücher 87-3 (1897), p. 415-447.

123 Cf. ChW 15 (1901), col. 923-925. Traduction française dans : Ernst TROELTSCH, Œuvres ΠΙ, op. cit. p. 65-68.

124 La date officielle de la première édition est 1902, mais le livre était en circulation dès décembre 1901. C’est la raison pour laquelle la Ernst Troeltsch Bibliographie date le livre de 1901 (cf. Ernst Troeltsch

Bibliographie, herausgegeben, eingeleitet und kommentiert von Friedrich Wilhem Graf und Hartmut

Ruddies, Tübingen, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1982, p. 54).

125 À la fin de la préface de la deuxième édition, Troeltsch écrit : « Les quelques modifications qui ont été apportées à la nouvelle édition sont d’ordre purement stylistique » (Ernst TROELTSCH, « L’absoluité du christianisme et l’histoire de la religion », Œuvres ΙΠ, op. cit., p. 71).

texte de l’édition de 1912 est divisé en six parties127, le quatrième chapitre de T édition précédente ayant été scindé en deux. Lorsqu’en 1922, Troeltsch considérera son propre itinéraire intellectuel, il définira l’enjeu de l’ouvrage de 1902 en fonction de la tension entre l’absolu et le relatif, envisagée comme question décisive pour la philosophie de l’histoire : « Il fallait en venir à la confrontation du relatif historique et de l’Absolu objectif (des historisch

Relativen und des sachlich Absoluten) donc à la question capitale de toute la philosophie de

l’histoire, telle que j’avais appris à la comprendre à partir d’un travail historique mené avec précision. »128

Les deux premiers chapitres de cet ouvrage s’inscrivent dans la continuité de la controverse de Troeltsch avec Kaftan et Niebergall. Le premier constate l’échec des deux grandes apologétiques en vigueur face aux exigences méthodologiques de la science historique ; le deuxième établit !’impossibilité de parvenir, par la méthode historique, à une démonstration scientifiquement valide de l’absoluité du christianisme. Même s’ils reprennent des arguments déjà avancés lors de la controverse avec Kaftan et Niebergall, ces chapitres ont l’avantage de manifester l’urgence, aux yeux de Troeltsch, d’une nouvelle construction théologique. C’est de cette prise de conscience que lui sera redevable, de l’avis de Tillich, la réflexion théologique future, quelle que soit l’opinion portée sur la solution proposée par Troeltsch, solution dont l’examen fera l’objet du prochain chapitre de la présente étude.

2.1. Échec des principaux modèles apologétiques

La conférence de Mühlacker s’ouvre sur l’analyse de deux modèles apologétiques censés démontrer l’absoluité du christianisme parmi les religions, le supranaturalisme orthodoxe et l’idéalisme évolutionniste.

127 Conformément à l’édition allemande réalisée par Trutz Rendtorff en 1969 (cf. Friedrich Wilhem GRAF & Hartmut RUDDIES, Ernst Troeltsch Bibliographie, op. cit., p. 55-56), l’édition française annonce les thèmes des six chapitres comme suit : 1) La pensée historique moderne et les deux conceptions de l’absoluité du christianisme : idéalisme et supranaturalisme. 2) La différence entre validité normative et généralité empirique et l’impossibilité d’une construction historique de l’absoluité du christianisme. 3) Relativité de !’historique et acquisition de normes. 4) L’histoire de la religion et la valeur suprême y revenant au christianisme en tant que religion personnaliste. 5) L’aspect religieux de la question de l’absoluité du christianisme : la compatibilité de l’exigence de certitude absolue de la foi avec le résultat de la réflexion en philosophie de l’histoire. 6) L’incompatibilité de la forme ecclésiale du christianisme avec la situation intellectuelle du monde moderne et la nécessité d’une théologie post-dogmatique (cf. Ernst TROELTSCH, « L’absoluité du christianisme et l’histoire de la religion », Œuvres ΙΠ, op. cit., p. 63). Ernst TROELTSCH, « Meine Bücher », GS IV, p. 9.

Selon la conception supranaturaliste, le christianisme est la religion absolue parce que Dieu lui-même l’a voulu ainsi. Au moyen d’une révélation surnaturelle, il a fondé la religion chrétienne en l’isolant du reste de l’histoire. Selon cette conception, soutenue, comme on vient de le voir, par Kaftan et Niebergall, le christianisme ne peut être considéré comme une religion parmi d’autres. Lui seul est une œuvre de Dieu, reposant sur une révélation surnaturelle, alors que toutes les autres religions sont œuvre humaine. Troeltsch fait observer qu’en rigueur de termes, le supranaturalisme ne parle pas d’« absoluité du christianisme », mais de « révélation surnaturelle » :

C’est bien pourquoi ce n’est pas ici qu’on a forgé l’expression d’absoluité du christianisme, mais seulement la théorie de son caractère de révélation (׳Geoffenbartheit) exclusivement surnaturelle, face auquel tout le reste est œuvre non de Dieu, mais de l’homme. Ce que l’on comprend ici par absoluité, c’est en vérité le supranaturalisme exclusif.129

Toutefois, cette conception supranaturaliste est mise en échec par les principes de la science historique. Reprenant les arguments développés lors de sa controverse avec Niebergall, Troeltsch montre que ces principes, à savoir l’analyse critique, !’observation d’analogies et le principe de causalité corrélative, invalident toute procédure d’isolement a priori d’un phénomène particulier hors du cours normal de l’histoire. La conception supranaturaliste se trouve dès lors en difficulté :

La science historique a lentement aplani la cloison apologétique que formaient les miracles extérieurs et intérieurs. Car, quelle que soit l’idée qu’on peut se faire des miracles, il est impossible pour la science historique de croire aux miracles chrétiens et de nier les miracles non-chrétiens ; et si l’on est d’avis que les forces éthiques de la vie intérieure sont quelque chose de surnaturel, il n’y a pas moyen de faire de l’élévation du chrétien au-dessus des sens quelque chose de surnaturel, alors que celles de Platon et d’Épictète seraient quelque chose de naturel. Du coup, on n’a plus aucun moyen pour isoler le christianisme du reste de l’histoire et pour le déterminer comme norme absolue justement grâce à cette isolation et à ses caractéristiques formelles.130

129 Ernst TROELTSCH, « L’absoluité du christianisme et Vhistoire de la religion », Œuvres El, op. cit., p. 90. On se souvient de la différence posée par Troeltsch entre un supranaturalisme exclusif, qu’il rejette, et un supranaturalisme interne, ou inclusif, qu’il accepte s’il signifie une dimension transcendante dans la religion en général et dans le christianisme en particulier (cf. Ernst TROELTSCH, « Philosophie de la religion » [1904/1907], Religion et histoire, op. cit., p. 92).

Prenant acte de cette situation d’échec, la théologie idéaliste issue de ΓAufklärung a cherché à remplacer la doctrine ecclésiale supranaturaliste de la révélation par une théorie philosophique du développement historique et a forgé dans ce contexte l’expression d’« absoluité du christianisme ». Ce deuxième modèle apologétique accepte de plonger le christianisme dans le cours de l’histoire et renonce à l’isoler par une intervention divine surnaturelle relevant du miracle.

Une fois que la science historique eut rendu impossible de prouver la validité normative de l’idée religieuse chrétienne avec les moyens ecclésiaux, on essaya d’atteindre cet objectif d’une manière nouvelle, en partant justement des principes de la science historique, du concept fondamental qu’est l’ensemble de l’histoire

(Gesamtgeschichte) de l’humanité. Tant du point de vue causal que téléologique, on

considéra l’histoire de l’humanité comme un tout à l’intérieur duquel l’idéal de vérité religieuse se réalise par degrés et parvient en un point précis - justement dans le phénomène historique du christianisme - à sa réalisation absolue, c’est-à-dire à la réalisation épuisant complètement le concept (den Begriff völlig erschöpfenden

Realisation).131

Toutefois, cette philosophie idéaliste de l’histoire réduit la richesse des formations individuelles et relatives qui composent le cours de l’histoire. Elle introduit en effet un concept universel qu’elle considère comme normatif : « ce concept devait porter en lui-même la loi de son mouvement, allant des états initiaux, bas, voilés et encore en germe, jusqu’à son déploiement complet, clair et conscient, et devait ainsi représenter le concept normatif se réalisant lui-même au cours de la progression graduelle de l’histoire. »132 La jonction de l’universel et du normatif permet ainsi d’établir qu’il n’existe en réalité qu’une seule religion (« précisément le concept et l’essence de la religion »133). En définitive, ce deuxième modèle apologétique remplace le concept dogmatique de révélation par une philosophie de l’histoire faisant du christianisme la réalisation complète et normative du concept de religion.

Présente partout de façon latente (latente), mais prisonnière des médiations, cette essence est apparue librement accomplie et en sa forme exhaustive dans le christianisme. Si le christianisme est donc identique au concept de religion partout présent de façon implicite, s’il n’en est que la pleine explication (Explikation), alors il va de soi qu’il est la vérité religieuse normative. L’ancienne spéculation apologétique,

131 Ibid., p. 86. 132 Ibid., p. 87.

opposée à la science historique, est alors remplacée par une nouvelle spéculation, qui s’allie à la science historique.134

Lessing, Kant et Herder ont ouvert la voie à cette conception du christianisme comme réalisation du concept de religion. Puis, grâce aux travaux de Schleiermacher et de Hegel, « les concepts corrélatifs que sont l’essence de la religion, le développement de cette essence dans l’histoire de la religion et le christianisme comme religion absolue sont devenus à partir de là le fondement apologétique de ce qu’on appelle la théologie moderne ou libérale. »135 Dans cette perspective, observe Troeltsch, tout finit par se concentrer en la personne de Jésus, porteur (Träger) et point d’irruption (.Durchbruchspunkt) de la religion absolue : c’est à partir de lui que l’on veut comprendre le principe, ou l’Idée, du christianisme.136 * On remarquera dès à présent le lien qui apparaît, dans !’argumentation de Troeltsch, entre la question de l’absoluité du christianisme et la question christologique.

Bien qu’il en dénonce l’échec, Troeltsch reconnaît que l’apologétique idéaliste possède le double avantage, de développer une critique de la prétention exclusiviste du christianisme à la vérité, d’une part, et de reconnaître la présence de vérités relatives en d’autres religions, d’autre part. En effet, grâce à la mise en place d’un concept approprié de développement

(Entwicklung), cette apologétique établit que le christianisme accomplit de manière absolue

les vérités relatives présentes dans les autres religions. C’est en ce sens, explique Troeltsch, que fut employée l’expression d’« absoluité du christianisme » :

Le terme « absoluité » provient de l’apologétique évolutionniste moderne et n’a de sens précis qu’ensuite de ses présupposés, dans la mesure où ce terme inclut l’horizon de l’histoire universelle de la religion, la reconnaissance de toutes les religions non chrétiennes à titre de vérités relatives et la construction du christianisme comme la forme (Gestalt) de la religion accomplissant ces vérités relatives dans la vérité absolue. Tant l’expression elle-même que ses présupposés et son contenu (Inhalt) sont de part en part des concepts d’école modernes, conditionnés justement par le nivellement de tout l’advenir humain dans la science historique (Historie) moderne.

137

Toutefois, aux yeux de Troeltsch, ce deuxième modèle reste encore insatisfaisant. C’est en effet sous couvert d’une alliance frauduleuse avec la science historique, dont on feint d’accepter les principes sans en appliquer réellement les méthodes, que cette nouvelle

134 7W.,p. 87.

135 Ibid., p. 87.

136 TW., p. 87-88.

Ibid., p. 88.

apologétique parvient à faire du christianisme la vérité religieuse normative.138 139 * Or, le changement exigé par la critique historique doit être beaucoup plus radical. Il s’agit, comme Troeltsch l’avait montré dans la controverse avec Kaftan et Niebergall, d’accepter de considérer le christianisme comme un phénomène historique parmi d’autres, au même titre que toute religion. En réalité, affirme Troeltsch, les deux modèles apologétiques adoptent des stratégies semblables. En effet, ils cherchent tous deux à garantir la validité normative du christianisme en lui conférant une « position singulière de principe (eine prinzipielle

Sonderstellung). »m Ils ne diffèrent que par la manière dont ils essaient de prouver la valeur

normative de cette position singulière qu’ils ont déjà, a priori, accordée au christianisme. Le premier modèle argumente à partir de la forme {Form), le second à partir du contenu et de l’essence {Inhalt und Wesen).

Les partisans du premier modèle, à savoir le supranaturalisme orthodoxe, considèrent « la forme que revêt la connaissance des vérités religieuses »14° et en déduisent la nécessité du caractère supranaturel de la manifestation de Dieu à l’homme. En effet, puisque l’homme, affaibli par le péché, ne peut plus accéder naturellement à la connaissance de Dieu, connaissance à laquelle il est cependant destiné ; puisque, par ailleurs, Dieu est libre.d’agir selon les lois naturelles ou de les transgresser, par des miracles extérieurs ou intérieurs à l’homme ; puisque, enfin, une œuvre simplement humaine, inévitablement subjective et sujette à l’erreur, ne saurait permettre d’accéder à la connaissance de Dieu ; alors une manifestation de forme supranaturelle est nécessaire, pour que cette connaissance de Dieu soit accessible à l’homme.

Cette manifestation est reconnue comme une manifestation divine justement parce que sa forme supprime toute analogie avec les événements humains ; et même dans

138 Cette tentative pour échapper aux exigences de la pensée historique, tout en prétendant s’y conformer, n’est pas propre, selon Troeltsch, à la seule théologie libérale. En effet, c’est frauduleusement que l’apologétique supranaturaliste de la théologie ecclésiale orthodoxe prétend prendre en considération, dans sa version moderne, la science historique. En plaçant « les miracles extérieurs en retrait derrière les miracles intérieurs » {ibid., p. 88), elle accorde à ces derniers (la conversion intérieure) une fonction de « garants de la certitude absolue du salut » {ibid., p. 88-89). Pour Troeltsch (il le précise en note), cette position, défendue en milieu protestant par Frank (1827-1894), qu’il avait eu comme professeur de théologie à Erlangen, ou encore Ihmels, est symptomatique de la théologie catholique, dont la « méthode de l’immanence » de Laberthonnière lui paraît être un bon exemple. En outre, c’est dans la même mouvance que se situent, à ses yeux, les positions christologiques de Martin Kahler.

139 Ibid., p. 89. ^ IW.,p. 89.

ses effets substantiels, elle ne témoigne de son caractère divin qu’en transgressant manifestement les lois psychiques usuelles de la vie humaine.141

Par ailleurs, les tenants du second modèle, à savoir l’évolutionnisme idéaliste, valident la position singulière du christianisme en démontrant « qu’en son contenu et en son essence, l’Idée chrétienne est la réalisation de l’Idée de religion, que l’on doit reconnaître telle par nécessité conceptuelle. »142 En définitive, « ce n’est qu’ici que le terme “absoluité” prend tout son sens. Il désigne la complète saisie-de-soi (,Selbsterfassung) de l’Idée, luttant pour parvenir à la pleine clarté, la réalisation-de-soi (Selbstverwirklichung) de Dieu dans la conscience

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