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I L’île du géographe, un objet particulier et une problématique

spécifique

« La géographie des îles se laisse mal réduire à des lois générales » Guy Lasserre (1987)

Dans cette première partie, l’objet de notre étude est présenté, analysé, commenté. Il ne s’agit ni d’entrer dans le détail des problèmes de méthodologie ni de préciser l’évolution des cadres théoriques de la géographie, mais de montrer que l’île est pour le géographe un sujet d’étonnement et de réflexion.

L’île est un objet géographique, d’aucuns diraient un “géon” avec Roger Brunet. L’insularité est un fait une construction intellectuelle répondant à des exigences rationnelles, pragmatiques et spéculatives. Exigences spéculatives : l’île doit être appréhendée dans le discours des géographes de manière à ouvrir un questionnement, à susciter une ou des interrogations sur la manière dont les habitants de l’île s’adaptent à leur milieu et forment une société. Exigences pragmatiques : les caractéristiques de l’île ne sont pas des postulats de la raison pure mais le résultat d’observations, permettant de donner du sens à ce qui est vécu par les insulaires.

L’explication de la vie sur l’île et surtout la prise en compte de sa complexité permettent – en

théorie – de concevoir des plans d’intervention, des programmes d’aide au développement, des projets de désenclavement ou de mise en valeur des ressources locales.

Un géographe peut se spécialiser dans l’étude des îles. Le hasard rentre pour beaucoup dans le choix d’une telle spécialisation, plus que dans le choix d’autres spécialités comme l’étude de la démographie, de la climatologie, des transports, de la géographie de la santé. Une première recherche, une enquête de terrain qui en amène d’autres, une monographie qui demande à être approfondie voire reprise dans une perspective critique : l’île prend au piège le géographe ! Et si l’on peut parler de piège c’est sans doute parce que, dans l’idéal, l’étude de l’île mobilise des compétences dans toutes les disciplines spécialisées qui composent cette science-carrefour qu’est la géographie ou qui concourent à son projet. L’île du géographe est l’île des touristes et l’île des paysans, l’île des aménageurs et l’île des hôteliers, l’île des compagnies maritimes et l’île des automobilistes pris dans des bouchons. C’est l’île des habitants de l’île et de ceux qui rêvent d’elle !

Les géographes des îles

Une précision sur l’expression “géographe des îles” s’impose. Dans le cadre de cette thèse, il s’agit d’abord de raccourcir la périphrase “géographe qui s’est spécialisé dans l’étude des espaces insulaires, des îles et des archipels”. Mais l’expression renvoie aussi à la catégorie regroupant les géographes originaires des îles, que ce regroupement soit justifié par une formation spécifique, un style particulier, une préférence collective pour certains domaines d’enquête ou non. Il n’y a pas là une source d’ambiguïtés, puisque les géographes spécialistes des îles ne sont pas forcément des natifs mais sont toujours des habitants des îles, pour d’assez longues périodes, et certains peuvent être considérés comme des insulaires par adoption ! La géographie des îles a donc sans doute une unité, même si cette unité est subjective. C’est ce que souligne, par exemple, l’itinéraire de Georges Heurtebize (2000 : p.

82) qui a progressivement découvert les capacités intégratives des populations malgaches qu’il a fréquentées ou bien cette remarque de Pierre Vérin ( 2000 : p. 12) sur le quotidien dans la recherche :

« Ces navigations hasardeuses que j’ai endurées dans les pirogues des Vézo et les baleinières des Polynésiens ont une charge émotionnelle qui vous met de plain-pied avec les sujets scientifiques qui vous préoccupent ».

Il ne s’agit certes pas d’être dupe de ses émotions et d’idéaliser l’île, ses habitants, ses coutumes. Subjectivement, l’insularité rime avec convivialité et le géographe qui étudie ces petites sociétés et partage même très provisoirement leur quotidien doit se sentir leur hôte et leur obligé.

Si les îles n’étaient que des rivages désolés, des morceaux de continent perdus en mer, des fragments de terres remplissant durablement la même fonction, économique ou militaire, elles n’attireraient guère l’attention du géographe. Leur importance serait somme toute anecdotique.

Mais les îles sont d’abord aussi diverses que nombreuses. Certaines connaissent des destins exceptionnels, évoluant sur des rythmes soit très rapides soit très surprenants. Beaucoup sont dotées d’une importance symbolique et représentent irrésistiblement des rêves et des regrets, des drames et des actes héroïques, des retraites et des havres de paix, des temps immémoriaux et un avenir non encore pleinement réalisé. Nécessités et virtualités. Calmes et tempêtes.

Destin et histoire ! Les îles attirent ainsi le géographe et le retiennent dans leurs parages, éveillent sa curiosité, mettent à l’épreuve ses savoirs, qu’ils soient constitués ou en train de se constituer.

Une profusion d’études pour un objet problématique

Qu’il existe de très nombreuses publications de géographie qui concernent une ou des îles, c’est le premier constat qui s’impose à l’historien de la discipline.

Les îles ont attiré quantité de géographes, non moins que d’ethnologues ou d’historiens. On pourrait se demander si cette abondance de publications et de recherches est excessive. Y a-t-il “sur-représentation” des territoires insulaires dans l’ensemble de la géographie ? Mais une telle question apparaît dépourvue de sens, instaurant une sorte de compétition absurde entre les contrées et les peuples. En revanche, l’historien de la discipline peut s’interroger sur les phénomènes de mode et les “oublis”. Les problématiques particulières qu’il découvre parfois éveillent son attention critique. C’est lui qui, sans doute, a la charge de repérer toutes les sortes de fascination, envers des paysages et des genres de vie, des sites ou des cultures insulaires. Il doit alors interroger l’évolution des problématiques et les différentes façons de comprendre le territoire insulaire qui se sont succédées. Apparemment, ce genre de territoire concentre ou bien des ressources exotiques ou bien des richesses culturelles, comme des

institutions marquantes, des tabous et des pouvoirs coutumiers qui semblent incarner une sorte de savoir géographique primordial. Et le géographe est sensible à cette profusion de règles pour l’habitation du territoire.

Un des maîtres de l’école française de géographie, Emmanuel de Martonne, exprimait une réserve de principe à l’égard de l’étude des îles, car la plupart d’entre elles sont soit des prolongements du littoral continental soit des terres d’une taille suffisamment grande pour qu’elles soient assimilées à de petits continents. Seule l’île océanique isolée serait vraiment digne de l’intérêt du géographe, possédant des caractéristiques excellemment insulaires.

On doit à Humboldt une réflexion sur la valeur géographique des continents. Leur exploration bien conduite révèle des traits structuraux, une morphologie voire une sorte d’harmonie des vivants et des milieux. La géographie continentale suscite l’intelligence humaine. Remonter le cours des fleuves, découvrir des massifs montagneux, collecter des plantes et des observations naturalistes de toute sorte constituent une tâche préparatoire à la véritable enquête, celle des relations existant entre les êtres et réglant leur existence. À l’inverse, les îles, y compris les plus grandes comme Cuba, ne fournissent guère que des éléments pouvant satisfaire la curiosité. Elles permettent aussi la réalisation de collections , mais les données ainsi recueillies font plus difficilement sens.

Cette opposition entre une géographie continentale, fondamentale, et une géographie des îles, sectorisée, se retrouve aujourd’hui même dans des discours valorisant l’étude des espaces insulaires ou archipélagiques. Par exemple, le compte-rendu de lecture de l’ouvrage de Françoise Péron, Des îles et des hommes, l’insularité aujourd’hui (1993) par Nacima Yellès (1995) débute par une curieuse mise en garde :

« Pour un géographe, rien n’est plus tentant et rien n’est sans doute plus décevant que de tenter de parler d’une île. Car cet espace dos et fini dont il a l’impression de pouvoir faire rapidement le tour révèle bien vite son infinie richesse et son mystère, notamment pour qui a fait vœu d’étudier la géographie sociale et culturelle. Tel est pourtant le défi lancé et gagné par Françoise Péron dans son dernier ouvrage où elle a choisi de s’intéresser aux “vraies” îles habitées mais non reliées par un pont : Batz, Ouessant, Molène, Houat, Groix, Sein, Yeu. »

Si l’intérêt porté à l’île comme objet géographique se justifie, c’est d’une manière indirecte.

D’une part, les îles intriguent par leur simple présence. D’autre part, les insulaires étonnent par leur capacité à résister aux courants assimilationnistes venus du continent :

« «Les îles existent, les insulaires aussi» est-il posé dès l’introduction. En effet, une île n’est pas simplement une masse de terre entourée d’eau, sa qualité et son degré d’insularité tient à la

«conscience de cette différence» qu’ont les insulaires comme les étrangers qui se pressent chaque année plus nombreux sur ses rivages.

Y a-t-il encore des îles aujourd’hui ? Que devient cette «impondérable différence» face au vaste courant d'uniformisation social et économique contemporain ? Elle gît selon l’auteur dans les rapports très modernes que les insulaires, aujourd'hui, tissent avec leur territoire.»

In fine la curiosité du géographe est sauvée. Une problématique guide le géographe, offrant à son intelligence un terrain d’exercice :

« Comment évolue la territorialisation des sociétés insulaires sous le coup de ces mutations

[principalement, la reconversion des marins vers l’agriculture, la marine de commerce ou le tourisme] ? L’auteur accorde à juste titre une part déterminante aux moyens de transport. Puis, s’inspirant de Moles, elle dessine avec des enfants des cartes mentales qui évoquent l’espace imaginaire des insulaires. Elle montre ainsi que, bien loin de s’être dissous sous les coups de la modernité, l’attachement des insulaires pour leur espace vécu reste fort. L’île, pour eux et pour nous, est un géosymbole fondamental. »

Qu’est-ce que la territorialisation, lorsque des mécanismes contraires se font puissamment sentir ? Le géographe est placé devant une sorte d’aporie. De simple objet de curiosité, l’île est élevée au statut gnoséologique de vivant symbole de l’habiter humain, de « géosymbole ».

Le regard du géographe n’est pas celui d’un être désincarné qui n’aurait d’autre passe-temps que de photographier n’importe quelle portion de l’écoumène afin d’archiver des données. Il ne se contente pas de recueillir n’importe quelles données pour les cartographier. Quels sont les guides de sa compréhension et de son interprétation de l’espace insulaire ?

L’importance géographique de la plupart des îles étant relativisée, quelques îles sortent du lot, questionnant le géographe. On peut supposer que si les travaux relatifs aux îles et archipels sont en grand nombre, c’est d’abord parce qu’ils permettent la mise en œuvre d’une géographie possibiliste de bonne ou de stricte obédience. L’île est une région, aux contours évidents, comprise dans des limites naturelles, qui forme une unité mésologique malgré la diversité des roches et des climats, qui la constituent, des végétaux et des animaux qui la

peuplent. Ce point devra faire l’objet d’un développement, prenant en compte l’évolution de la doctrine de l’École de géographie française.

Sans développer le caractère foisonnant, voire hétéroclite des études menées sur les îles, il convient de préciser une première fois ce qu’est le relativisme des géographes des îles.

Opposant deux manières de définir un objet, en extension (ce qui suppose que soit réalisé le catalogue complet ou systématique des individus qui rentrent dans la définition) et en compréhension (par le dégagement des propres nécessaires et accidentels de la chose appréhendée), nous pouvons distinguer deux types de relativisme quant à la saisie et à la maîtrise d’un objet géographique. Le géographe peut relativiser la connaissance en étendant la délimitation de son objet d’étude, pour mieux dégager les articulations du réel. Il peut aussi accepter que l’objet qu’il vise reste flou conceptuellement, suivant la règle qui veut qu’une grande précision ne convienne qu’aux choses réellement dotées de frontières stables et perceptibles. Pour l’île, on retrouve clairement ces deux types de relativisme.

Dans Les outre-mers français : des espaces en mutation, au chapitre 4, Didier Benjamin et Henry Godard (1999) pratiquent les deux sortes de relativisme au moment où ils affirment que l’île n’existe pas vraiment comme objet d’étude pour le géographe. Ils précisent en effet que « les difficultés que doivent affronter ces espaces et leurs populations ne sont souvent pas très différentes de celle auxquelles se heurtent d’autres espaces, qu’il s’agisse de micro-États ou de territoires de plus grandes dimensions » (pp. 55-56). Rien n’empêche donc le géographe d’appréhender ces territoires continentaux comme des îles. Plus nettement, l’oasis est une île (p. 57). Et, dans le cours de leur propre étude, ils étendent systématiquement l’idée d’île à la Guyane française, qualifiée par eux d’ « île-corridor » (p. 124). Mais à cette relativisation topologique opérée par la remise en cause de l’extension de la définition s’ajoute un relativisme plus radical, qui agit par la déstabilisation de la cohérence conceptuelle de l’idée d’île. Ainsi, les géographes qui ne pratiquent aucunement la géographie culturelle se réfèrent-ils à deux adeptes de la démarche, Françoise Péron et Rémi Knafou, pour leur emprunter l’idée suivant laquelle le seul critère pour juger l’île est l’appréciation des insulaires eux-mêmes (p. 56) :

« Quant aux spécificités économiques, sociales et culturelles, elles sont beaucoup moins évidentes.

L’effet de taille influe sur les relations de l’île au monde. « Une île est considérée comme “petite”

quand chaque individu qui y vit a conscience d’habiter un territoire clos par la mer. Une île est considérée comme “grande” lorsque l’ensemble de la société a conscience d’être insulaire, alors que les

l’ouvrage Des îles et des hommes). La Nouvelle-Calédonie est-elle encore une île ? Sont souvent mis en avant l’exiguïté du marché local, l’isolement les ressources naturelles limitées, l’absence

d’autosuffisance alimentaire, etc. Mais ces spécificités insulaires... ne sont pas qu’insulaires. Elles sont communes à tous les micro-espaces (les Pays par exemple) et les micro-États. « La spécificité insulaire n'existe pas, sauf pour ceux qui y croient » (Knafou, R., 1996, p. 39). »

Les propres de l’île sont remis en cause, sous le motif qu’ils n’existent que lorsqu’on les perçoit ou qu’on les juge. Les deux sortes de relativisme se mêlent et poussent les géographes à substituer à la notion usée d’île une notion moins usée, celle d’outre-mer ou d’espaces ultramarins. « Plutôt que de distinguer des types d’îles, on différenciera des types d’outre-mers, en fonction de leurs caractéristiques démographiques, sociales, économiques et spatiales » (D. Benjamin et H. Godard, 1999 : p. 57).

Relativisation, substitution de concepts ; dépassement des usages de la langue, négation des frontières naturelles : l’approche des îles par les géographes est spéciale et mérite une plus grande attention.