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Chapitre III : Contexte sociopolitique d’émergence

I. De l’évergétisme des rois à celui des grands citoyens bienfaiteurs

a) Les prémices : déclin des royaumes et montée en puissance de Rome

Pour l’étude du déclin des souverains, un passage de Polybe est particulièrement révélateur en ce qui concerne l’évolution de l’évergésie royale entre la haute et la basse époque hellénistique. Après avoir cité les Rhodiens comme exemple de générosité, il soulignait que les rois « d’aujourd’hui » étaient beaucoup moins généreux avec les cités que ne l’étaient les rois « d’autrefois » 403. Or, il existe tout un monde entre les deux repères chronologiques de Polybe, soit les évènements de Rhodes, vers 227-225 a.C., et le règne des souverains qui lui étaient contemporains, c’est à dire vers 145 a.C., puisqu’il écrivit peu avant 146 a.C. La situation des monarchies avait en effet bien changé durant cette période. Dans le royaume de Macédoine, Antigonos Dôson et son épouse Chryséis figuraient parmi les souverains les plus généreux en 227 a.C., alors que depuis 168 a.C., le royaume                                                                                                                

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n’existait plus. Chez les Lagides, Ptolémée III fut à l’origine de dons somptueux, en 227 a.C, tandis que vers 150 a.C., le royaume était en proie à des querelles à la cour et aux prises avec des révoltes indigènes. Les Séleucides, quant à eux, avaient perdu leurs possessions en Asie Mineure depuis le traité d’Apamée et devaient payer un lourd tribut à Rome. Vers 145 a.C., la monarchie attalide se maintenait toujours, mais seulement pour quelques années encore. Cette période vit alors le déclin des royaumes hellénistiques, qui perdaient territoires et richesses, qui n’avaient plus les moyens de se montrer aussi généreux qu’auparavant et qui ne possédaient plus le vrai pouvoir militaire, désormais entre les mains de Rome 404.

Les deux phénomènes du déclin des rois et de l’arrivée des Romains représentent une étape cruciale dans le développement de l’évergétisme civique. Au fil du IIe siècle, les cités indépendantes ou autonomes n’étaient plus sous la protection des rois et ne bénéficiaient plus de leurs interventions souvent utiles. De fait, jusque-là les souverains déboursaient d’énormes sommes pour assurer la construction de bâtiments coûteux, et envoyaient même parfois la main d’œuvre nécessaire à la réalisation des travaux. Ils finançaient « fondations scolaires, gymnases, construction ou restauration de remparts, approvisionnement en grain, règlements des dettes publiques, etc. » 405.

Au Ier siècle, les cités faisaient face à de lourds endettements. Au terme de la première guerre mithridatique, l’indemnité imposée par Sylla en Asie Mineure en 84 « a provoqué un tel endettement que les cités en ont payé le double aux prêteurs et que la dette totale a atteint les 120 000 talents à cause des intérêts » 406. Les cités en vinrent à employer tous les moyens possibles pour se sortir de ce gouffre d’endettement, comme le relate Appien : « Les cités, démunies et empruntant à de gros intérêts, hypothéquaient au profit des prêteurs, les unes leurs théâtres, les autres leurs gymnases ou un rempart ou des ports ou tout autre bien public, car les soldats les pressaient avec violence » 407.

                                                                                                                404 Ph. Gauthier, Bienfaiteurs, p. 54-55. 405 Ibid., p. 55.

406 L. Migeotte, Finances, p. 330. Plutarque, Lucullus, 20, 4.

En 71 a.C., au début de son proconsulat en Asie, Lucullus interdit les intérêts composés, abaissa le taux d’intérêt à 12% et interdit aux créanciers de conserver plus que le quart des revenus des débiteurs 408. En 59, on apprend dans les correspondances de Cicéron que son frère, Quintus, était parvenu à ce qu’aucune nouvelle dette n’ait été contractée par les cités 409. En 51-50, Cicéron adopta des mesures semblables à celles de Lucullus en Cilicie et intervint auprès de plusieurs cités, comme Nicée en Carie et Salamine à Chypre 410. Ces tentatives de réformes de Sylla, Lucullus, César ou Cicéron n’apportèrent qu’un soulagement temporaire aux cités, car dans les faits, les usuriers ne respectaient pas ces taux et « n’hésitaient pas à imposer à leurs clients des taux d’intérêt allant jusqu’à 48% » 411. De plus, les exemptions fiscales dont bénéficiaient les plus riches citoyens, qui étaient souvent des amis des Romains, privaient le trésor public de rentrées d’argent importantes 412. Si certaines cités virent leurs dettes s’alléger par les différentes réformes, d’autres, comme Mylasa, firent défaut de paiement. En effet, Euthydème avait tenté par tous les moyens de reporter le remboursement de la dette 413.

En 47 a.C., lors de la guerre contre Pharnace II, le territoire des cités fut encore au centre de conflits, ainsi qu’en 43-42 a.C. avec le passage des libérateurs et en 40 a.C., lors de l’invasion des Parthes sous Labiénus. À la suite de la mort de César, Cassius et Brutus réclamèrent aux cités, quant à eux, dix ans de tribut. Les campagnes militaires d’Antoine coûtèrent également cher aux cités 414. À la veille d’Actium, les finances des cités se retrouvèrent alors dans un état précaire, à la suite des divers conflits ayant ponctué la première moitié du Ier siècle.

                                                                                                               

408 Plutarque, Lucullus, 20, 3; L. Migeotte, Emprunt public, nº 114 et Finances, p. 331. 409 Ad Quintum fratrem, I, 1, 25; L. Migeotte, Emprunt public, nº 115 et Finances, p. 332.

410 Cilicie : Cicéron, Ad Atticum, VI, 2, 4-5; L. Migeotte, Emprunt public, nº 116. Nicée : Ad Atticum, XII, 61;

L. Migeotte, Emprunt public, nº 111. Salamine : Ad Atticum, XIII, 56, 1-3; L. Migeotte, Emprunt public, nº 106. L. Migeotte, Finances, p. 330-332.

411 L. Migeotte, Emprunt public, p. 340.

412 Par exemple, la demande d’exemption d’impôt de M. Féridius pour ses terres, qui privait ainsi sa cité des

taxes qui lui étaient dues. : Cicéron, Fam., VIII, 9, 4.

413 Cicéron, Fam., XIII, 56,1 et 3,1.

  114   b) L’émergence d’une élite locale

Dans cette situation, et maintenant privées de l’aide des souverains, les cités se tournèrent vers leurs plus riches citoyens. Un décret adopté vers 120 pour un citoyen de Priène, Moschiôn, est particulièrement révélateur du changement qui s’opéra au IIe siècle : « et, le peuple ayant voté autrefois la construction d’un gymnase dans la ville, et cette construction ne pouvant être achevée par suite du renversement des rois qui avaient promis (d’acquitter) les dépenses susdites, Moschiôn, constatant que ce serait pour la cité un haut fait pour toujours s’il prenait à sa charge des constructions […] » 415. L’inscription de Moschiôn est un bel exemple de la transition entre rois et évergètes, les derniers devant maintenant endosser les dépenses des premiers. Même si les Romains représentaient le nouveau pouvoir en place, « il est un aspect de l’évergétisme royal qu’ils ne reprirent pas à leur compte, celui des largesses financières, et en particulier des grandes constructions destinées à orner les cités » 416. Cela explique donc, en partie, les raisons pour lesquelles cette charge revint, dans les faits, aux grands citoyens bienfaiteurs. Ainsi, avec des cas comme celui de Moschiôn émergea, dès le IIe siècle, une élite locale composée d’hommes riches dont la fortune dépassait largement celle du citoyen ordinaire 417.

Cette élite détenait « dans les faits sinon en droit, le monopole de la direction politique, la naissance, la richesse, etc. étant la condition de leur disponibilité à gouverner et de la perpétuation de ce privilège » 418. Selon Ch. Habicht, l’oligarchie des notables n’était pas typique de l’époque hellénistique, puisque les démocraties grecques avaient toujours été dirigées par un petit groupe de privilégiés. La nouveauté résidait plutôt dans le fait que les cités, indépendantes ou sujettes, devaient également négocier avec les souverains 419. L’étude de F. Quass, Honoratiorenschicht in den Städten, dans le même esprit que celle de Ch. Habicth, montrait de quelle façon transparaissait le sentiment d’appartenance à une                                                                                                                

415 I. Priene 108, l. 111-117. Traduction de Ph. Gauthier, Bienfaiteurs, p. 55-56. 416 J.-L. Ferrary, « De l’évergétisme hellénistique à l’évergétisme romain », p. 201.

417 Sur la question de l’élite civique et de son émergence, voir I. Savali-Lestrade, « Remarques sur les élites »,

p. 51-64; P. Hamon, « Élites dirigeantes », p. 79-100; H.-L. Fernoux, « L’exemplarité sociale », p.175-200.

418 I. Savalli-Lestrade, « Remarques sur les élites », p. 52. 419 Ch. Habicht, « Ist ein "Honoratiorenregime" », p. 87-92.

lignée de notables dans les décrets, qui remontaient parfois jusqu’à la cinquième génération. Cependant, Ph. Gauthier a montré que ces cas étaient exceptionnels et que la majorité appartenait à la basse époque hellénistique. De plus, le phénomène ne concernait probablement qu’une minorité de notables : même à la basse époque, les citoyens qui avaient pour seul accomplissement d’être bons magistrats se voyaient honorés simplement 420. Cette élite se distinguait du reste de la population en tentant d’établir « un ascendant, un "patronage" durable, irréversible et potentiellement héréditaire », par le biais de l’évergétisme 421. Ces « grands bienfaiteurs », qui reprirent les dépenses décisives jadis assumées par les souverains, qui posaient des gestes de générotisé spectaculaires et qui avaient le pouvoir de sauver leur patrie, formaient en réalité un groupe restreint, que Ph. Gauthier qualifiait de véritable « système de gouvernement » 422. Ces notables insistaient à mettre en avant le caractère héréditaire de leurs qualités, et à ce sujet, L. Robert évoquait l’émergence d’une « nouvelle aristocratie » 423. Le présent corpus comporte quelques exemples de cette hérédité : Héroïdès de Pergame et son fils Diodôros, Potamôn de Mytilène et son fils Diaphénès, qui obtint la citoyenneté romaine, la famille knidienne de Théopompos et d’Artémidôros, la lignée d’Apollônios à Milet et celle d’Asklépiadès à Cyzique. La procession pour Diodôros Pasparos représente d’ailleurs un cas unique de « mise en scène publique de la lignée d’un bienfaiteur » 424.

Au Ier siècle, l’élite municipale était alors composée de Romains installés pour faire des

affaires, et des hommes, comme les bienfaiteurs du corpus, qui se constituèrent une fortune si considérable qu’ils avaient les moyens de financer à leur frais la construction d’édifices importants, comme les gymnases. Nous ignorons de quelle façon ils en arrivèrent, dans les faits, à une telle fortune personnelle, mais des cas comme celui d’Hybréas de Mylasa permettent d’établir que le commerce comptait parmi les moyens d’y parvenir 425. Ces notables faisaient partie de la clientèle des imperatores, clientèle dont ceux-ci ne pouvaient                                                                                                                

420 Ph. Gauthier, Bienfaiteurs, p. 56. 421 P. Hamon, « Élites dirigeantes », p. 89. 422 Ph. Gauthier, Bienfaiteurs, p. 56 et 72.

423 L. Robert, REA, 62, 1960, p. 325 (= OMS II, 841).

424 P. Hamon, « Élites dirigeantes », p. 97. Sur la famille Knidienne, voir G. Thériault, Phoenix, 57, 2003. 425 Voir nº 8. Hybréas de Mylasa gérait un commerce de bois.

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se passer avec la nouvelle étendue de la politique romaine. La relation de ces grands bienfaiteurs avec les Romains leur valut des privilèges personnels, comme l’exemption fiscale (immunitas), la citoyenneté romaine ou le titre d’ami du peuple romain, mais aussi des privilèges pour leur cité 426. L’un des aspects à ne pas négliger dans la montée en puissance des grands évergètes est le rôle qu’ils ont joué dans l’économie des cités grecques à partir de la basse époque hellénistique. Depuis P. Veyne, la tendance en recherche est de considérer que les grandes dépenses évergétiques servaient surtout à orner les cités. Selon L. Migeotte, cette vision très moderne déforme la réalité : certes, il y avait là-dessous une fonction esthétique et une notion de prestige, mais il ne faut pas oublier l’importance que les sanctuaires, les théâtres, les portiques et les gymnases avaient comme lieux de culte, d’éducation, de réunion ou de commerce. De plus, même si l’objectif premier de ces travaux n’était pas la création d’emploi, il n’en demeure pas moins que ceux-ci faisaient travailler acteurs, commerçants, et en tout premier lieu, tous ceux qui œuvraient à la conception et qui avaient pris part à la construction, incluant ouvriers, artisans et fournisseurs de matériaux. Les cités étaient bel et bien conscientes de cela et en étaient reconnaissantes 427.

Il faut cependant noter que les grandes évergésies étaient ponctuelles et « ne se produisaient pas tous les jours, ni même tous les ans ni tous les dix ans, à moins de circonstances exceptionnelles comme un tremblement de terre, une guerre ou une disette » 428. Les grands bienfaiteurs, même s’ils étaient très riches, ne possédaient pas des fonds illimités. De plus, ils constituaient une élite assez réduite. Les actes d’évergésies du corpus étaient plutôt l’exception que la règle, puisqu’ils concernaient ces « circonstances exceptionnelles ». Ils ont eu lieu dans les cités ayant le plus été touchées par les guerres mithridatiques, la guerre civile romaine et l’invasion des Parthes, ou bien dans celles ravagées par un tremblement de terre, comme Thyatire. L’évergétisme représentait un complément aux moyens ordinaires des cités, qui suffisaient au quotidien. Les dépenses courantes étaient limitées, et lorsqu’il était question de dépenses plus importantes ou                                                                                                                

426 À ce sujet, voir I. Savalli-Lestrade, RPh, 72, 1998, p. 78-86; J.-L. Ferrary, « Les Grecs des cités »,

p. 54-55.

427 L. Migeotte, « L'évergétisme des citoyens », p. 193-195. 428 L. Migeotte, Finances, p. 256.

d’imprévus, la cité pouvait se tourner vers d’autres ressources complémentaires pour soulager son budget, comme l’évergétisme, les souscriptions et emprunts publics et les

eisphorai 429. Ainsi, les évergésies présentées ici reflètent bien le contexte de crise dans lequel les cités concernées se trouvaient au Ier siècle a.C.

Comme ces notables prirent en quelque sorte la place des rois, la cité, pour les honorer, employait le même vocabulaire qu’avec les souverains. À partir du IIe siècle, les bienfaiteurs étaient loués pour leur qualité intrinsèque à procurer des bienfaits 430. Les souverains partageaient aussi cette caractéristique, dont A. Chaniotis faisait un élément important de la divinité mortelle 431.   De cette façon, les évergètes, comme les rois précédemment, étaient élevés au-dessus du simple citoyen. Ils n’avaient pas besoin d’être généreux pour assurer et légitimer leur pouvoir, mais en le faisant, ils établissaient cette distance. Les honneurs reçus en retour, quant à eux, confirmaient cette supériorité et assuraient sa pérennité, puisque figés sous forme de décrets 432. Les bienfaiteurs se virent aussi attribuer les mêmes honneurs que leurs prédécesseurs. Avant 150 a.C., la couronne de la valeur demeurait le privilège des rois. Peu à peu, elle fut accordée à quelques évergètes privilégiés, comme Diodôros Pasparos ou Iollas de Sardes. Au Ier siècle surtout, ces grands bienfaiteurs obtinrent, à l’instar des rois, plusieurs statues. Celles-ci étaient parfois en pied ou équestres, en bronze, dorées ou en marbre 433. Ainsi, plusieurs statues furent consacrées à Diodôros Pasparos (nº 1A-E), Iollas de Sardes (nº 2), Artémidôros de Knide (nº 5) et Mènogénès de Sardes (nº 11). Avec les problèmes du Ier siècle, l’argent ne suffisait plus

pour se faire une place de choix au sein de la cité. Ainsi, les relations personnelles, les talents de persuasion et l’habileté des ambassadeurs revinrent au premier plan. Par les avantages qu’ils obtinrent au bénéfice de leur cité à l’aide de ses qualités, les bienfaiteurs apparaissaient comme de nouveaux fondateurs. À ces bienfaits de plus en plus                                                                                                                

429 Ibid., p. 298 et « L’évergétisme des citoyens », p. 192-195. 430 Ph. Gauthier, Bienfaiteurs, p. 57-58.

431 A. Chaniotis, « Divinity of Hellenistic Rulers », p. 432.

432 L. Migeotte, « L’évergétisme des citoyens », p. 187. P. Veyne avait déjà développé cette vision dans sa

monographie souvent critiquée, Le pain et le cirque, mais L. Migeotte croit qu’il a vu juste sur ce sujet précis. Cependant, P. Veyne attribuait ce phénomène à toute l’époque hellénistique, ce que lui reproche Ph. Gauthier, Bienfaiteurs, p. 7-10, qui a bien démontré qu’il était caractéristique de la basse époque hellénistique.

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remarquables étaient associés des honneurs de plus en plus spectaculaires, ce qui souligna davantage la distanciation sociale entre ces évergètes et le reste des citoyens. Se forma alors un groupe assez restreint composé d’évergètes tellement au-dessus des autres par les bienfaits qu’ils pouvaient accorder et les honneurs qu’ils recevaient, qu’ils s’en garantirent un statut divin. En réponse, les cités instaurèrent pour ces êtres d’exception le plus grand des honneurs : celui de l’instauration d’un culte civique, phénomène dont l’apogée se situe au Ier siècle a.C.

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