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L’évaluation bibliométrique : au niveau des disciplines ou des domaines

4. État de l’art dans le domaine de la bibliométrie appliquée à la

4.2 Des éléments à prendre en considération en matière d’évaluation

4.2.1 L’évaluation bibliométrique : au niveau des disciplines ou des domaines

Du fait de son développement exponentiel, la science est aujourd’hui subdivisée en divers domaines (Price 1975). Les domaines d’étude et de recherche académiques, également nommés champs scientifiques (Bourdieu 1976) ou disciplinaires, sont constitués de nombreuses disciplines. Ils peuvent être fortement corrélés aux modes et habitudes de publication des chercheurs (cf. chapitre 4.2.2). L’Académie française

Pour de nouveaux instruments d’évaluation des publications scientifiques : état des lieux théorique et scénarios (2019) définit la discipline comme : « [b]ranche de la connaissance, domaine d’activité, matière d’enseignement et d’étude »26. Heilbron (2003) précise que :

“Discipline refers to a demarcated body of knowledge identified as a separate science[…] with its own methods, problems, and practitioners. […] Members of different disciplines compete among each other for funding and academic turf. To exist disciplines require considerable political, economic, social, and cultural

resources.” (Heilbron 2003 §127)

Il s’agit de déterminer quelle est l’unité d’analyse la plus pertinente en matière de bibliométrie : la discipline ou le domaine disciplinaire. Il semble opportun de saisir dans un premier temps ce qu’est une discipline académique. Aristote considérait déjà une division de la connaissance, distinguant la pensée « pure » de l’observation de la nature (Thomson Klein 2005, cité dans Krishnan 2009). Price (1975) estime toutefois qu’avant le XVIe siècle, alors que la polymathie prédominait, la science était considérée comme un tout. Thomson Klein (1990, cité dans Krishnan 2009) fait remonter au Moyen Âge tardif l’institution de disciplines scientifiques distinctes28. Aujourd’hui, du fait de son développement, proportionnel au nombre de chercheurs et d’écrits scientifiques, la science est subdivisée en divers domaines (Price 1975), soit autant de champs d’études ou disciplines. Kuhn considère cette “succession of scientific revolutions that from time to time fundamentally reorganize scientific fields or disciplines” (Kuhn 1962, cité dans Krishnan 2009, p. 15). À compter du XIXe siècle, la disciplinarisation permet de répondre à un besoin social : former les spécialistes qui accompagneront le développement de l’industrialisation et permettront l’avancée de la technologie (Moran 2002, cité dans Krishnan 2009). Le contour des disciplines n’étant pas figé, leur nombre évolue dans le temps29. Les disciplines se regroupent autour de ce qui peut être perçu comme une communauté partageant des caractéristiques communes (Pignard 1999) ; Krishnan (2009) considérant les disciplines comme autant de communautés de la connaissance. Le partage d’une approche et d’une méthodologie par les chercheurs d’une discipline assoient sa crédibilité du fait de sa propre rigueur scientifique (Bridges 2005, cité dans Krishnan 2009). Les disciplines académiques sont souvent identifiées par les sujets enseignés au sein des institutions académiques, sans pour autant que chacun d’entre eux soit considéré comme une discipline à part entière, ni que chaque discipline soit

26https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9D2636 [consulté le 06 mars 2020].

27https://www.oxfordreference.com/view/10.1093/acref/9780195112290.001.0001/acref-

9780195112290-e-0190?rskey=JnIHws&result=181 [consulté le 09 mars 2020] [accès par

abonnement].

28 N.B. Vauchez Dobson et Lapidge (2000) parlent d’une subdivision des disciplines au sein

de facultés dès la fin du XIIIe siècle (cf. chapitre 2.4.1.2).

29 Pour les néo-positivistes, le nombre de disciplines ne devrait pas connaître de forte

variabilité du fait de leur vision d’une science unifiée et basée sur une même rationalité scientifique universelle et sur un langage scientifique universel (Friedman 1999, cité dans Krishnan 2009).

représentée par un département ou une faculté qui lui soit propre précise Krishnan (2009) : les disciplines émergentes peuvent dans un premier temps être considérées comme centres de recherches, le temps qu’elles développent leurs propres théorisations et méthodologies ; la reconnaissance d’une nouvelle discipline est généralement corrélée à la création d’une chaire professorale. Si un certain nombre de caractéristiques permettent de déterminer si un sujet peut être considéré comme une discipline30, toutes ne comprennent pas pour autant chacune de ces caractéristiques précise Krishnan (2009). Les disciplines académiques les mieux implantées comprennent les principales caractéristiques d’autres professions à savoir que cette communauté de professionnels dispose d’une autonomie collégiale, d’un ensemble distinct de connaissances et compétences ou encore d’une éthique professionnelle qui leur est propre précise encore Krishnan (2009). Si certains définissent donc les disciplines selon leurs caractéristiques, d’autres, à l’instar de Biglan (1973, cité dans Krishnan 2009) les distinguent selon leurs dimensions « épistémologiques et culturelles » : les disciplines dites « dures ou paradigmatiques » versus les disciplines « molles ou pré-paradigmatiques » soit la séparation entre les sciences dites naturelles des SHS, les disciplines « pures ou principalement théoriques » par rapport aux disciplines « appliquées » qui permettent de distinguer les mathématiques de l’ingénierie ou encore les disciplines qui impliquent ou non des systèmes vivants à l’instar de la biologie puis de l’histoire (Biglan 1973, cité dans Krishnan 2009, p. 11).

Quand bien même le chercheur évolue dans une discipline spécifique, il peut travailler sur des recherches trans- ou inter-disciplinaires. L’interdisciplinarité est, dans sa définition la plus globale, considérée comme “any form of dialogue or interaction between two or more disciplines” (Moran 2001, cité dans Krishnan 2009 p. 6). Les chercheurs la percevraient comme un « moyen bienvenu d’hybridation des savoir » tandis que les administrateurs y verraient « un outil pour favoriser les échanges […] et ainsi rentabiliser des disciplines toujours perçues comme trop coûteuses » (Boelaert et al. 2015, p. 20). Une nouvelle discipline peut naître d’un projet interdisciplinaire du moment qu’elle apporte des éléments et perspectives inédits (Krishnan 2009). La notion de progrès scientifique est indissociable de l’existence d’une discipline laquelle doit constamment développer de nouvelles matières et méthodes, perdant par-là même ses cohérence et

30 Ces caractéristiques sont : un objet de recherche particulier – sachant que celui-ci peut

être partagé avec d’autres disciplines ; un corpus de connaissances spécialisées se référant à l’objet d’étude ; des théories et concepts qui sont propres à la discipline ; le recours à une terminologie ou à un langage technique spécifiques adaptés à l’objet de recherche ; le développement de méthodes de recherche spécifiques ou encore sa manifestation institutionnelle, soit son déploiement au sein d’une institution académique et

Pour de nouveaux instruments d’évaluation des publications scientifiques : état des lieux théorique et scénarios démarcation, dès lors son adéquation selon Krishnan (2009). Aussi est-ce la méthodologie empruntée et non le domaine de recherche qui permettrait d’identifier les disciplines (Grieb 1974, cité dans Krishnan 2009). S’il est difficile de définir avec minutie ce qui constitue une discipline, relevons que certains sociologues des sciences estiment que cette notion ne serait pas pertinente, du fait que le réseau des chercheurs ne se bornent à leur champ disciplinaire et de la labilité des structures de ces réseaux (Ragouet 2000). Krishnan (2009), sans manquer de préciser que la division de la science en diverses disciplines implique que notre connaissance du monde est divisée en un nombre conséquent de branches différentes, mène une analyse comparative intéressante de la « discipline » sous les perspectives philosophiques, anthropologiques, sociologiques, historiques et managériales31 laquelle permet de rendre compte qu’il y a autant de visions et interprétations de ce qu’est une discipline et de son existence selon le paradigme d’approche et l’intellection de l’analyste (cf. Annexe 5). La problématique d’une définition unifiée réside dans le fait que :

“Disciplinarity and interdisciplinary are intrinsically connected to the problem of the correspondence or non-correspondence of knowledge to an objective reality and the problem of the unity or disunity of all knowledge.” (Krishnan 2009, p. 13) Krishnan (2009) conclut que si certains considèrent que l’existence des disciplines en tant qu’organisation, académique et des connaissances, est vouée à disparaître et que nous tendrions en direction d’une science post-disciplinaire32, il est fort à parier que l’organisation de la science en disciplines va persister : si celles-ci vont continuer à naître ou à disparaître et qu’elles doivent conserver leur identité distincte tout en étant plus ouvertes au travail de leurs consœurs, la solution résiderait en :

“[…] embracing interdisciplinary while keeping and nurturing disciplines as the ultimate reference points. Only such a mature and self-conscious science will be worthwhile pursuing and deserves future.” (Krishnan 2009, p.51)

Du fait de la labilité du terme de discipline, il semble indispensable d’élargir le

rayon de l’analyse aux domaines scientifiques ou champs disciplinaires en vue

31 Krishnan (2009) intègre également à son analyse la vision de la discipline du point de vue

de l’éducation, vision que nous n’intégrons dans notre analyse estimant, sans nullement remettre en question son intérêt, qu’elle ne nourrit cette dernière.

32 Si la disciplinarisation constituait une organisation effective au XIXe siècle, certains la

considère aujourd’hui inefficace et dépassée du fait de la duplication des efforts entre les départements académiques et du fait que cette organisation ne correspond plus ni à la réalité intellectuelle, ni aux actuelles tendances de production et de gestion de la

connaissance (Krishnan 2009) ; un nouveau mode de production de la connaissance serait en cours de développement et s’articulerait autour de thèmes plus globaux à l’instar des études environnementales ou les études de genre lesquelles intègrent les aspects de plusieurs disciplines sans pour autant être considérées en tant que telles (Gibbons et al. 1994, cités dans Krishnan 2009).

de saisir les distinctions dans les modes de publications et de citations. Cela

implique que les indicateurs bibliométriques doivent être adaptés non à la

discipline, mais aux champs disciplinaires. Historiquement du reste, les

indicateurs bibliométriques reposent sur un système de classification par champs

disciplinaire (Braun et Glänzel 1990 et Moed et al. 1995 puis Waltman et al. 2011,

cités dans Waltman et van Eck 2013). Il est nécessaire de tenir compte des

distinctions inter-domaines en matière d’évaluation des publications, ce d’autant

plus que “[v]alues of metrics differ by field and hence their interpretation must be

adapted to the corresponding field or even subfield” (Smolinsky et Lercher 2012,

cités dans Rousseau, Egghe et Guns 2018, p. 256). swissuniversities (2018a)

confirme que les pratiques d’évaluation appliquées à certains domaines de

recherche ne sont pas applicables à d’autres domaines du fait de ces différentes

pratiques en termes de publications. Hirsch (2005) relève que les valeurs de

référence du h-index (cf. chapitre 4.4.3) varient selon les champs disciplinaires

du fait du nombre moyen de publications des chercheurs du domaine

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, du

nombre de chercheurs dans le domaine, du nombre moyen de citations par

publication (cf. chapitre 4.2.2.2). Il est de l’avis de Van Raan (2006) que les

indicateurs bibliométriques standards tiennent compte de ces distinctions. Au vu

de notre analyse, s’il est établi que les indicateurs bibliométriques s’appliquent

au niveau du domaine et non des disciplines qui le constituent, nous rejoignons

Waltman et van Eck (2013) qui rappellent qu’il ne faut pas perdre de vue le fait

que les frontières entre les champs disciplinaires sont floues et qu’un même

champ peut être défini selon différents niveaux de granularité, raisons pour

lesquelles ils ne peuvent être considérés comme des entités homogènes.

4.2.2 Des habitudes de publication et de citation entre les domaines