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Christ follows Dionysus Phallic and ambrosial Made way for macerations ; Caliban casts out Ariel.

Ezra Pound, Hugh Selwyn Mauberley, III

La perception religieuse de l’Éros dans la Grèce antique a connu plusieurs variations. De plus, elle se différenciait en fonction des époques et des territoires : celle du monde hellénistique n’était pas identique à celle du monde archaïque, celle d’Attique n’était pas la même que celle de l’Ionie ou de Macédoine, etc.131. Mais on ne serait pas à tort si on soutiendrait qu’en général l’Éros représentait quelque chose de féroce, de dangereux, de périlleux, une force incontrôlable qui forçait l’être humain en dehors de son état normal et qui pouvait, par accident ou par dessein, le détruire132.

Incontestablement, une grande étape dans l’évolution des concepts autour de l’Éros était la pensée platonique. Platon a consacré deux de ses dialogues majeurs, le Banquet et Phèdre, à la recherche et l’exploration, pour ainsi dire, de la nature de l’Éros et de sa signification dans la vie humaine. Dans le Banquet, Socrate, pris par un sentiment soudain de délicatesse et de discrétion, ne voulant pas blesser ses interlocuteurs et surtout son hôte, introduit le personnage –

130 Je suis obligé de clarifier dès le début que si j’examine exclusivement l’« archéologie » grecque de la question

qui nous intéresse, c’est parce que mon incompétence m’empêche d’examiner les « archéologies » judaïque et romaine, qui ont également exercé une influence majeure sur la formation des conceptions et de l’imaginaire du christianisme primitif et de l’homme chrétien de l’Antiquité tardive. Toute étude, cependant, de l’imaginaire chrétien tardo-antique de l’Éros qui n’inclut pas l’examen des Métamorphoses d’Apulée ou du Cantique des

Cantiques est condamnée à être incomplète. Pourtant, je suis obligé de laisser cette tâche à des mains plus compétentes. De plus, si je présente par la suite un peu plus systématiquement le culte dionysiaque, c’est parce qu’il semble que pendant l’Antiquité tardive le culte prédominant à la partie orientale de l’empire, et surtout en Asie Mineur, était celui de Dionysos. Par conséquent, comme G. W. Bowersock le remarque, on constate une influence réciproque, de signification véritablement primordiale, entre christianisme et le culte dionysiaque (cf. BOWERSOCK, « Dionysus and His World », Hellenism in Late Antiquity, p. 41–53).

131 Cf. J.-P. VERNANT, « Un, deux, trois : Éros », L’individu, la mort, l’amour, Paris, 1989, p. 153–171.

132 Cf. NILSSON, « Desire and God Have Always Been Around…», p. 237. Pour l’Éros en général à la Grèce

classique voir A. CARSON, Eros the Bittersweet, Princeton, 1986 ; B. S. THORNTON, Eros : The Myth of

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imaginaire– de Diotime dans la discussion. Mais Diotime parlant par la bouche de Socrate n’est que Socrate qui transpose ses pensées dans un tiers personnage par politesse et modestie. Or, Socrate se présente comme un simple disciple de Diotime qui lui a enseigné les mystères de l’Éros et c’est elle qui est la vraie connaisseuse, la vraie maitresse, si je puis dire, de l’Éros. Pourtant, ici il faut noter deux choses. Premièrement, dans un contexte où l’élément masculin est visiblement prédominant, et où par ailleurs on a chanté plusieurs fois les louanges de l’amour homosexuel entre deux hommes (ou plutôt entre un homme et un adolescent) pendant les interventions qui ont précédé, le personnage qui nous fournit les enseignements les plus importants et les plus élevés autour de la nature de l’Éros c’est une femme (puisque Socrate dit qu’il ne fait que répéter tout ce qu’il a entendu de Diotime). Le fait que Socrate (c'est-à-dire Platon) reconnait une femme comme un « maître penseur » (en combinaison avec les références constantes à Sappho dans le Banquet), et cela malgré le statut de la femme dans la société grecque antique et l’aversion affichée de philosophes grecs pour le sexe féminin, peut nous indiquer éventuellement que l’auteur pense (ou au moins il « sent » inconsciemment) qu’au moins sur le sujet de l’Éros, les femmes montrent une connaissance meilleure et plus approfondie que les hommes.

Deuxièmement, et c’est ce qui est le plus important pour notre propos, Platon le premier dans le Banquet place l’Éros à mi-chemin entre la sphère divine et la sphère humaine, faisant ainsi de l’Éros un démon surpuissant133 :

« Ὁρᾷς οὖν, ἔφη, ὅτι καὶ σὺ Ἔρωτα οὐ θεὸν νοµίζεις; Τί οὖν ἄν, ἔφην, εἴη ὁ Ἔρως; θνητός; Ἥκιστά γε. Ἀλλὰ τί µήν; Ὥσπερ τὰ πρότερα, ἔφη, µεταξὺ θνητοῦ καὶ ἀθανάτου. Τί οὖν, ὦ ∆ιοτίµα; ∆αίµων µέγας, ὦ Σώκρατες· καὶ γὰρ πᾶν τὸ δαιµόνιον µεταξύ ἐστι θεοῦ τε καὶ θνητοῦ. Τίνα, ἦν δ’ ἐγώ, δύναµιν ἔχον; Ἑρµηνεῦον καὶ διαπορθµεῦον θεοῖς τὰ παρ’ ἀνθρώπων καὶ ἀνθρώποις τὰ παρὰ θεῶν, τῶν µὲν τὰς δεήσεις καὶ θυσίας, τῶν δὲ τὰς ἐπιτάξεις τε καὶ ἀµοιβὰς τῶν θυσιῶν, ἐν µέσῳ δὲ ὂν ἀµφοτέρων συµπληροῖ, ὥστε τὸ πᾶν αὐτὸ αὑτῷ συνδεδέσθαι. διὰ τούτου καὶ ἡ µαντικὴ πᾶσα χωρεῖ καὶ ἡ τῶν ἱερέων τέχνη τῶν τε περὶ τὰς θυσίας καὶ τελετὰς καὶ τὰς ἐπῳδὰς καὶ τὴν µαντείαν πᾶσαν καὶ

133 Pourtant dans Phèdre Platon semble opter plutôt pour la nature divine de l’Éros ; ainsi, contrairement au

Banquet, là l’Éros n’est plus un démon mais un dieu, cf. PLATON, Phèdre, Œuvres Complètes, t. IV.3, C. MORESCHINI – P. VICAIRE (éd.), Paris, 2002, 242e, p. 27.

[85] γοητείαν. θεὸς δὲ ἀνθρώπῳ οὐ µείγνυται, ἀλλὰ διὰ τούτου πᾶσά ἐστιν ἡ ὁµιλία καὶ ἡ διάλεκτος θεοῖς πρὸς ἀνθρώπους, καὶ ἐγρηγορόσι καὶ καθεύδουσι· καὶ ὁ µὲν περὶ τὰ τοιαῦτα σοφὸς δαιµόνιος ἀνήρ, ὁ δὲ ἄλλο τι σοφὸς ὢν ἢ περὶ τέχνας ἢ χειρουργίας τινὰς βάναυσος. οὗτοι δὴ οἱ δαίµονες πολλοὶ καὶ παντοδαποί εἰσιν, εἷς δὲ τούτων ἐστὶ καὶ ὁ Ἔρως.» (202d – 203a)134.

Ici, outre le fait que l’Éros est un démon et en tant que tel il se situe « µεταξύ θεοῦ τε καὶ θνητοῦ », s’agissant ainsi comme un intermédiaire entre la sphère divine et la sphère humaine et remplissant de ce point de vue les fonctions d’un « ἄγγελος », il est également important de noter qu’il n’y a pas un seul démon ou un seul type de démon mais que les démons sont « πολλοὶ καὶ παντοδαποί ». À ce fait, de la « multitude démoniaque », comme opposée à la solitude du « µοναχοῦ », du « solitaire », les auteurs chrétiens tardo-antiques recourront systématiquement. En effet, ce contraste radical entre la multitude et la multiplicité imposantes des démons et la solitude extravagante de l’ascète, deviendra un point cardinal dans la pensée monastique du IVe siècle. La bataille que ce contraste signale, cette bataille entre le « µοναχός »

et les démons, est au niveau théologique, philosophique et cosmique une bataille entre l’Un et le Multiple. L’ascèse du solitaire deviendra ainsi aussi une expression active de sa volonté consciente de retourner à l’Un primordial, à l’union mystique avec le divin pendant sa condition édénique avant la Chute, et de s’opposer ardemment à la multiplicité démoniaque qui symbolise la séparation, la division, la multitude et le chaos qui a suivi la Chute135. En d’autres termes,

l’Éros et tout ce qu’il implique, dans sa qualité démoniaque, seront pour les ascètes chrétiens un

134 « Tu vois, dit-elle, toi-même tu ne tiens pas l’Amour pour un dieu. – Que serait donc l’Amour ? dis-je. Un

mortel ? – Nullement. – Alors quoi ? – Comme dans les exemples précédents, dit-elle, il est un intermédiaire entre le mortel et l’immortel. – Que veux-tu dire Diotime ? C’est un grand démon, Socrate. En effet tout ce qui a le caractère du démon est un intermédiaire entre le mortel et l’immortel. – Et quel en est, demandai-je, le pouvoir ? – Il traduit et transmet aux dieux ce qui vient des hommes, et aux hommes ce qui vient des dieux : d’un côté les prières et les sacrifices, de l’autre les ordres et la rétribution des sacrifices, et comme il est à mi-chemin des uns et des autres, il contribue à remplir l’intervalle, de manière que le Tout soit lié à lui-même. De lui procède tout l’art divinatoire, l’art des prêtres en ce qui concerne les sacrifices, les initiations, les incantations, tout ce qui est divination et sorcellerie. Le dieu ne se mêle pas aux hommes, mais, grâce à ce démon, de toutes les manières les dieux entrent en rapport avec les hommes, leur parlent, soit dans la veille soit dans le sommeil. L’homme savant en ces choses est un être démonique, tandis que l’homme savant dans un autre domaine – art, métier manuel – n’est qu’un ouvrier. Ces démons sont nombreux et de toute sorte : l’un d’eux est l’Amour.», PLATON, Le

Banquet, Œuvres Complètes, t. IV.2, P. VICAIRE – J. LABORDERIE (éd.), Paris, 2008 (4e éd.), p. 53–54.

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obstacle pour l’acquisition de l’unicité primordiale et mythique qui donnait leur cohérence et leur essence à la vie et à l’existence de l’homme primitif.

Ce désir existentiel des chrétiens pour un retour actif à l’unicité primordiale, ce désir d’union avec Dieu dans un cosmos mythique, unifié et purifié, à travers une pratique précise, dispose de certains traits analogues avec le culte dionysiaque, avec lequel le christianisme partage davantage l’attitude ambivalente au sujet de l’Éros et de l’érotisme. Car, Dionysos n’était pas exclusivement le dieu du vin, l’insouciant bon-viveur de notre représentation de la mythologie antique. Celle-là n’était qu’une propriété secondaire de sa nature. Tout d’abord, Dionysos incarnait les aspects bestiaux de la nature humaine, les pulsions, les instincts et les forces irrationnelles et obscures de l’être humain, et, de ce point de vue, il s’opposait à Apollon, qui incarnait ceux de la raison et de la lumière136. Durant les rites de son culte, chaque distinction

s’abolissait, l’esclave devenait égal à l’aristocrate, l’homme à la femme et la masse excitée des participants se libérait collectivement de toutes les obligations de la raison et de la morale, recherchant la réunion avec les forces primitives et instinctives de la nature137. Il n’est donc pas

étrange si l’érotisme occupait une place ambivalente, mais prépondérante, dans la

Weltanschauung de ses fideles, dans son culte et les rites qui le suivaient, nous permettant ainsi de parler d’un « érotisme sacré ». En effet, plusieurs aspects de la religion chrétienne coïncident étrangement avec le culte dionysiaque (le sacrifice et la résurrection de l’être divin entre autres), mais l’ambivalence de leur attitude vis-à-vis de l’Éros et de l’érotisme est celle qui nous étonne le plus. Or, dans toutes les deux religions l’Éros et l’érotisme disposent de quelque chose de profondément, si j’ose dire, démoniaque, quelque chose d’inquiétant et toutes les deux religions affrontent avec « δέος » les forces féroces et obscures que l’Éros suscite en l’homme ; des forces incontrôlables qui nécessitent l’expiation.

De ce point de vue, il est caractéristique que les Grecs considéraient que le culte dionysiaque disposait d’une fonction « dissuasive » ou « cathartique ». En tirant à la surface tout ce qui était caché dans les profondeurs impénétrables de l’âme humaine, il l’expiait et le purifiait. Cela explique aussi la fonction du drame, le point culminant de la fête des Grandes Dionysies, (fête dédiée à Dionysos comme son nom l’indique), dans l’Athènes classique. Selon la définition

136 F. NIETZSCHE, « La vision dionysiaque du monde », Œuvres philosophiques complètes, I**, Paris, 1975, p.

49–70.

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fameuse du Stagirite dans sa Poétique, le but du drame –il parle de la tragédie, mais, d’un certain point de vue, on peut appliquer la remarque à la comédie aussi– était la κάθαρσις. Aujourd’hui on n’arrive pas à le saisir très clairement, mais dans la comédie ancienne du Ve

siècle av. J.-C. cette κάθαρσις se réalisait à travers les références répétées au sexe, aux obscénités, aux blagues scatologiques, qui avaient, toutes, une fonction « dissuasive » : en transgressant collectivement l’interdit rituellement, on l’expiait afin qu’il cesse de hanter l’ensemble de la polis. En transgressant l’interdit rituellement, on donnait une issue dirigée aux instincts et aux pulsions réprimées138.

Le même but semblait s’accomplir par les rites rattachés au culte dionysiaque, beaucoup plus anciennes que lui, et avec un certain rapport au mysticisme grec archaïque. Car juste à coté du culte dionysiaque à Athènes, dont il a été question précédemment, et qui a été quelque peu « léger » dans sa forme institutionnalisée (telle que dans les fêtes officielles), et qui avait comme but principal d’offrir πόνων ἀναπαύλας, comme Périclès le remarqua dans son Épitaphe que Thucydide nous livra139, le culte de Dionysos a reçu des formes très différentes, et souvent

très brutales140, en fonction des époques et des territoires. Ces rites avaient comme but l’union mystique avec le dieu. Afin de réaliser ce but, les croyants recouraient à la consommation du vin, à la danse rituelle, à l’« ὀρειβασία » (une danse rituelle et mystique dans les montagnes), à l’orgie rituel, au sacrifice ou à une combinaison des ces procédés. Pendant ces rites, la personnalité et l’essence même des participants s’altérait foncièrement et se transformait sous l’influence de la possession dionysiaque. Il faut noter que, premièrement, dans de telles situations, Dionysos ne demeure pas en l’homme, il possède l’homme, comme un démon possédera postérieurement les hommes de l’Antiquité tardive, et que, deuxièmement, cette transformation est complète et totale, comme complète et totale sera la transsubstantiation du pain et du vin en corps et sang divins dans le christianisme.

En rapport avec à notre sujet, le cas le plus intéressant était celui de l’« ὀρειβασία » qui joue un rôle fonctionnel dans les Bacchantes d’Euripide, et qui se combinait au sacrifice. Il s’agissait

138 De ce point de vue la comédie nouvelle (IVe – IIIe siècle av. J.-C.) qui façonna la comédie latine et, donc, la

comédie moderne et contemporaine, n’a rien à voir avec la comédie ancienne, précisément parce qu’il lui manque cette fonction dissuasive, élément constitutif et rituel de la comédie ancienne.

139 THUCYDIDE, Histoire, J. DE ROMILLY (éd.), t. II.1, Paris, 1962, § II.

38, p. 28.

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d’un rite exclusivement destiné aux femmes, qui, durant l’hiver, montaient, demi-nues et portant seulement une peau de bouc, sur une montagne et après une danse rituelle, elles effectuaient un sacrifice, durant lequel elles écartelaient et consommaient crue (« σπαραγµός καὶ ὠµοφαγία ») la viande du sacrifié (pourtant, étant donné que celui-ci était transsubstantié, à travers le rituel, en corps véritable de Dionysos, les ménades en fin de compte ne consumaient que le corps de leur dieu, tout comme les chrétiens consument le corps du leur). On a des bonnes raisons de croire qu’au début le sacrifié était un être humain141. En outre, les rites

postérieurs (durant lesquels les participants sacrifiaient un garçon –rarement– ou une vache enceinte) ainsi que différentes légendes mythologiques qui s’associent à Dionysos et où le parent toujours tue son ou ses propres enfants (par exemple, l’histoire de Lycurgue ou celle des filles de Proitos), nous permettent de conjecturer qu’initialement, les femmes qui participaient à ce rite, et qui devenaient ainsi ménades ou bacchantes, écartelaient et ensuite consommaient leurs propres enfants.

Dans les Bacchantes, Euripide met son héros principal, Penthée, à espionner, caché dans le feuillage d’un arbre, déguisé à son tour en Bacchante, un tel rite qui va finir avec son propre « sacrifice »142. L’homme devient animal, l’animal devient homme143 ; l’homme devient Dieu,

Dieu devient homme. L’abolition de caractéristiques humaines place l’être humain à mi-chemin entre le divin et l’animal144, et donc dans la sphère du sacré (par ailleurs, les saints chrétiens,

dans leur « divine bestialité », démontreront ultérieurement que le chemin de la bête est le chemin le plus court vers Dieu). De plus, ce passage, en montrant Penthée en train d’espionner les femmes demi-nues, se caractérise par un érotisme « voyeuriste » puissant (et qui rappelle fortement le « voyeurisme » de Passions de martyres). Ce même érotisme ambigu est montré par ailleurs au moment même du sacrifice quand la furieuse ménade Agavé déchire – littéralement– son fils. L’exécution de ce sacrifice immonde, et quasi-incestueux dans un sens, constitue peut-être l’exemple le plus transparent du caractère équivoque de l’Éros et de sa

141 DODDS, The Greeks and the Irrational, p. 276–278 ; M. DETIENNE, « Entre bêtes et dieux », Nouvelle

Revue de Psychanalyse 6 (1972), p. 231–246, P. VIDAL-NAQUET, « Une civilisation de la parole politique », Le

chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, 2005 (3e éd.), p. 23.

142 EURIPIDE, Bacchantes, H. GRÉGOIRE (éd.), Paris, 1973, vers 1043–1152, p. 284–288.

143 Cette perte de la différence entre l’homme et l’animal à travers le travestissement est toujours liée à la

violence, cf. R. GIRARD, La violence et le sacré, Paris, 1972, p. 191–192.

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connexion rituelle à la mort dans le cadre du sacré, dans la religion grecque. Dans aucun autre cas son aspect « démoniaque » n’est si transparent et si obscur en même temps. Quand Agavé, encore en extase, entre en scène tenant la tête de Penthée, son propre fils, sans le reconnaître145,

nous restons stupéfiés, envahis par l’effroi devant le mystère de l’incompréhensible, devant le sacré. La transgression, que l’écartèlement et la consommation du corps sacrifié de Penthée signale146, tout comme l’acte désespéré de Médée amoureuse, vont dorénavant lier la violence et

l’Éros dans la conscience humaine d’une manière inséparable. Assez paradoxalement le résultat autant de cette transgression que de la liaison entre la violence et l’Éros, sera le sacré, qui se sompose précisément de tout ce que l’homme n’arrivera jamais à comprendre rationnellement. Car l’homme ne cessera jamais de s’étonner et d’angoisser devant un être mourant, l’homme ne cessera jamais de paralyser devant l’absurdité du désir brulant.

145 EURIPIDE, Bacchantes, H. GRÉGOIRE (éd.), Paris, 1973, vers 1216–1472, p. 292–298.

146 P. VIDAL-NAQUET, « Le mythe platonicien du Politique, les ambigüités de l’âge d’or et de l’histoire »,

Langue, discours, société. Pour Émile Benveniste, J. KRISTEVA (éd.), Paris, 1975, p. 374–391, (repris dans Le

chasseur noir. Formes de pensée et formes de société dans le monde grec, Paris, 2005 (3e éd.), p. 361–380, (voir les pages 366–367 dans cette dernière édition).

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