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α.) La datation du texte, son auteur, sa tradition manuscrite

La Vie de Pélagie nous semble être le meilleur exemple de ce type d’hagiographie qu’on pouvait appeler populaire329. On suppose que cette Vie, d’un auteur anonyme, a été écrite par un

certain Jacques, disciple de l’évêque Nonnos et contemporain de Pélagie. Le rôle même de cet auteur-narrateur est un lieu commun et une convention littéraire parmi celles qui caractérisent l’hagiographie.

En fait, le texte conservé a été écrit vers le milieu du VIe siècle ou au plus tard au début du VIIe siècle. Cette datation découle du fait que le texte (du moins la version que nous allons

examiner) est une « réfection » à rattacher à la « réfection » latine (A') ; mais, A' ne peut pas être datée plus tardivement que le VIIIe siècle330. Pourtant, étant donné que le culte de Pélagie, ou du

moins sa légende, était déjà bien établi au milieu de VIe siècle331, on peut légitimement

supposer que le texte primitif a du être écrit, au plus tard, au début de VIe siècle.

Selon le dernier éditeur du texte grec, ce dernier est conservé dans 29 manuscrits (l’éditeur, délibérément, ne compte pas les manuscrits qui nous livrent le texte métaphrastique ou les textes abrégés). Ces 29 manuscrits sont répartis en trois groupes, π, α et γ332. Quant à nous, nous

avons décidé de nous occuper de la version π, la seule version longue du texte grec, qui rapporte un dénouement différent et qui, du point de vue narratologique, est plus dramatique : le narrateur lui-même trouve Pélagie morte, suite à un mauvais pressentiment qui l’oblige à revenir vers la cellule de la sainte après leur dernière séparation. Cette version de la Vie est conservée en entier dans un seul manuscrit : il s’agit du manuscrit Perizon. Fol. 10 (P, à l’édition Flusin), conservé dans la bibliothèque du Leyde. Il est en parchemin et se compose de

329 Cf. FESTUGIÈRE, « Lieux communs littéraires… », p. 271–301, voir surtout la page 271.

330 « Mais si π est sans doute une réfection, c’est une réfection ancienne. En effet, A' Latine est refait sur A, dont le

modèle grec était de type π. Or A' date au plus tard du VIIIe siècle : π existait donc dès cette époque. », FLUSIN,

« Les textes Grecs », p. 51.

331 P. PETITMENGIN, « Introduction », Pélagie la Pénitente. Métamorphoses d’une légende, P. PETITMENGIN

(éd.), t. I, Paris, 1981, p. 14.

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288 folios ; ses dimensions sont 28 x 19,5 cm. Il a été exécuté à Constantinople au XIe (ou au XIIe) siècle selon Ehrhard333 et il s’agit d’un manuscrit du type d’un ménologe (mais qui

contient seulement les mois d’été) et où des textes metaphrastiques sont mélangés avec de texte pre-metaphrastiques. La Vie de Pélagie qui nous occupe se trouve dans les folios 192-200v et

son titre grec original est le suivant : Βίος καὶ πολιτεία τῆς ὁσίας µητρὸς ἡµῶν Πελαγίας. Κύριε εὐλόγησον.

Les deux autres manuscrits qui contiennent une section du texte π sont : un manuscrit du XIIe siècle qui est conservé à Milan (Ambrosianus gr. 839: B 12 inf.)334 (N, dans l’édition de B. Flusin) contenant (aux folios 54v-60) une sorte de texte mélangé (π et α), et un manuscrit du

XVe siècle conservé au Mont Athos (Panteleimon 549)335 (Q, à l’édition Flusin) contenant (aux

folios 112-122v) de nouveau un type de texte mélangé (π et α)336.

333 EHRHARD, Überlieferung und Bestand der hagiographischen und homiletischen Literatur, tom. III, p. 142–

145.

334 PASINI, Inventario agiografico, p. 173–176.

335 S. LAMBROS, Catalogue of the Greek Manuscripts on Mount Athos, vol. II, Cambridge, 1900, p. 394. 336 Cf. FLUSIN, « Les textes Grecs », p. 51–52.

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β.) La lecture du texte

La Vie de Pélagie est plus pudique que la Vie de Marie l’Égyptienne337. À l’exception de la

première apparition de l’héroïne dans le récit338, qui est assez sensuelle et qui rappelle les

descriptions des apparitions équivalentes des héroïnes dans les romans érotiques-idéaux hellénistiques339, l’ensemble ne présente pas l’érotisme de la Vie de Marie l’Égyptienne ni sa

sensualité extravertie. Pourtant, les deux textes présentent, malgré leurs différences, beaucoup de similitudes.

La différence la plus importante au niveau sémantique est que dans la Vie de Pélagie, généralement l’héroïne n’est pas mentionnée (à l’exception de deux passages, notamment dans la dernière phrase du texte) comme une prostituée mais comme une comédienne («ἡ πρώτη τῶν µιµάδων Ἀντιοχείας»340) ; ce fait important nous permet de supposer qu’historiquement le statut social d’une comédienne dans l’Antiquité tardive était, plus ou moins, équivalent à celui d’une prostituée341, comme par ailleurs le prouve les accusations –même s’elles sont sans doute exagérées– de Procope contre Augusta Théodora dans l’« Histoire Secrète »342.

Le récit commence avec une réunion d’évêques, suite à une invitation de l’évêque d’Antioche (l’auteur ne mentionne pas son nom). Les évêques logent près du tombeau de saint Julien. Un

337 Cf. AINALIS – BINGGELI – DÉROCHE – EFTHYMIADIS, « Greek Hagiography in Late Antiquity…» p.

46.

338 Vie de Pélagie (BHG 1478), p. 78–79.

339 Cf. PAVLOVSKIS, « The Life of St. Pelagia the Harlot... », p. 142. 340 Vie de Pélagie (BHG 1478), p. 78.

341 « Aux prostituées à temps complet, si l’on peut dire, il faut encore ajouter toutes les femmes pour lesquelles le

commerce de leur corps était comme le complément obligé du métier décrié qu’elles exerçaient d’ailleurs. Telles étaient notamment les actrices de mimes, si parfaitement assimilées aux prostituées que le terme le plus courant pour désigner un lupanar, en grec médiéval, est “mimarion” ; et aussi les joueuses de flûte, les chanteuses qu’on louait pour les noces et banquets, comme dans la Grèce hellénistique et même classique. », J. GROSDIDIER DE MATONS, « La femme dans l’Empire Byzantin », dans Histoire mondiale de la femme, III, Paris, 1967, p. 25. Cf. ROUSSELLE, Porneia, p. 106–109 et PATLAGEAN, « Affirmations et négations des structures familiales »,

Pauvreté économique et pauvreté sociale…, p. 132–133. Pour la prostitution en général, voir C. DAUPHIN, « Bordels et filles de joie : la prostitution en Palestine byzantine », ΕΥΨΥΧΙΑ. Mélanges offerts à Hélène

Ahrweiler, Paris, 1998, p. 177–194 et S. LEONTSINI, Die Prostitution im frühen Byzanz, Vienne, 1989. Pour le statut de la femme dans la société romaine et la prostitution voir, T. A. J. McGINN, Prostitution, Sexuality and the

Law in Ancient Rome, Oxford, 1998.

342 Cf. PROCOPE, Histoire Secrète, 9.1–29, H.B. DEWING (éd.), Procopius. The Anecdota or Secret History,

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samedi, tous les évêques se réunissent aux portes du tombeau et ils prient Nonnos (pour lequel le narrateur, à chaque occasion, répète avec une persévérance bizarre qu’il est son évêque) de leurs raconter une histoire utile à l’âme. Nonnos se met à parler et peu après Pélagie, l’actrice fameuse d’Antioche, passe devant leurs yeux et traverse la rue avec son cortège :

«Τοῦ δὲ ἁγίου πνεύµατος λαλοῦντος διὰ τῶν χειλέων αὐτοῦ πρὸς ὠφέλειαν καὶ σωτηρίαν πάντων τῶν ἀκουόντων, ἰδοὺ ἄφνω παρέρχεται δι’ ἡµῶν ἡ πρώτη τῶν µιµάδων Ἀντιοχείας· αὕτη δὲ ἦν καὶ ἡ πρώτη τῶν χορευτριῶν τοῦ ὀρχηστοῦ. Καὶ διέβη καθηµένη εἰς βαδιστὴν µετὰ πολλῆς φαντασίας κεκαλλωπισµένη ὥστε µὴ φαίνεσθαι ἐπ’ αὐτῇ πλὴν χρυσίου καὶ µαργαριτῶν καὶ λίθων τιµίων· τὰ δὲ γυµνὰ τῶν ποδῶν αὐτῆς διὰ χρυσίου καὶ µαργαριτῶν περικεκόσµητο· καὶ πολλὴ φαντασία τῶν παίδων καὶ τῶν κορασίων τῶν µετ’ αὐτῆς, φορούντων ἱµατισµὸν πολυτελῆ καὶ µανιάκια χρυσᾶ, καὶ τοὺς µὲν αὐτῆς προτρέχοντας, τοὺς δὲ ἐπακολουθοῦντας. Τοῦ δὲ περικειµένου αὐτῇ κόσµου καὶ τοῦ ὡραϊσµοῦ οὐκ ἦν κόρος µάλιστα τοῖς δηµοχαρέσιν ἀνθρώποις. Αὕτη διελθοῦσα δι’ ἡµῶν τὸν ἀέρα ὅλον ἐπλήρωσε τῆς εὐωδίας τοῦ µόσχου καὶ τῶν µύρων τῶν ἐπ’ αὐτῇ. »343 (« Et

l’Esprit Saint parlait par ses lèvres pour le profit et le salut de tous les auditeurs, quand voici tout à coup que passe parmi nous la première des actrices de mime d’Antioche – c’était aussi la première des danseuses du chœur ; elle passa, assise sur un âne, parée avec un grand luxe si bien qu’on ne voyait sur elle qu’or, perles et pierres précieuses ; et la nudité de ses pieds était couverte d’or et de perles. Une nombreuse troupe de serviteurs et de servantes l’entourait, portant de magnifiques vêtements et des colliers d’or autour de leur cou. Les uns la précédaient, les autres la suivaient. On ne se lassait pas de sa parure et de sa beauté, surtout parmi les hommes adonnés au monde. En passant au milieu de nous, elle emplit l’air tout entier de l’odeur du musc et des parfums.» (« La légende en français », dans Pélagie la Pénitente. Métamorphoses d’une légende, sous la direction de P. PETITMENGIN, tome I, Paris, 1981, p. 23–24).

343 Vie de Pélagie (BHG 1478), p. 78–79.

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La description de cette première apparition de l’héroïne dans le texte est majestueuse et assez sensuelle. De plus, elle rappelle les descriptions des apparitions équivalentes des héroïnes dans les romans érotiques-idéaux hellénistiques344.

En outre, cette scène est écrite –et décrite– avec une virtuosité magistrale. L’auteur ici fait preuve d’une grande maitrise de ses moyens d’expression. Mais revoyons cette scène. D’abord, il nous présente Nonnos prêt à parler et dès qu’il parle Pélagie fait son apparition ; de cette manière nous ne pouvons pas être sûrs que l’apparition de Pélagie est une apparition réelle ou bien s’il s’agit de la création de l’imagination de Nonnos. De surcroit, l’auteur lui-même joue à volonté avec ce terme d’« imagination » : dans dix lignes de texte le mot «φαντασία » apparaît trois fois et, de plus, ouvre et ferme ce passage, qui débute avec la phrase : « Καὶ διέβη καθηµένη εἰς βαδιστὴν µετὰ πολλῆς φαντασίας κεκαλλωπισµένη » et qui se termine avec la phrase : « Ταύτην θεασάµενος ὁ χορὸς τῶν ἁγίων ἐπισκόπων [...] διελθοῦσαν δι’ αὐτῶν καὶ µετὰ τοιαύτης φαντασίας καὶ ἀναιδείας [...] ἀπέστρεψαν τὰ πρόσωπα αὐτῶν ὡς ἀπὸ ἁµαρτίας µεγάλης. ». Et nous savons que la signification du terme «φαντασία » dans la littérature chrétienne après la Vie d’Antoine345 et les Pères du IVe siècle est plus ou moins solidement précisée : à la signification classique, s’ajoute la signification d’« apparence trompeuse »346.

344 Cf. PAVLOVSKIS, « The Life of St. Pelagia the Harlot... », p. 142. En général, cet article traite de manière

très satisfaisante le sujet des influences de la littérature païenne romanesque dans un texte hagiographique. En même temps, il faut souligner que la source directe de ce passage de la Vie de Pélagie est probablement un passage assez connu de l’Apocalypse : « καὶ εἶδον γυναῖκα καθηµένην ἐπὶ θηρίον κόκκινον, γέµοντα ὀνόµατα βλασφηµίας, ἔχων κεφαλὰς ἑπτὰ καὶ κέρατα δέκα. καὶ ἡ γυνὴ ἦν περιβεβληµένη πορφυροῦν καὶ κόκκινον, καὶ κεχρυσωµένη χρυσίῳ καὶ λίθῳ τιµίῳ καὶ µαργαρίταις, ἔχουσα ποτήριον χρυσοῦν ἐν τῇ χειρὶ αὐτῆς γέµον βδελυγµάτων καὶ τὰ ἀκάθαρτα τῆς πορνείας αὐτῆς, καὶ ἐπὶ τὸ µέτωπον αὐτῆς ὄνοµα γεγραµµένον, µυστήριον, Βαβυλὼν ἡ µεγάλη, ἡ µήτηρ τῶν πορνῶν καὶ τῶν βδελυγµάτων τῆς γῆς. καὶ εἶδον τὴν γυναῖκα µεθύουσαν ἐκ τοῦ αἵµατος τῶν ἁγίων καὶ ἐκ τοῦ αἵµατος τῶν µαρτύρων Ἰησοῦ.», (Apoc., 17.3-6). L’image centrale est la même. La différence que les détails présentent est due aux buts différents des auteurs : l’auteur de la Vie désirait créer une image véritablement séduisante et sensuelle, tandis que l’apôtre voulait plutôt stigmatiser une attitude (celle de la libre disposition sexuelle) par la condamnation symbolique de la ville (Babylone) qui condensait les caractéristiques de cette attitude.

345 Cf. BRAKKE, Demons and the making of the monk, p. 39–41. Pourtant, je ne suis pas tout à fait d’accord avec

l’interprétation que Brakke donne au terme «φαντασία ».

346 Cf. Vie d’Antoine (BHG 140), 6.1, 9.5–6, 11.2, 12.1, 40.1–6, etc. ; Vie de Pachôme (Vita Altera) (BHG 1400),

§5, p. 170. L’Hagiographie latine a repris le terme verbatim avec le même contenu, cf. Vie de Martin (BHL 5610), J. FONTAINE (éd.), SCh., 133, Paris, 1967 (rééd. 2004), 23.11, p. 306 (« ut fantasiam suam diabolus »). Il est très intéressant que les auteurs des romans hellénistiques emploient le terme avec la même signification ; il n’y a pas forcement la dimension maléfique que les auteurs chrétiens ont attribué au mot, mais il y a le même contenu et la même sensation de tromperie, cf. ACHILLES TATIUS, Le Roman de Leucippé et Clitophon, J.-P. GARNAUD (éd.), Paris, 1991, ΣΤ.XI.4, p. 176, HÉLIODORE, Les Éthiopiques, R. M. RATTENBURY – T. W. LUMB (éd.), Paris, 1960, Θ.XXV.2 , Vol. III, p. 71.

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Athanase, l’auteur de la Vie d’Antoine, utilise maintes fois le mot «φαντασία » et il le met aussi souvent dans la bouche de son héros, Antoine lui-même347.

Le sens du mot dans la Vie d’Antoine est plus ou moins partout le même et assez bien précisé : il ne s’agit pas de l’imagination, pure et simple, comme dans la littérature classique, mais d’une « apparence trompeuse » qui n’est pas réelle et qui ne dispose pas de pouvoir réel non plus. Bien entendu, Antoine et son biographe ne considèrent pas les démons (auxquels le mot «φαντασία » se réfère principalement) comme des créatures imaginaires, mais la façon dont Athanase utilise le mot peut potentiellement inclure le sens d’une « création de l’imagination ». C’est pour cela d’ailleurs qu’il utilise le mot «φαντασία » et non pas un autre mot ; parce que de cette manière les « φαντασίαι » restent des choses ambigües, des créatures –ou des créations– qui habitent dans l’espace brumeux et onirique entre la réalité et l’imagination, ou plutôt entre le sacre et le profane348.

En outre, l’auteur mêle magistralement dans une même phrase introductive le début du discours de l’évêque Nonnos (un discours qui est de plus inspiré par l’Esprit saint) avec le passage de Pélagie, comme si ce dernier était le résultat direct du discours de Nonnos, comme si Pélagie et son cortège sortaient de la bouche de Nonnos pour ainsi dire, comme si tout ça n’était qu’une représentation faite par Nonnos, une représentation en chair et en os : « Τοῦ δὲ ἁγίου πνεύµατος λαλοῦντος διὰ τῶν χειλέων αὐτοῦ πρὸς ὠφέλειαν καὶ σωτηρίαν πάντων τῶν ἀκουόντων, ἰδοὺ ἄφνω παρέρχεται δι’ ἡµῶν ἡ πρώτη τῶν µιµάδων Ἀντιοχείας ».

Mais l’auteur sait comment se protéger et comment protéger son héros, Nonnos, qui est en plus un personnage historique, de l’accusation du blasphème. Après avoir joué à volonté avec les possibilités de l’imagination et son pouvoir potentiel, il change de ton pour estomper l’impression. Alors, il ajoute un tout petit détail, assez humain et tendre, dans son sort, et certainement très « masculin », qui dicte la présence physique, corporelle même, de Pélagie dans cette scène ; dès que la belle courtisane passe avec son cortège, Nonnos tourne tout son corps, pour la contempler : « Ὁ δὲ ἅγιος τοῦ θεοῦ Νόννος ὁ ἐπίσκοπος τοῖς τῆς διανοίας

347 Il suffit de jeter un œil à l’index de l’édition de la Vie d’Antoine de Bartelink pour voir combien de fois

Athanase utilise ce mot !

348 Les auteurs de la Vie de Théodora d’Alexandrie (BHG 1727), p. 38–39 et de la Vie d’Abraham et de sa nièce

Marie (BHG 5), §22–23, p. 745, emploient le terme «φαντασία » avec le même contenu exactement ; eux, comme l’auteur de la Vie de Pélagie n’hésitent pas, non plus, à exploiter l’ambigüité que la «φαντασία » crée. Cf. le chapitre « Le démon de la fornication », 2.b, p. 63–64.

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ὀφθαλµοῖς ἀκριβῶς αὐτῇ προσέσχεν, ὥστε καὶ µετὰ τὸ παρελθεῖν αὐτὴν στραφῆναι καὶ τηρεῖν αὐτήν »349. Cependant, comme on peut le remarquer, même maintenant l’auteur refuse de lever

l’ambigüité complètement ; alors, avant de dire «ὥστε καὶ µετὰ τὸ παρελθεῖν αὐτὴν στραφῆναι καὶ τηρεῖν αὐτήν », il souligne que l’évêque la regarde « τοῖς τῆς διανοίας ὀφθαλµοῖς », « avec les yeux de la pensée »350.

Pour retourner à notre récit, après la description de cette scène, Nonnos questionne les autres évêques pour savoir s’ils ont senti quelque chose, puis se tait et observe la réaction des autres. Un silence absolu s’établit. À ce moment-là, Nonnos commence à pleurer et confesse qu’il est tombé amoureux dès qu’il l’a vue. Il répète la question aux autres évêques qui restent toujours silencieux puis il confesse :

«Ὄντως ἐγὼ πάνυ ἐτέρφθην καὶ ἠράσθην τοῦ κάλλους αὐτῆς, ὅτι ταύτην ἔχει ὁ θεὸς προσλαβέσθαι καὶ στῆσαι ἐνώπιον τοῦ φρικτοῦ καὶ φοβεροῦ βήµατος αὐτοῦ κατακρίνουσαν ἡµᾶς καὶ τὴν ἐπισκοπὴν ἡµῶν καὶ τὸν βίον ἡµῶν»351

(« Vraiment, moi j’ai été charmé de sa beauté et je l’ai aimée parce que Dieu prendra cette femme et la placera devant son tribunal terrible et formidable pour nous condamner, nous, notre épiscopat et notre vie », « La légende en français », op. cit., p.24).

Par la suite, il tire des conclusions utiles à l’âme de cet incident et il abandonne la réunion embarrassé. Seul avec son disciple Jacques (c'est-à-dire le narrateur), il procède, accablé, à une confession émouvante par sa sincérité :

« Ὁ θεός, ἱλάσθητί µοι τῷ ἁµαρτωλῷ καὶ ἀναξίῳ, ὅτι µιᾶς ἡµέρας καλλωπισµὸς πόρνης ἐνίκησεν τὸν καλλωπισµὸν τῆς ψυχῆς µου ὅλων τῶν ἐτῶν τοῦ βίου µου. Καὶ ποίῳ προσώπῳ ἀτενίσω σοι, ὁ θεός; ποίοις δὲ λόγοις δικαιωθῶ ἐνώπιόν σου; ἢ τί προφασίσοµαι ἐνώπιόν σου τοῦ θεωροῦντος τὰ κρυπτά µου; Οὐαί µοι τῷ ἁµαρτωλῷ, ὅτι τὴν φλιὰν τοῦ νοεροῦ σου θυσιαστηρίου κατατρίβω µὴ προσφέρων σοι κάλλος ψυχῆς οἷον ἐπιζητεῖς παρ’ ἐµοῦ, ὁ θεός·»352 (« Ô mon 349 Vie de Pélagie (BHG 1478), p. 79.

350 Cf. Actes Apocryphes de Thomas : « ἡ γὰρ πορνεία πηροῖ τὸν νοῦν καὶ τοὺς τῆς ψυχῆς ὀφθαλµοὺς σκοτίζει,

καὶ ἐµπόδιον γίνεται τῆς τοῦ σώµατος πολιτείας, », Acta Apostolorum Apocrypha, M. BONNET (éd.), Hildesheim-New York, 1972, p. 144.

351 Vie de Pélagie (BHG 1478), p. 80. 352 Vie de Pélagie (BHG 1478), p. 81.

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Dieu, pardonne au pécheur et à l’homme indigne que je suis, parce que la parure éphémère d’une courtisane a surpassé la parure recherchée pour mon âme dans toutes les années de ma vie. De quel front te regarderai-je, ô mon Dieu ? Avec quelles paroles me justifierai-je devant toi ? Quelle prétexte invoquerai-je devant toi qui pénètres me secrets ? Malheur au pécheur que je suis, parce que je foule le seuil de ton autel spirituel sans t’offrir une beauté telle que tu l’attends de moi, mon Dieu ;», « La légende en français », op. cit., p.25–26).

Le jour suivant, qui est une dimanche, Nonnos est perturbé par un rêve qu’il vient de faire et il se hâte de le raconter à Jacques après les prières matinales :

« « Ἀδελφὲ διάκονε, ὅραµα εἶδον καὶ πάνυ τετάραγµαι, ὅτι διακρῖναι αὐτὸ οὐ δύναµαι· ἀλλ’ ὁ θεὸς τὸ αὐτῷ εὐάρεστον καὶ ἡµῖν συµφέρον ποιήσει». Εἶτα λέγει µοι· «Εἶδον κατ’ ὄναρ ὅτι εἰς τὸ κέρας τοῦ θυσιαστηρίου ἕστηκα καὶ ἐλθοῦσα περιστερὰ µελανὴ καὶ βεβορβορωµένη περιεπέτατό µοι. Καὶ τὴν δυσωδίαν τοῦ βορβόρου αὐτῆς οὐκ ἠδυνάµην φέρειν. Αὐτὴ δὲ ἐπέµενεν περιπετοµένη µοι, ἕως οὗ ἀπέλυσεν ἡ εὐχὴ τῶν κατηχουµένων. Καὶ ὅτε ἐκήρυξεν ὁ διάκονος· ‹Ὅσοι κατηχούµενοι προέλθετε›, εὐθέως ἄφαντος ἐγένετο ἀπ’ ἐµοῦ. Καὶ µετὰ τὴν εὐχὴν τῶν πιστῶν καὶ τῆς προσενέξεως τὴν τελείωσιν ἀπέλυσεν ἡ ἐκκλησία. Καὶ προελθόντος µου τὴν φλιὰν τοῦ οἴκου τοῦ θεοῦ, ἔρχεται πάλιν ἡ αὐτὴ περιστερὰ βεβορβορωµένη καὶ περιεπέτατό µοι. Καὶ ἐκτείνας τὴν χεῖρά µου ἐπίασα αὐτὴν καὶ ἔρριψα αὐτὴν εἰς τὸν λουτῆρα τοῦ ὕδατος ἐν τῇ αὐλῇ τῆς ἐκκλησίας καὶ ἀφῆκεν ἐν τῷ ὕδατι πᾶσαν αὐτῆς τὴν ῥυπαρίαν· καὶ οὕτως ἀνῆλθεν ἐκ τοῦ ὕδατος λαµπρὰ ὡσεὶ χιὼν καὶ πετοµένη εἰς ὕψος ἀνήρχετο. Καὶ ἄρας τοὺς ὀφθαλµοὺς ἐθεώρουν αὐτὴν ἕως οὗ ἔδυ ἐξ ὀφθαλµῶν µου.» »353 (« « Frère diacre,

j’eu une vision, et je suis tout bouleversé, car je ne puis l’interpréter. Mais Dieu fera ce qui lui plaît et nous est profitable. Puis il me dit : « J’ai vu en songe que je me tenais à la corne de l’autel ; et une colombe noire et souillée volait autour de moi, et je ne pouvais supporter la puanteur de sa souillure. Elle continua de voler autour de moi jusqu’à ce que se termine la prière des catéchumènes. Et quand le diacre eut proclamé : « que tous les catéchumènes sortent », aussitôt elle disparut

353 Vie de Pélagie (BHG 1478), p. 82–83.

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de ma vue. Et après la prière des fideles et l’achèvement de l’oblation, l’assemblée fut congédiée ; et comme je franchissais le seuil de la maison de Dieu, arrive de nouveau la même colombe pleine de souillures, et elle volait autour de moi. Tendant la main, je la saisis et la jetai dans le basin d’eau qui était dans la cour de l’église. Elle laissa dans l’eau toute sa saleté et s’éleva hors de l’eau brillante comme la neige. À tire d’ailes, elle gagna les hauteurs et, levant les yeux, je la regardais monter vers les hauteurs jusqu’au moment où elle disparut de ma vue. » », « La légende en français », op. cit., p.26–27).

Le rêve est très important pour plusieurs raisons. Tout d’abord, le rêveur, c'est-à-dire Nonnos, reconnait tout de suite qu’il s’agit d’un «ὅραµα », c'est-à-dire un rêve envoyé par Dieu, et non pas un simple « ἐνύπνιον » ou même un « ὄνειρον »354. Alors, il est tres perturbé parce qu’il

faut interpréter le rêve correctement afin d’exécuter la volonté divine. Or, comme Bowersock l’a formulé, de manière très réussie : « From time immemorial dreams tended to uncover the anxieties or ambitions of the dreamer, as well as to provide advice for the future. Sometimes the appearance of a god imparted a divine authority to the dream, and sometimes a dream seemed actually to foretell the future. But generally predictions took the form of prescriptions. In other words the dreamer was told what to do, and the dream thus had its predictive force when the prescription was carried out. »355 . Alors, Nonnos se trouve angoissé de voir la prescription

divine réalisée. Il est perturbé, parce qu’il sent que dans le rêve il y avait un message divin codé et que c’est à lui de l’interpréter correctement afin d’exécuter correctement la volonté divine. Cela dit, il faut noter que l’ «ὅραµα » divin détient une dimension clairement sexuelle, comme le démontrent les dernières phrases du passage où l’auteur met dans la bouche de son héros- rêveur (qui soupçonne que la colombe est Pélagie) une métaphore classique de l’érection, le vol : « καὶ πετοµένη εἰς ὕψος ἀνήρχετο » (« à tire d’ailes, elle gagna les hauteurs »). Mais ce ne sont pas les seules raisons donnant de l’importance à ce rêve. Ce rêve est doublement important d’une perspective littéraire. Premièrement, ce rêve, qui prévient Nonnos

354 Pour la perception de rêves dans l’Antiquité tardive, voir ARTEMIDOROS, Oneirokritikon, R. PACK (éd.),

Artemidori Daldiani Onirocriticon Libri V, Leipzig, 1963 et SYNÉSIOS DE CYRÈNE, « Traité sur les songes »,

Opuscules, J. LAMOUREUX – N. AUJOULAT (éd.), Paris, 2004, p. 18 –311. Cf. P.COX MILLER, Dreams in

Late Antiquity, Princeton, 1994. Pour les rêves dans l’antiquité classique, voir DODDS, « Dream-Pattern and Culture-Pattern », The Greeks ans the Irrational, p. 102–134.

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de la conversion de Pélagie et qui l’incite à adopter un certain enchainement d’action, s’inscrit dans la longue tradition des rêves qu’on peut trouver abondement dans les romans hellénistiques. En plus, il s’inscrit dans un type de rêve particulier, le « rêve prémonitoire »356

qui incite le héros à procéder à certaines démarches357. Nous pouvons trouver de tels rêves

presque dans tous les romans érotiques-idéaux hellénistiques358. Ainsi, le couple chrétien

Nonnos-Pélagie devient d’un point de vue littéraire l’héritier de couples similaires de la littérature romanesque païenne et, la Vie de Pélagie héritière, pour ainsi dire, de ce genre littéraire. C’est comme si, pour pousser cette conclusion encore plus loin, la conversion de Pélagie au christianisme était parallèlement la « conversion » de tout un genre littéraire, le « baptême » du roman érotique-idéal païen en roman idéal chrétien.

Deuxièmement, ce rêve est important à cause de son lien intime avec l’imagination. Bien entendu, tous les rêves ont un lien avec l’imagination. Cependant, cette constatation prend un poids particulier dans ce récit. Suite à tout ce que nous venons de dire concernant le rôle primordial que l’imagination joue dans la pensée de l’auteur et dans la construction du récit je crois qu’il est nécessaire d’ajouter ce rêve aux jeux imaginaires de ce dernier. De ce point de vue, il est très important de noter que Synésios de Cyrène (un auteur néo-platonicien qui a été converti par la suite au christianisme, et qui est mort dans la première –ou deuxième– décennie

356 Sur les rêves prémonitoires dans la littérature chrétienne, cf. D. KRUEGER, Writing and Holiness. The

Practice of Authorship in the Early Christian East, Philadelphia, 2004, p. 88–89.

357 Nous pourrions éventuellement comparer la fonctionnalité de ce genre de rêve prémonitoire de l’Antiquité