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L’épreuve du phallus lesbien 89 

3. L’ordre social 83

3.1. Le sujet psychanalytique et sa société 86 

3.1.2. L’épreuve du phallus lesbien 89 

Contre la constitution phallique telle que la présentait la prometteuse topologie issue de Lacan commence à s’élever un soupçon. Mais ce soupçon ne doit pas nous conduire à détruire inconsidérément les acquis du deuxième moment de la séquence psychanalytique.

réitérative ou réarticulatoire, immanente au pouvoir, et non une relation d’opposition externe à ce pouvoir. » BUTLER. Bodies that matter. p. 14

Le soupçon, qui est en train de détruire le personnage et tout l’appareil désuet qui assurait sa puissance, est une de ces réactions morbides par lesquelles un organisme se défend et trouve un nouvel équilibre.226

A l’image du soupçon contre le personnage, décrit par Sarraute, le soupçon contre l’universalité de la constitution phallique nous incite à chercher un « nouvel équilibre », qui puisse assurer le fonctionnement de l’organisme pour lequel parle notre étude. Pour la recherche de cet équilibre nouveau, qui est également une mise à l’épreuve, un outil privilégié se présente à nous, savoir le phallus lesbien, tel qu’il se conçoit dans Bodies that matter.227 Le phallus lesbien entend interroger la théorie psychanalytique, et singulièrement celle de Lacan, sur le rapport entre le sexe naturel et le sexe dénaturalisé, c’est-à-dire sur le rapport entre le phallus et le Penisneid. Le phallus lesbien, c’est l’éventualité d’un phallus qui soit effectivement et seulement le signifiant zéro, comme Lacan prétend qu’il l’est, c’est-à-dire qui ne signifie pas, en quelque manière, le pénis.

To be the object of symbolization is precisely not to be that which symbolizes. To the extent that the phallus symbolizes the penis, it is not that which it symbolizes. The more symbolization occurs, the less ontological connection there is between symbol and symbolized. Symbolization presumes and produces the ontological differences between that which symbolizes or signifies – and that which is symbolized – or signified. Symbolization depletes that which is symbolized of its ontological connection with the symbol itself.228

L’insistance de J. Butler souligne l’importance de cette distinction. Si en effet le phallus symbolise le pénis, à la fois pour l’homme et la femme, alors il doit s’en suivre que, n’étant pas le pénis, il peut le symboliser quand même il manque de tous côtés, en effet. Plus le pénis manque, même, plus le phallus symbolise, et plus l’intelligence culturelle qu’il fonde est grande. La conséquence de ceci étant bien entendu qu’il est fort possible d’envisager un phallus lesbien qui soit au moins aussi performant que le phallus hétérosexuel, quant à la formation inconsciente des sujets. Mais alors, comment expliquer le trouble jeté dans la psychanalyse par les couples hétérosexuels ?229 Ce trouble naît de ce que le phallus, en fait, conserve quelque lien ontologique avec le pénis, de sorte qu’il est toujours le phallus de la relation hétérosexuelle, qui est une relation reproductrice. C’est-à-dire que la filiation est engagée dans la constitution

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SARRAUTE, Nathalie. L’ère du soupçon [1950]. Paris : Gallimard, 1987. p. 79 227

Il est vrai que pour J. Butler, le phallus lesbien est plus qu’un outil. C’est en cela que nous ne nous engageons pas dans une critique généalogique, mais dans une séquence généalogique de critique littéraire. Pour l’éventualité d’une critique littéraire qui soit entièrement queer, voir RONALD, Lee. « Reading as Act of Queer Love: The Role of Intimacy in the “Readerly” Contract ». Journal of International Women’s

Studies. Vol. 5, n°2, mars 2004. pp. 53 – 64.

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« Etre l’objet de la symbolisation, c’est précisément n’être pas ce qui symbolise. Dans la mesure où le phallus symbolise le pénis, il n’est pas ce qu’il symbolise. Plus la symbolisation avance, moins il y a de connexions ontologiques entre le symbole et le symbolisé. La symbolisation présume et produit une différence ontologique entre ce qui symbolise (ou signifie) et ce qui est symbolisé (ou signifié). La symbolisation dépouille ce qui est symbolisé de sa connexion ontologique avec le symbole lui-même. » BUTLER. Ibid. pp. 83 – 84.

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Tel qu’il est envisagé dans BUTLER, Judith et RONELL, Avital. Trouble dans la parenté. Conférence donnée au Centre Georges Pompidou (Paris) le 27 mai 2009.

phallique, et que la relation amoureuse qui répond à la topologie phallique reproduit le mode de filiation qui lui est propre, savoir, pour La Princesse de Clèves, la patrilinéarité.

Ici s’arrête l’apport du phallus lesbien à notre description. Il importe de le préciser un peu. Une critique généalogique emploierait La Princesse de Clèves comme un exemple, c’est-à- dire l’inscrirait dans l’univers qui lui convient, savoir le réel (la société) qu’elle critique. De sorte qu’il s’agirait de déconstruire l’œuvre pour montrer en quoi elle subvertit le système patriarcal (hypothèse optimiste) ou bien en quoi elle participe de et à ce système (hypothèse pessimiste). Auquel cas l’épreuve du phallus lesbien pourrait être plus longue, et comprendre une reformulation de l’œuvre à la lumière du phallus lesbien, c’est-à-dire une sorte de réécriture dont l’hypothèse fondatrice serait : la Princesse de Clèves est lesbienne. La queer theory est très friande de ces lectures dites « provocantes », dont il n’est pas absolument certain qu’elles provoquent beaucoup de leurs lecteurs. La critique herméneutique a, quant à elle, l’univers de l’œuvre pour critère de vérité. L’intérêt que présente pour elle un outil comme le phallus lesbien n’est pas celui d’une reformulation, plaisamment provocante ou non, d’un discours politique pour produire un nouveau discours politique (espéré meilleur), parce que l’œuvre n’est jamais la source d’un militantisme. Le phallus lesbien présente, plutôt, un intérêt similaire à celui de beaucoup d’autres outils de la critique littéraire, savoir la multiplication des niveaux de son discours, qui lui permet d’écrire pour son œuvre richement. Qu’est-ce à dire, pour le cas présent ? Le phallus lesbien met en évidence les liens ontologiques, inavoués dans la constitution phallique, qui unissent les sujets à leurs corps. C’est-à-dire que par son assujettissement à la loi morale, la Princesse de Clèves est également assujettie à la loi sociale : elle est engagée dans l’ordre d’une société. De sorte qu’elle est assujettie, si l’on préfère, à la prédisposition de cette société, quand bien même cette prédisposition ne parait pas la concerner subjectivement. D’où il est possible de concevoir que la Princesse puisse à la fois apparaître comme un sujet moderne qui affirme son indépendance, et participer en réalité à la reproduction d’une matrice qui la gouverne (et qui peut fort bien être précisément la matrice qui produit ce sujet moderne). C’est pourquoi le phallus lesbien nous engage à réexaminer la scène de la canne des Indes, et à lier ses symboles et sa distribution des rôles à un ordre social.

Il faut entendre qu’il ne s’agit pas, ici, d’étendre à l’ordre social la psychanalyse de la relation amoureuse, c’est-à-dire de concevoir les rôles tenus dans la société comme symboliques des positions sexuelles primordiales, telles que les établit le phallus. Ce que l’épreuve du phallus lesbien suggère au contraire, c’est que les positions sexuelles primordiales et leur établissement par le phallus peuvent être conçus comme des effets de l’ordre social. C’est-à-dire que le discours auquel s’assujettit la Princesse dans la scène de la canne des Indes, d’un point de vue psychologique, est un discours plus vaste que ne le suggère la seule perspective psychanalytique, un discours plus riche. Nous devons donc substituer à la psychanalyse quelque chose de semblable à la schizo-analyse proposée par Gilles Deleuze :

Et pour moi, la schizo-analyse, c’est uniquement cela : c’est la détermination des lignes qui composent un individu ou un groupe, le tracé de ces lignes. Or, ça concerne tout l’inconscient. Ces lignes elles ne sont pas immédiatement données, ni dans leur importance respective ni dans leurs avances. C’est pour ça que plutôt qu’une histoire, je rêve d’une géographie, c’est-à-dire d’une cartographie, faire la carte de quelqu’un.230

Or, selon Deleuze, l’extension de ces lignes est « historico-mondiale » :

Rimbaud se met à délirer, pas sous la forme de ses rapports avec sa mère. Parce que quand même, faut pas exagérer, c’est honteux, c’est humiliant, je sais pas, il y a quelque chose de tellement rabaissant à ramener ça perpétuellement à ça, comme si les gens qui délirent en étaient à ressasser des histoires. Je peux même pas dire des histoires de petite enfance, parce que l’enfant, il n’a jamais vécu comme ça. Vous comprenez, un enfant, il vit ses parents dans un champ historico-mondial.231

Quoique les cours de Vincennes sur l’anti-Œdipe constituent la présentation la plus claire de la schizo-analyse, ils en réduisent la portée à la question du délire schizophrène. La cartographie que propose Deleuze a l’ambition d’un champ d’application plus vaste, savoir n’importe quel individu. Ce n’est donc pas seulement le délire, mais l’ensemble de la vie qui est historico- mondial. Seule cette conception permet de corréler les divers niveaux d’assujettissement et de subjectivité mis en évidence par les deux séquences préalables, entre eux d’une part, et d’autre part avec ceux qu’il s’agit de mettre en évidence ici.

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DELEUZE. Anti-Œdipe et autres réflexions. 27 mai 1980. 231