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La forclusion du Nom-du-Père 86 

3. L’ordre social 83

3.1. Le sujet psychanalytique et sa société 86 

3.1.1. La forclusion du Nom-du-Père 86 

A Jacques-Alain Miller qui lui demandait, lors d’un entretien télévisuel220, si la société produisait l’inconscient, ou l’inconscient la société, Lacan répondait que la question était indécidable, c’est-à-dire qu’elle n’avait pas de sens (de l’un à l’autre). Qu’est-ce à dire ? Ce n’est pas que la société soit toujours déjà-là, de sorte qu’il soit impossible de déterminer, en pratique, la part de structuration anthropologique et la part de structuration sociale dans

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Dans le sens que Gilles Deleuze donne a « écrire pour quelqu’un », c’est-à-dire « à la place de quelqu’un ». Voir BOUTANG, Pierre-André. L’Abécédaire de Gilles Deleuze. Téléfilm, 1988. « A comme Animal ».

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l’inconscient d’un individu. C’est que l’inconscient et la vie en société sont deux aspects nécessaires à la survie de l’individu, de sorte qu’il est absurde de songer à leur succession chronologique : ils sont nécessaires l’un à l’autre. Il y a donc un recouvrement fondamental entre l’ordre social et la constitution inconsciente. C’est ce que Judith Butler, à propos de la position lacanienne, décrit en ces termes :

This ontological characterization presupposes that the appearance or effect of being is always produced through the structures of signification. The Symbolic order creates cultural intelligibility through the mutually exclusive positions of “having” the Phallus (the position of men) and “being” the Phallus (the paradoxical position of women).221

C’est-à-dire que la loi morale, dont nous avons vu que le complexe de castration est la source, produit l’être au niveau ontologique, c’est-à-dire dans ses déterminités nécessaires et inaliénables, ce qui ne peut s’entendre, sans contradiction, que si cette production réitère une production antérieure sans laquelle l’être ne serait pas. Mais, ce que la conjugaison des séquences phénoménologique et psychanalytique a montré, c’est que cette production et cette reproduction ne sont pas simultanées, de sorte que le sujet est toujours à la fois l’être déterminé qu’il est, et le néant déterminé qu’il n’est pas :

The interdependency of these positions recalls the Hegelian structure of failed reciprocity between master and slave, in particular, the unexpected dependency of the master on the slave in order to establish his own identity through reflection. Lacan casts that drama, however, in a phantasmatic domain. Every effort to establish identity within the terms of this binary disjunction of “being” and “having” returns to the inevitable “lack” and “loss” that ground their phantasmatic construction and mark the incommensurability of the Symbolic and the real.222

En d’autres termes, il y a toujours, pour le sujet, un manque à être, et le rêve d’être ce manque qui l’éloigne du réel. De sorte que l’ordre social est toujours un ordre contraignant, dans la mesure où il force le sujet à se soumettre à une loi qui n’est pas celle qu’il peut élire comme loi de son désir. La loi est toujours une loi extérieure à laquelle on se soumet, comme le souligne Lacan dans ses « Propos directifs pour un congrès sur la sexualité féminine » :

Principe simple à poser, que la castration ne saurait être déduite du seul développement, puisqu’elle suppose la subjectivité de l’Autre en tant que lieu de sa loi. L’altérité du sexe se dénature de cette aliénation. L’homme sert ici de relais pour que la femme devienne cet Autre pour elle-même, comme elle l’est pour lui.223

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« Cette caractérisation ontologique présuppose que l’apparence ou l’effet de l’être est toujours produit par les structures de la signification. L’ordre symbolique génère l’intelligibilité culturelle grâce aux positions, qui s’excluent mutuellement, de l’avoir du phallus (la position des hommes) et de l’être du phallus (la position des femmes). » BUTLER, Judith. Gender trouble. Londres : Routeledge, 1999. p. 60 222

« L’interdépendance de ces positions rappelle la structure hégélienne de réciprocité manquée entre le maître et l’esclave et, en particulier, la dépendance inattendue du maître qui établit sa propre identité en se reflétant dans l’esclave. Lacan fait jouer le drame, cependant, dans le domaine fantasmatique. Chaque effort d’établissement de l’identité dans les termes de cette disjonction binaire entre l’être et l’avoir renvoie au « manque » et à la « perte » inévitables qui fondent la construction fantasmatique et marquent l’incommensurabilité du symbolique au réel ». BUTLER. Ibidem.

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On comprend bien l’intérêt de la critique généalogique pour cette position lacanienne. C’est que la société organisée par la loi est une société qui ne se fonde sur rien de naturel, puisque la conception de l’Autre comme lieu de sa loi induit une dénaturalisation du sexe de l’autre. Si bien que l’objet A a toujours deux sexes : son sexe naturel et son sexe social. Mais l’objet a dérivé de A a perdu toute attache avec son sexe naturel, parce qu’il est entièrement soumis à la loi, c’est-à-dire entièrement un sujet social. C’est que l’origine de la loi, on l’a vu, est toujours voilée. La condition de l’effectivité de la loi morale en tant que loi sociale est la forclusion de ce sur quoi elle fonde son autorité, ce que Lacan appelle le mystère du phallus voilé, ou encore le Nom-du-Père.

Ce qui se comprend, s’agissant de La Princesse de Clèves, de la manière suivante. Nous avons vu que l’espace social, c’est-à-dire l’espace soumis à la loi, c’est l’espace curial, autrement dit l’espace de la conscience. Si nous souhaitons éclaircir l’articulation de la loi morale en tant que telle, c’est-à-dire en sa partie inconsciente propre au complexe de castration, et la loi morale en tant qu’elle est loi sociale, nous devons nous intéresser aux mouvements de territorialisation ou déterritorialisation qui mènent à ou qui fuient l’espace curial. Nous avons dit que ces mouvements concernaient essentiellement deux types de personnages : la Princesse de Clèves et ses affiliés, la Duchesse de Valentinois et les siens. On pourrait être tenté d’affirmer, avec Alain Niderst, que dans la nouvelle, « c’est toujours la femme qui règne »224. Mais l’exil de Madame de Valentinois souligne au contraire que derrière la femme, qui semble en effet exercer tout ou une partie du pouvoir, ou détenir, comme Madame de Clèves, un privilège, se dissimule une autre figure qui lui confère son autorité. A cet égard, le cas du couple Valentinois-Brissac est quasi un cas d’école. Le roi est le père, sur le nom duquel la loi se fonde, et qui s’approprie la femme. Son nom interdit à un autre la possession de la femme, de sorte que le Maréchal de Brissac est contraint à l’exil. Pourtant, c’est sur la volonté exprimée de Madame de Valentinois qu’insiste le récit de la nouvelle, de sorte qu’à s’en tenir à ce récit, on s’explique mal pourquoi le Maréchal de Brissac ne peut demeurer comme il le désire (et est désiré de le faire) à la Cour. C’est oublier de voir que les prouesses de Madame de Valentinois ne sont que des compromis avec la loi, et que, pour l’essentiel, la loi fonctionne. L’insistance sur les cas marginaux d’application de la loi dissimule son centre, et l’autorité sur laquelle elle se fonde. La loi, qui assujettit, prévoit la subjectivité qui la négocie :

The paradox of subjectivation (assujettissement) is precisely that the subject who would resist such norms is itself enabled, if not produced, by such norms. Although this constitutive constraint does not foreclose the possibility of agency, it does locate agency as a reiterative or rearticulatory practice, immanent to power, and not a relation of external opposition to power.225

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NIDERST. Op. cit. p. 31 225

« Le paradoxe de la subjectivation (assujettissement) est précisément que le sujet qui serait susceptible de résister aux normes est lui-même autorisé, si ce n’est produit, par ces normes mêmes. Quoique cette contrainte constitutive ne forclose pas la possibilité de l’action, elle fait de l’action une pratique

Ainsi présenté, le cas de Madame de Valentinois, du Maréchal de Brissac et du roi permet d’envisager les marges du pouvoir qui ordonne la société classique avec plus de mesure que l’on est d’abord tenté de le faire. Le libertinage de Madame de Valentinois n’est pas la corruption de la société classique, mais son fonctionnement normal et constitutif ; il en est la marge sans en être la limite. De sorte que, symétriquement, le moralisme de Madame de Clèves pourrait lui- même s’inclure dans le fonctionnement du pouvoir qu’il paraît d’abord dénoncer. Et c’est en effet la même structure familiale qui autorise la présence de Madame de Clèves dans l’espace curial. Son privilège d’extraterritorialité, du point de vue du pouvoir, est une condamnation : privée de père, Mademoiselle de Chartres ne peut pas paraître à la cour. Ce n’est que pour se marier, c’est-à-dire pour entrer à nouveau dans le système patrilinéaire, qu’elle y revient. La nouvelle propose d’ailleurs une situation plus fine : d’abord, le mariage de Mademoiselle de Chartres est compromis, à cause des maladresses de la mère, c’est-à-dire, en un sens, de l’absence du père. De son côté, Monsieur de Clèves est soumis à la loi de son père, qui refuse ce mariage. Ce n’est qu’à la mort du père de Monsieur de Clèves que le mariage se fait, c’est-à- dire à l’instant où Monsieur de Clèves devient légalement son propre père.

Les tractations de Madame de Chartres, qui ont pu paraître longues à bien des lecteurs, ont le mérite d’articuler étroitement les deux aspects de la loi issue de la castration, c’est-à-dire de souligner que le discours prédéterminé auquel le sujet est assujetti est un discours social. En effet, le réseau d’amitiés, d’inimitiés, de maisons, de cadets, d’aînés, d’alliances et de contre- alliances qui intervient dans les plans de Madame de Chartres est propre à l’organisation sociale de l’aristocratie française, à une époque donnée. La forclusion du Nom-du-Père a beau faire sens dans le fantasme, c’est-à-dire dans le lieu d’élaboration du symbolique, elle n’en est pas moins effective dans le réel, de sorte que la loi morale s’articule à la loi sociale. On voit bien que cette première conclusion contribue encore à nous détourner de l’idée d’une subjectivité moderne qui puisse se poser contre la société classique, d’une part, et d’autre part de l’idée d’un drame entièrement psychanalytique. Le sujet Princesse de Clèves circule dans un espace qui est strié par les effets du pouvoir, et ne peut pas entièrement s’en échapper pour incarner une éthique propre, que cette fuite soit consciente ou inconsciente.