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5 La partie analytique

5.1 La problématisation ou comment se rendre indispensable ?

5.1.2 La légitimité des acteurs

Dans le cadre de son étude, Callon définit les acteurs concernés par la problématique et ce, qu’ils soient humains ou non humains. Il va au-delà du concept d’acteur en parlant « d’actant22 », terme derrière lequel se glisse tout ce qui est représenté, dans le réseau, sous-forme humaine et non- humaine. Un acteur peut être défini comme un individu ou un groupe capable d’action, c’est-à-dire d’agir selon ses propres raisons [Bernoux, 2005, 3]. Par rapport à ce que nous avons vu jusqu’à présent, les « acteurs » sont des organismes du secteur de l’insertion socioprofessionnelle qu’ils soient publics ou privés et correspondent à un groupe capable d’action. Ces organisations ont une ou plusieurs personnes relais dans le réseau. Elles délèguent ainsi leur capacité d’action à ces personnes.

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Pour une question de facilité, nous utiliserons le terme « actant » pour désigner tout ce qui a trait à la forme non-humaine dans le réseau et ce, même s’il s’agit d’humain. Nous verrons de quoi il est question par la suite. Quand nous parlerons d’humain, nous emploierons le vocable « acteur ».

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Le point de départ dans l’analyse de Callon est défini par les trois chercheurs qui sont partis en Extrême-Orient afin de voir comment les japonais cultivaient les coquilles Saint-Jacques. Dans notre étude, c’est le coordinateur du réseau qui correspond au point de départ car il est à l’initiative du réseau. Il peut être considéré comme le traducteur car il a obtenu la légitimité nécessaire, tant des acteurs provenant du tiers secteur ou du secteur public que des acteurs politiques, pour être accepté dans le rôle de celui qui problématise [Amblard et al., 2005, 157]. Officiellement, il n’est pas seul dans cette action. Le président du Cpas, échevin des Affaires Sociales, est présent sous le titre de président du réseau de coordination. Il donne son accord afin d’avancer dans le projet. Il n’a pas la figure emblématique de l’employeur qui exerce une autorité et auquel il faut rendre des comptes. Le président et le coordinateur se situent dans une logique de collaboration. Nous analyserons plus loin le rôle de ce président (cf. p78) car tel qu’il est présenté ici, et comme nous le verrons plus loin, il intervient très peu dans l’analyse. Il est comme « caché » par le coordinateur.

Les acteurs du réseau de coordination ont été identifiés pour la plupart par le coordinateur. Lors de la création du réseau, il a contacté les EFT, les EI, l’OISP et l’espace formation de la province (cf. annexe 8). Par le président, le CPAS et son service de réinsertion socioprofessionnelle sont entrés dans la structure réticulaire ainsi qu’un service des affaires sociales. Tous ces organismes sont représentés par des acteurs humains dans le réseau. Le coordinateur a contacté les entreprises et services dont il estimait la présence indispensable dans le réseau. Le fait d’être dans le secteur de l’économie sociale ainsi que d’être actif dans la commune depuis des dizaines d’années lui a permis d’entrer directement en contact avec les personnes responsables. Il entretenait déjà de bons contacts interpersonnels avec elles. Il a dû s’y prendre de façon différente lorsqu’il a pris contact avec les institutions publiques car pour certaines, il a dû se déplacer pour présenter le projet ainsi que rendre un document écrit explicitant le projet dans les détails. Pour l’obtention de ces accords, plusieurs semaines ont dû s’écouler tandis que pour les autres acteurs de l’ISP, l’accord a été donné après seulement quelques jours voire même directement.

Il est intéressant de noter qu’un seul acteur s’est manifesté de sa propre initiative pour entrer dans le réseau. Il s’agit de la halte garderie qui n’est pas directement concernée par la réinsertion socioprofessionnelle. Elle l’est de façon indirecte car le fait d’éventuellement réserver des places pour les parents « demandeurs d’emploi » permet à ces derniers de suivre une formation et/ou de chercher de l’emploi.

Le coordinateur a travaillé pendant pas mal d’années dans le secteur de l’économie sociale et, en particulier, dans le secteur de l’insertion socioprofessionnelle, ce qui l’a amené à créer ou redresser plusieurs entités dont il est administrateur. Que ce soient celles qu’il a mises sur pied ou qu’il a redressées, toutes sont présentes dans le réseau. Il s’agit de deux EFT, d’un OIPS, d’une EI et d’une fédération. Ils sont représentés par leur directeur respectif ou un travailleur. Il y a également une a.s.b.l. qui est l’employeur du réseau.

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Dans quelle mesure cela ne pose-t-il pas question quant à la liberté de ces acteurs d’entrer et de sortir du réseau à leur guise ? Lorsque le projet de mise en partenariat a été proposé à l’OISP, ce dernier ne souhaitait pas y entrer parce qu’il faisait déjà partie d’autres réseaux et ne désirait pas multiplier sa présence dans ces structures. Le coordinateur insista : « Tu dois faire partie du réseau et si tu ne le comprends pas, tant pis pour toi ». Il s’y est intégré mais est-ce par volonté ou « imposition » ? Cette entité a été détachée de l’organisme qui a en charge la coordination sociale. Elle se retrouve dans une position particulière vu qu’elle se situe entre les deux coordinations. Le fait d’avoir le choix de ne pas s’engager sur un projet donné et, inversément, le choix de ses projets est une condition pour un fonctionnement harmonieux [Boltanski et Chiapello, 1999, 167] du projet, c’est-à-dire du réseau. Ne pas avoir laissé le choix ou l’avoir influencé peut perturber la participation et l’investissement dans le projet.

Une des EFT dont le coordinateur est administrateur affirme ne pas encore faire partie du réseau et ne pas savoir si elle en fera partie. Pourtant, elle est reprise dans la liste des membres qui a été affichée officiellement au colloque. Pourquoi le coordinateur affirme-t-il qu’elle fait partie du réseau (restructuration et redressement) alors que la future responsable dit ne pas y appartenir ? Comment cela se fait-il ? Le réseau s’étendra et l’englobera sans lui laisser le choix de son engagement dans le projet ?

Lors des premières réunions de coordination, certains ont estimé qu’il manquait des partenaires autour de la table comme la régie de quartier. Cette dernière a été oubliée car elle ne dépend pas du ministre de la formation et de l’emploi mais du ministre du logement. Quelques contacts interpersonnels ont permis à cet organisme absent d’entrer dans le réseau. Tel bureau d’une administration communale a des relations avec tels représentants d’un comité de quartier ou telle association de faits. De nombreuses alliances d’acteurs se superposent et s’entrecroisent [Kuty, 2005, 224]. C’est par la connaissance interpersonnelle que les acteurs ont pu identifier les membres qui devaient être autour de la table.

Tous les acteurs concernés par la problématique ne sont pas présents dans le réseau. Les demandeurs d’emploi qui sont finalement les premiers concernés par la problématique et qui sont les bénéficiaires directs de la mise en place de ce réseau n’en font pas partie. Qu’ils le veuillent ou non, leur statut de demandeur d’emploi leur donne pour objectif de se réinsérer socio-professionnellement. Un questionnement pourrait être émis par rapport au fait d’être « obligé » de rechercher un emploi ou de suivre une formation. Ceci constitue tout un débat de fond dont il n’est pas question dans le cadre de ce travail, même s’il est en soi très intéressant. Dans quelle mesure les demandeurs d’emploi ne doivent-ils pas intégrer la coordination de l’ISP puisqu’ils poursuivent également l’objectif de la réinsertion socioprofessionnelle ? Faut-il qu’ils soient représentés ? Leur présence est-elle importante dans le réseau ?

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Ce qui est intéressant dans la théorie de la traduction, c’est qu’aucune différence n’est faite entre la présence physique et non-physique des acteurs. Un acteur peut appartenir au réseau sans pour autant être physiquement présent aux réunions de coordination par exemple. Tout comme les coquilles Saint-Jacques, les demandeurs d’emploi ne sont pas présents physiquement dans le réseau mais tout comme elles, il est essentiel qu’ils soient représentés sous une forme ou une autre.

Quelles sont les modalités de présence et de représentation des demandeurs d’emploi ? Ils sont représentés dans le réseau au travers de tableaux composés de chiffres où l’on peut trouver les taux de chômage, d’insertion socioprofessionnelle de participation à une formation sur base de taux de présence et autres. Ils sont présents en tant qu’acteurs non-humains et ce, même s’ils sont des acteurs humains. On parlera en termes d’actants. Si leur présence était « physique », le fonctionnement du réseau serait peut-être mis à mal ? Vu leur nombre, la question de la représentativité se pose ainsi que celle de la délégation. Nous aborderons leur représentativité plus loin (cf. p79).

Etant également concernées par la problématique de l’insertion socioprofessionnelle au sens de Callon, les entreprises marchandes de l’économie classique doivent d’une façon ou d’une autre être présentes dans le réseau. Lors de la création de ce dernier, elles ne le sont pas ni en tant qu’acteurs ni en tant qu’actants. Puis, quelques mois plus tard, afin qu’elles puissent assister au colloque sur l’ISP, les acteurs membres du réseau ont établi des listes avec les noms de leurs collaborateurs. Nous pouvons y retrouver entre autres les entreprises marchandes classiques. Ainsi, ces dernières deviennent membres du réseau sous la forme de lettres inscrites dans des listes. Elles sont représentées en tant qu’actants.

Cependant, les acteurs du réseau se posent tout de même la question de leur représentation car ils doivent collaborer avec ces entreprises pour atteindre leurs objectifs mais ils ne savent pas comment le faire. Ils ne savent pas si les entreprises marchandes classiques resteront en tant qu’actants ou si elles deviendront, éventuellement, des acteurs humains par le fait d’accepter les fédérations d’entreprises dans le réseau par exemple. Les entreprises, elles-mêmes, peuvent également intégrer le réseau à partir du moment où les acteurs membres décident de les rencontrer afin de présenter leur projet. Nous pouvons voir qu’il y a à ce stade la question de la mobilisation et de l’intéressement qui surgit.

La définition des acteurs est importante parce que leur représentation doit être maximale tout en gardant le souci de la sélectivité car il faut pouvoir les enrôler. La sélection s’effectue en fonction des possibilités d’enrôlement. Un acteur qui ne peut être enrôlé ne fera pas partie du réseau. Puisque les acteurs sont identifiés et que l’on a expliqué comment ils sont représentés, nous pouvons nous demander quels sont les facteurs qui déclencheront le processus de mise en réseau. Pourquoi, à un moment donné, tous les acteurs se mettront-ils autour de la table pour travailler ensemble ?

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