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Konstantin Sigov

Dans le document Ukraine, renaissance d'un mythe national (Page 134-145)

La disparition de l’URSS et le changement total d’“atmosphère géo-politique” qui s’ensuivit permettent de comprendre l’intonation au-gustinienne des commentaires de Pierre Hassner sur l’époque con-temporaine:

On a pu dire que l’empire romain avait finalement rendu l’âme en 1991, l’empire d’Orient suivant enfin dans la tombe l’empire d’Occident, que certains voient d’ailleurs renaître sous les espèces pourtant peu grandio-ses de l’Union européenne 1.

I

L’Union européenne n’est pas une Quatrième Rome se substituant à une première, une seconde ou une troisième. Quelle que soit la ma-nière dont on cherche à combler le déficit de légitimité symbolique de l’Europe unie 2, celle des nombres appliquée aux empires reste de faible recours. Ce sont d’autres nombres et d’autres comptes qui les régissent. Le langage de l’économie, plus pragmatique et

rigoureu-1 Pierre HASSNER, “Ni sang, ni sol? Crise de l’Europe et dialectique de la terri-torialité”, dans L’international sans territoire, Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts (éds), Paris, L’Harmattan (Cultures et conflits, No 21/22, 1996), p. 124.

2 Antoine WINKLER, “L’empire revient”, Commentaire, N° 57 (printemps 1992), pp. 17-25.

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sement séparé du répertoire historique, religieux, culturel ou politi-que a été adopté lors de la création du Marché commun, un accord signé à Rome, au Capitole.

Durant quarante années, l’économie a été le dénominateur com-mun et la langue comcom-mune de l’Europe. Les parlers et dialectes des économies locales de la Grèce à la Suède, de l’Espagne à l’Autriche ont dû se plier à ce mode d’expression. Le mark allemand, le franc français et leur caractère “patriotique” ont dû se soumettre à la logi-que supranationale du commerce. L’introduction de la monnaie uni-que européenne s’inscrit dans la logiuni-que de fer du Marché commun et lui appose son sceau. Quelle image offre-t-elle? Sans posséder le titre d’empire ni éprouver de nostalgie particulière pour les effigies présentes sur les monnaies, l’Europe économique a pourtant souhaité impulser son “monde” particulier, sa modification de la pax romana.

L’aspiration des pays du groupe de Visegrád, de la Russie, de la Roumanie, de l’Ukraine ou des pays baltes à rejoindre l’Europe éco-nomique se heurte aux barrières des marchés occidentaux. Ces bar-rières, plus le déferlement des marchandises occidentales sur les marchés de l’Est multiplient les métaphores du mythe européen 3. La

“prosification” de ce mythe en Europe orientale ne correspond pas au calendrier occidental, où taxes et règlements de Bruxelles critiquent le mythe depuis longtemps.

Cette description ne résout pourtant pas le problème posé: si le

“mythe européen” se réduit à la “topique” économique, quel est le statut de ce topos?

Le débat sur les frontières de l’Europe et sur le choix de son

“système politique ne peut manquer d’avoir des conséquences sur le style et la langue 4. Ce n’est pas d’une revanche des idiomes des pays membres dont il est question. Cependant, la langue de l’économie ne saurait recouvrir l’ensemble du topos de la “langue de Rome”.

3 Selon la tradition d’interprétation du mythe grec qui va d’Aristote (La poéti-que) à Paul Ricœur (Temps et récit), nous employons le concept de mythe non dans son sens polémique (Platon) ou évaluatif (Lumières et Romantisme), mais dans son sens herméneutique et descriptif. Cf. la définition de ce concept, dans Paul RICŒUR, Temps et récit, Paris, Editions du Seuil, 1983-85, et Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, 1990.

4 Jean-Marc FERRY, Paul THIBAUD, Discussion sur l’Europe, Paris, Calmann-Lévy, 1992.

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II

Le deuxième topos – le plurilinguisme – est d’une approche plus délicate encore. Ce qui caractérise l’histoire et la pratique du “pluri-linguisme genevois” se trouve rassemblé dans l’impressionnant en-semble de documents et débats réunis depuis 1946 et rassemblant de-puis un demi-siècle et plus les personnalités les plus marquantes d’Europe. Ces Rencontres 5 se déroulent sur le fond de l’expérience quotidienne genevoise où des organisations comme les Nations unies, la Croix-Rouge ou le Conseil œcuménique des Eglises pratiquent le plurilinguisme institutionnel et le pluralisme des valeurs.

Les voix des Etats et des citoyens, des ethnies et des confessions y composent une figure originale du “mythe européen”. On soulignera que son caractère pluridimensionnel est une caractéristique fonda-mentale permettant, par exemple, de ne pas réduire au seul plan confessionnel la récente sortie de la Géorgie du Conseil œcuménique des Eglises. A l’évidence, il faut y inclure les valeurs culturelles et sociologiques. C’est précisément parce qu’il ne s’agit pas seulement d’une juxtaposition de langues d’Etat – comme c’est le cas pour le parlement européen –, que nous n’avons pas choisi Bruxelles ou Strasbourg, mais Genève. Le refus de longue date de la Suisse de se rattacher à la pax romana du Marché commun nuance encore la po-sition genevoise.

L’usure de l’opposition entre la “fédération des langues” et la no-vlangue post-orwellienne fournit matière à réflexion aux universités des cantons, mais également aux penseurs de l’Europe.

En Suisse, écrit Pierre Manent, […] les grandes langues “nationales”

– en particulier l’allemand – sont moins enusage parmi les jeunes gens parce qu’elles ont perdu de leur prestige au profit du dialecte corres-pondant d’un côté, de l’“anglais” mondial de l’autre: l’universel concret de la langue nationale et universelle cède ainsi la place à la juxtaposition stérile du patois des gens d’ici et de la langue sommaire et brutale des

5 Les Rencontres internationales de Genève, longtemps dirigées par Jean Staro-binski et dorénavant par Georges Nivat.

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gens de nulle part. Si les choses suivent leur train, le phénomène s’étendra à toute l’Europe. 6

Il serait injuste d’imputer cette réflexion à la “concurrence” du français et de l’anglais. De ce point de vue, le global language me-nace autant la langue d’Oxford que celle de la Sorbonne ou de Fri-bourg.

Le plurilinguisme passe d’une époque à l’autre, attaquant tour à tour l’ancien adversaire – le latin de la vulgate, des humanistes, de la liturgie catholique jusqu’à la génération des années soixante –, puis le défendant face à un nouvel assaillant – le code chiffré de l’infor-matique, de l’économie ou de la numérologie en parapsychologie.

Sans céder au fantastique, on peut se demander à quel moment appa-raîtront des robots répétant après Corneille: “Rome n’est plus dans Rome, il est partout où je suis”. La forme de ce nouveau Monopoly met les Européens du “Centre” au centre du paradoxe. Les héritiers de la tradition du droit latin et universel utilisent aujourd’hui pour défendre le plurilinguisme l’exemple de la traduction slavonne des Ecritures, six cents ans avant Luther et Calvin, et voient en Cyrille et Méthode les vrais patrons de l’Europe. Après la guerre froide, nous découvrons non sans étonnement combien est marginale la position de ceux qui tentent de rappeler le rôle fondamental des première et seconde “républiques européennes” définies par l’historien Krzysztof Pomian (Respublica christiana et Respublica litteraria) aux yeux de ceux qui construisent maintenant la troisième 7.

III

Dans L’Europe, la voie romaine, Rémi Brague désavoue indirecte-ment l’imposteur technocratique du traité de Rome qui s’est emparé des prérogatives “romaines” pour en faire l’étendard de sa domina-tion. “Il s’agit moins de la Rome républicaine ou impériale, écrit-il, que d’un aspect de l’histoire, voire du mythe culturel de celle-ci, que j’ai isolé et généralisé”. Omettant les dimensions

politico-écono-6 Pierre MANENT, “La démocratie sans la nation?”, Commentaire, N° 75 (au-tomne 1996), p. 575.

7 Krzysztof POMIAN, L’Europe et ses nations, Paris, Gallimard, 1990.

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miques de l’Europe, l’auteur ne retient que les méthodes et les procé-dés de construction des “voies romaines” 8.

L’interprétation du mythe européen est dans ce cas sciemment transféré du premier topos, celui de la langue dominante, au second, le plurilinguisme. Comment l’utopie de la “voie romaine” peut-elle conduire au “plurilinguisme de Genève”? Professeur de philosophie, Brague s’est livré à des recherches comparatives sur le judaïsme, l’islam et les héritages gréco-romain et chrétien, pour démontrer que la particularité de la culture européenne touchait moins à son contenu qu’à son mode de transmission, la “voie romaine”. Aqueduc, viaduc, droit romain et latin illustrent ce génie de la communication. Les héritiers de Rome se sentent écartelés entre un hellénisme “assimilé”

et les mondes “barbares” susceptibles de l’emporter. Ce “pont” entre hellénisme et Barbares est fondamental.

Les Européens attachés au modèle romain sont poussés par l’hellénisme qui les précède et qu’il convient d’intégrer, tandis que surgit devant eux l’étendue barbare à laquelle il faut se soumettre.

Selon Rémi Brague, deux événements seraient reliés: la colonisation commencée au XVIe siècle avec la découverte du monde et l’huma-nisme chrétien né à la Renaissance. La décolonisation du XXe siècle s’accompagne logiquement d’un dépérissement des connaissances de l’Antiquité et de la perte du rôle dominant de l’éducation classique.

L’Europe cesse d’être “romaine”, effaçant la frontière entre Hellènes et Barbares.

La conviction que liberté et démocratie ne se réduisent pas à des bizarreries locales – goût des Ecossais pour les jupes ou des Français pour les escargots – habite les cultures non européennes. Pour elles, une ligne de démarcation entre local et universel suppose une hiérar-chie. Celle-ci est-elle pensable autrement qu’en termes de domination et de droit du plus fort? L’Europe est regardée comme un pouvoir de domination.

En reprenant le vieux débat sur Athènes et Jérusalem, le XXe siècle aurait perdu de vue Rome... La métaphore de la “voie ro-maine” qu’empruntent les traducteurs – à la place des légionnaires – contribue à faire passer les idées du monde politique au monde cultu-rel. A une volonté de domination universelle – la pax romana –

s’op-8 Rémi BRAGUE, Europe, la voie romaine, Paris, Critérion, 1992.

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poserait le désir d’une médiation universelle et d’une “traduction”

précise du plurilinguisme.

Ces différentes variantes du mythe européen appliquées à l’espace postsoviétique présentent des difficultés particulières 9.

IV

Le style stalinien pseudoclassique, son exploitation de toutes les for-mes d’associations “romaines”, fera encore longtemps l’objet de re-cherches. Les imitations romaines pendant la Révolution française et l’Empire – réapparition des consuls, légions, aigles et autres attributs de César – ont déjà été abondamment étudiées. Le retour de la Rome païenne dans la symbolique du Troisième Reich a également inté-ressé de nombreux chercheurs. Mais quant à la version soviétique de cette “réédition”, sa spécificité aura été à peine effleurée.

Dans “Un imaginaire désenchanté”, Georges Nivat décrit le cycle des plénums et des congrès du Parti comme des rituels remontant aux mythes préhistoriques d’un Commencement léninien. Le “monde des mythes usés” de l’empire brejnévien pose, selon lui, un problème de vocabulaire et de parallélisme 10. Il est difficile de décrire le résultat de plus d’un demi-siècle d’une expérience qualifiée par Mikhaïl Bakhtine dans les années trente d’“absolutisme du langage seul et unique”.

Une “vérité de pierre”, dure comme un monolithe, change la pres-sion atmosphérique sur un sixième des terres et sa périphérie. La résistance à une telle pression complique “à un niveau moléculaire”

les mouvements habituels du mot, de la pensée, du souvenir. Le leit-motiv bakhtinien du plurilinguisme et de l’hétéroglossie 11 évoque cette mutilation sous toutes ses formes:

9 L’emploi de modèles linguistiques pour décrire la situation ukrainienne est analysé par Miroslav POPOVIC¬ dans “La culture ukrainienne: sources, particularités, légende”, voir ci-dessus, pp. 3-19.

10 Georges NIVAT, Russie-Europe: la fin du schisme. Etudes littéraires et poli-tiques, Lausanne, L’Age d’homme, 1993, p. 714-22.

11 Implantation d’une langue hétérogène à l’intérieur d’une autre langue (le slavon dans le russe, par exemple).

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Il s’agit d’un tournant très important et, au fond, radical dans le destin de la parole humaine: la libération fondamentale des intentions sémanti-co-culturelles et expressives du pouvoir d’une seule et unique langue et, par conséquent, de la perte du sentiment de la langue comme mythe, comme forme absolue de la pensée 12.

Bakhtine ne propose pas de mettre à l’ordre du jour la proposition pour ou contre la “Troisième Rome”; il préfère présenter la pseudo-Rome soviétique coiffée d’un bonnet de carnaval – Pileata Roma.

L’imitation parodique doit libérer l’imitation perverse.

Le combat des langues populaires de la Réforme contre “l’autorité latine” rapproche, à ses yeux, les noms de Calvin et de Rabelais:

La langue française littéraire et prosaïque a été créée par Calvin et Ra-belais, mais même la langue de Calvin, langue des couches moyennes de la population (“boutiquiers et artisans”), se proposait de rabaisser, pres-que travestir la langue sacrée de la Bible 13.

L’actualité de la théorie bakhtinienne de l’hétéroglossie 14 est étu-diée par les chercheurs américains. Le caractère propre à chaque lan-gue – stratification sociale et hétéroglossie intralinguistique – influe sur le “style” du plurilinguisme. Les différences de génération, de profession, de couches sociales et idiomes personnels (la “langue de Celan”, l’“intonation de Stous*”) bouleversent le mythe d’un mono-linguisme verrouillé “de l’intérieur”.

V

Selon l’opinion commune, avec la fin de la guerre froide, la réorgani-sation de l’Europe est entrée dans une ère nouvelle. Mais jusqu’à quel point cette “opinion commune” s’est-elle renouvelée? Le

carac-12 Mihail M. BAHTIN, Voprosy literatury i estetiki: issledovanija raznyh let, Moskva, Hudoz¬estvennaja literatura, 1975, p. 178; traduit par Michael Holquist, The Dialogic imagination: four essays, Austin, University of Texas Press, 1981.

13 Mihail BAHTIN, Literaturno-kritic¬eskie stat’i, Moskva, Hudoz¬estvennaja lite-ratura, 1986, p. 380.

14 Gary S. MORSON, Caryl EMERSON, Mikhael Bakhtin: creation of prosaics, Stanford, Stanford University Press, 1990.

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tère et le déroulement de cette période dépendent essentiellement de la profondeur des changements d’habitudes, des pratiques mentales et discursives, façonnées durant cette longue et étrange guerre, et qui ne peuvent aisément s’affranchir des stéréotypes militaires.

La naissance du mythe européen dans l’Ukraine contemporaine peut être résumée par deux déjà et deux pas encore.

Déjà au-delà du rideau de fer, on ne trouve plus cette “langue européenne” étrangère, frappée d’un interdit qui lui donnait valeur de mythe et d’absolu.

Déjà l’idée d’un plurilinguisme européen est populaire chez nous, identifiée à une théorie du relativisme, à une possibilité illi-mitée d’hédonisme dans le domaine des prix et des valeurs, des inno-vations et des traditions, des ethos et des utopies, des droits et des obligations.

– Entre le relativisme à la mode et l’absolutisme qui ne l’est plus, des formes socio-historiques et culturelles de l’“unité européenne dans la diversité” ne sont pas encore apparues.

– Le “lieu” européen n’est pas encore passé du monde de la mar-chandise importée et de l’utopie à celui de la tentative de mise en rapport de différents registres comme la solidarité, le devoir, l’échan-ge ou la responsabilité, c’est-à-dire des registres de paix, après de longues guerres et de courtes trêves.

Le topos de l’“hétéroglossie” kiévienne est relativement simple si on en tente une définition négative: il n’y a ici ni langue économique dominante de l’économie du Marché commun, ni institutionnalisa-tion d’un plurilinguisme, et d’un pluralisme des valeurs.

Une définition positive s’avère infiniment plus complexe à établir.

Nous voyons un exemple type d’hétéroglossie dans la scène finale de la célèbre affaire Beilis*, à la manière dont les douze jurés, paysans et petits-bourgeois, ont pris la décision finale d’acquittement. Les journalistes de la capitale russe ont souligné la polyphonie formée par les dialectes et les différents accents; la juris dictio, la rhétorique des juristes, a été mise en échec par l’incongruité de ces douze profa-nes jurés: “Comment qu’on jugera Beilis si au tribunal on cause pas sur lui?” Comme l’a écrit la presse à leur propos, le schéma politique d’un procès comprenant les déclarations de quelque deux cents témoins a été “déconstruit” par le baragouin de ces douze “citoyens quelconques de la province de Kiev”. Les jurés se sont longuement

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égarés parmi les langues de l’accusation et de la défense mais ont fi-nalement transformé le combat politique en justice et, mieux encore, en vérité.

Effacer de la mémoire les précédents de la citoyenneté (civitas), était une technique quotidienne du KGB durant les décennies du to-talitarisme. Ce n’est pas sans raison que l’on définit le totalitarisme comme la suppression de toutes les structures de la société civile.

Toutes? L’hétéroglossie des gens qui ne se taisent pas de la même manière et parlent différemment peut-elle affecter des structures im-muables? Comment se relie le phénomène historique de l’hétérogé-néité de la pensée à l’élément imperceptible de l’hétérogél’hétérogé-néité du discours? L’URSS a presque réussi à faire mentir la définition d’Aristote de l’homme comme “être politique”; mais une autre l’a fi-nalement emporté, selon laquelle l’homme serait un “être parlant”:

l’“air” de l’agora et la Politique d’Aristote, est-ce de la glasnost?

L’opposition anonyme à la langue de bois officielle est rarement prise en compte dans les évaluations socio-politiques. Comment ex-pliquer alors d’où surgit, dans le désert soviétique, “l’intellectuel eu-ropéen, ironique et charmant”, comme l’écrit Semen Glouzman*

dans son introduction au livre de Valeri Martchenko* 15. Un phéno-mène aussi incroyable demande explication: cet intellectuel européen sacrifie sa vie, il fait tout pour greffer la dissidence antisoviétique sur la multimillénaire tradition d’opposition au mal. Le dernier texte de Martchenko, “Là-bas, dans les cryptes de Kiev” 16, n’est toujours pas lu dans son contexte historique, qui inclut les lettres du président des Etats-Unis et du Département d’Etat sur la mort de l’auteur dans un camp en 1984.

L’utopie européenne a acquis de nouveaux traits et s’est formulée dans l’“hétéroglossie” du mouvement d’Helsinki pour la défense des

15 Valeri MARC¬ENKO, Lysty do materi z nevoli, Kyiv, Fundacija im. O. Ol’z¬ic¬a, 1994.

16 Ce texte est inclus dans Lettres à ma mère, et relie l’expérience de la dissi-dence à celle des ascètes du Monastère des Grottes de Kiev. Sur l’opposition de Marc¬enko à l’arbitraire, voir aussi Konstantin SIGOV, “Quand l’extrémisme devient la norme...”, Belvédère: revue paneuropéenne du Groupe Express, No 5 (avril-juin 1992), pp. 87-89, ainsi que l’article de Zynovi ANTONJUK, [“Le phénomène Glouzman et la société civile d’Ukraine”], dans la revue Duh i litera (Kyiv), No 3-4, 1998.

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droits de l’homme 17. “Ce fut la mutation la plus importante de notre histoire culturelle, lien déterminant avec le sentiment‘occidental’,

’romain’ [mais, me semble-t-il, simplement chrétien], de la loi” 18. Sans espoir, sans projet ni constitution pour la polis future, ces Eu-ropéens (sans passeport européen) ont ouvert de nouveaux horizons pour l’ethos 19. Là, du néant, revenaient des combinaisons de mots oubliés, de notions calomniées, d’intonations démodées, non pas une sémiotique, mais la parole révélant la non coïncidence de deux voix, quelles qu’elles soient. La machine de la langue avec ses rouages s’est brisée. On a réussi à cacher derrière un écran de cynisme la conduite qui était alors apparue. Cet écran est plus large et plus agressif que celui qui, à la veille de la guerre de 1914, relégua dans le passé les défenseurs d’Alfred Dreyfus.

Un régime arbitraire dit “de transition” – une anomie – a mainte-nant remplacé le “non-droit” répressif totalitaire. “Deux spectres hantent l’Europe: la liberté et l’Armée rouge”, écrivait Raymond Aron 20. Le contexte n’est plus le même, mais les changements géo-politiques n’ont guère éloigné le problème “anthropologique” de

Un régime arbitraire dit “de transition” – une anomie – a mainte-nant remplacé le “non-droit” répressif totalitaire. “Deux spectres hantent l’Europe: la liberté et l’Armée rouge”, écrivait Raymond Aron 20. Le contexte n’est plus le même, mais les changements géo-politiques n’ont guère éloigné le problème “anthropologique” de

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