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K arma et dharma

Dans le document Adhyatma yoga (Page 133-159)

C

haque fois que vous êtes dans l’émotion, vous êtes dans l’aveuglement. A propos d’une action fâcheuse que j’avais accomplie, Swâmiji m’a écrit :

« Carried away by your emotional blindness, you have gone down below human level », « emporté par votre aveuglement émotionnel, vous êtes descendu plus bas que le niveau humain ».

Vous verrez peu à peu que l’émotion, c’est-à-dire la qualification, est toujours là, jusqu’à ce qu’ait été accomplie la « destruction du mental ». Émotion légère peut-être mais qui va de pair avec le sens de l’ego, avec l’aveuglement, avec le sommeil.

La première étape du chemin est l’érosion des émotions, l’adhésion à ce qui est, l’accep-tation. Mais je vous ai dit bien souvent : l’acceptation n’empêche pas d’agir, la suppression du mental n’empêche pas d’agir.

La question de l’action n’est compréhensible que reliée à tout le reste de l’enseignement.

Toute la vie humaine consiste à agir et les hindous comprennent sous le nom d’action (kar-ma) non seulement un acte matériel, comme de prendre un objet et de le déplacer, mais éga-lement les pensées. Nous nous exprimons, nous nous manifestons, nous dépensons une cer-taine quantité et une cercer-taine qualité d’énergie, et nous agissons. Respirer est une action, manger est une action, éliminer est une action. Mais il doit être compris que cette question n’est pas si simple qu’elle en a l’air. Il existe bien des niveaux d’actions, bien des qualités d’actions, et aussi, bien des niveaux et bien des qualités d’acteur. J’entends par là celui qui agit. L’action, en sanscrit, se dit karma (c’est un mot que tout le monde connaît), celui qui agit s’appelle karta et il y a, dans la science ésotérique, toute une connaissance au sujet de l’action et au sujet de celui qui agit, dont une part au moins est bien oubliée aujourd’hui.

Je vais parler très simplement et du point de vue de celui qui cherche à progresser sur le chemin de la liberté intérieure. Le mot « karma » qui vient de la racine sanscrite signifiant

« agir », a pris peu à peu un sens très riche et très complet. Le karma, c’est l’acte rituel. Vous savez qu’à l’origine, l’hindouisme était une religion essentiellement composée de rites. Le karma, c’est aussi l’acte ordinaire, toute action. Et c’est aussi le fruit ou le résultat des ac-tions. « On moissonne ce que l’on a semé », « Qui sème le vent récolte la tempête », dit no-tre propre tradition, et l’enseignement hindou est confirmé par tous les auno-tres enseignements spirituels sérieux.

Nous agissons sans cesse, tout le temps, mais l’homme, ordinairement, n’agit pas cons-ciemment. Ses actions ne sont pas des actions mais des réactions à des stimuli ou à des chocs venant de l’extérieur. Ce que je dis là n’est pas vrai seulement quand c’est évident et que cela

saute aux yeux. On me bouscule dans la rue et je lance un gros mot à la personne qui m’a bousculé. Tout le monde sera d’accord pour dire que c’est une réaction. Une mère nerveuse gifle brutalement un enfant qui a simplement fait tomber un objet par terre sans même le casser : elle reconnaîtra qu’elle a été emportée et n’a pu s’empêcher de réagir. Mais en vérité, tout ce que les hommes et les femmes qui ne sont pas passés par une véritable discipline (sadhana) appellent action ne mérite que le nom de réaction. Ces réactions produisent des effets, des conséquences qui sont celles que nous avons voulues, et encore pas toujours, mais qui sont aussi toutes sortes de conséquences que nous n’avons ni voulues, ni prévues. Pour échapper à ces conséquences de nos actions, nous allons nous engager dans d’autres actions qui porteront encore des fruits que nous n’aurons pas voulus, et ainsi de suite...

Une existence humaine, depuis les premières heures – je dis bien depuis les premières heures – du bébé, est faite de ces séries d’actions et de réactions produisant des conséquences non prévues et non voulues auxquelles on cherche à échapper dans cette vaine poursuite du bonheur. Le Bouddha a dit : « Tous les êtres cherchent le bonheur, que ta compassion s’étende donc sur eux tous. » La seule et unique motivation de tous les êtres, c’est la recher-che du bonheur, mais tout le monde n’a pas la même conception du bonheur, ne recher-cherrecher-che pas le bonheur dans la même direction, et un proverbe, témoin de l’ancienne sagesse, dit que

« chacun prend son plaisir où il le trouve ». Toutes les actions des êtres humains sont ac-complies en vue de leur bonheur et ces actions ont pour résultat de maintenir les êtres hu-mains dans l’insécurité, l’insatisfaction, le conflit et la nécessité d’autres actions. L’un agira parce qu’il met son bonheur dans le fait de devenir chevalier ou officier de la Légion d’honneur ; un autre parce qu’il met son bonheur dans le fait de se venger d’un ennemi ou d’éliminer un concurrent ; un autre parce qu’il met son bonheur dans le fait de s’enrichir de façon aventureuse, c’est-à-dire par le hold-up ou l’escroquerie ; un autre mettra son bonheur dans le fait de bien élever ses enfants. Chacun agira selon ses motivations personnelles, égoïstes - c’est-à-dire relevant de l’ego, même si ces actions sont ce que nous appelons des actions altruistes – et ensuite devra en porter les conséquences.

Pour les Orientaux, hindous et bouddhistes, cette succession d’actions, conséquences de l’action, nouvelles actions motivées par les conséquences, s’étend non pas sur une seule exis-tence, mais sur plusieurs existences et l’explication hindoue ou bouddhiste courante est que bien des événements peu compréhensibles de cette existence s’expliquent par l’action du karma accumulé dans les existences précédentes. Mais il n’est pas indispensable, concrète-ment et pratiqueconcrète-ment, pour les besoins du chemin, d’adhérer à la doctrine des vies successi-ves. C’est une doctrine qui imprègne tout hindou depuis sa naissance et dont les Occiden-taux ne s’imprégneront jamais de la même façon, même s’ils y adhèrent intellectuellement.

L’hindou est tellement convaincu que ce qui se passe aujourd’hui est le fruit de ce qui s’est passé pendant je ne sais combien d’existences antérieures que cela contribue, sans aucun doute, à façonner sa mentalité, et l’Occidental, même s’il donne son adhésion à cette doc-trine des « vies successives », n’en sera jamais convaincu au point que cela détermine sa façon de sentir, sa façon de réagir et sa mentalité. Même si cela est vrai. Il est parfaitement possi-ble de progresser sur le chemin sans faire intervenir cette doctrine. Celle-ci, d’ailleurs, doit être bien comprise et elle peut donner lieu à des contresens énormes qui nous limitent et qui nous aveuglent, beaucoup plus qu’ils ne nous font progresser intellectuellement et spirituel-lement.

Rendez-vous compte : « J’agis tout le temps, mais qu’est-ce qui motive mon action ? De quelle manière est-ce que je l’accomplis ? Qui est-ce qui agit en moi ? Est-ce que mes ac-tions sont vraiment voulues, conscientes ? Est-ce que je suis capable de bien prévoir la réac-tion que mon acréac-tion va faire lever en face d’elle ? » C’est une loi générale qui est vraie par-tout, en physique comme dans la vie spirituelle : toute action soulève en face d’elle une réac-tion de force égale et opposée. Est-ce que nous sommes capables de prévoir quelle va être la réaction que va soulever notre action ? Quel est le sens d’une action qui sera effacée par la réaction qu’elle aura soulevée en face d’elle !

Toute cette question de l’action et du karma n’est compréhensible que dans la perspec-tive de l’ego ou de l’effacement de l’ego, de la dualité ou de la non-dualité. La conscience d’être s’exprime en nous par : « Je suis. » « Je suis » simplement. Bien sûr, quand nous disons

« je suis », nous pensons à la phrase de Descartes, « Je pense donc je suis » que nous avons tous apprise en classe, mais le « je suis » est beaucoup plus simple. Je pourrais dire « je res-sens, donc je suis », « j’éprouve, donc je suis », « je souffre, donc je suis ». Peut-on dire qu’un petit bébé pense ? Non, un bébé de quelques heures ne pense pas et pourtant il est. Il res-sent. Et nous pourrions dire aussi, et ce serait également vrai : « Je suis et à partir de là j’agis. » Quelle action ? Je suis donc je ressens, je suis donc j’éprouve, je suis donc je veux, je suis donc j’aime, je suis donc je désire, je suis donc je refuse, je suis donc j’agis, et dans cette direction se trouve la possibilité de l’évolution, du changement et de la libération. Tant que ce « Je suis » est identifié à l’ego – « moi avec mes conditionnements et mes déterminismes » (abondamment étudiés par les sciences humaines actuelles) – l’action sera d’une certaine na-ture. À mesure que cette identification de « Je suis » à « moi » avec ma nature, mon tempé-rament, mon passé, mes expériences, mon inconscient va se relâcher, l’action va changer. Le jour où cette identification aura disparu, où la motivation personnelle, égoïste, oscillant entre le désir d’avoir ce que nous aimons et le refus d’avoir ce que nous n’aimons pas, aura disparu, l’action deviendra tout autre, prendra un sens tout à fait différent.

Tout cela est minutieusement décrit dans toutes les traditions spirituelles et notamment la tradition hindoue, mais je veux le rendre le plus accessible possible pour quelqu’un qui est encore au début du chemin. Celui qui agit, le karta en sanscrit, en anglais le doer (il n’y a pas de mot français qui traduise exactement ce mot anglais doer, acteur agissant, auteur des ac-tions), n’est pas le même chez l’être humain ordinaire et chez le sage. La bien célèbre phrase de saint Paul : « Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi » peut être exprimée aussi : « Ce n’est plus moi qui agis, c’est le Christ qui agit en moi. » Est-ce que c’est « moi » en tant qu’ego avec tous les conditionnements que cela suppose, ou est-ce que c’est une ré-alité d’un autre ordre qui agit ou qui s’exprime à travers moi ?

Toutes nos actions ont des conséquences. Cherchons nos exemples non pas chez les sa-ges ou dans la tradition hindoue, mais dans ce monde si loin de la sasa-gesse qu’est le monde moderne dans lequel nous vivons, autour de nous et en nous, dans notre propre histoire.

Dans combien d’actions (qui n’étaient, en fait, que des réactions) ne nous sommes-nous pas engagés, actions importantes ou moins importantes, actions à résultats immédiats ou actions à résultats lointains, dans combien d’actions ne nous sommes-nous pas lancés qui ont eu des conséquences que nous n’avions pas prévues ? Un garçon jeune, impulsif, ne pré-voit pas que la fille qu’il a réussi à conquérir et avec qui il a passé la nuit sera enceinte. Je choisis un exemple connu, qui n’a pas besoin d’être cherché très loin. Ces résultats vont vous amener à intervenir et à agir encore, toujours sur une base de dualité : ce qui me convient et

ce qui ne me convient pas. Et ces nouvelles actions vont, elles aussi, porter des fruits, pro-duire des réactions, avoir des résultats qui ne correspondront pas non plus à votre attente.

C’est un cercle vicieux qui n’a pas de cesse, si une nouvelle compréhension, fruit d’un ensei-gnement libérateur, n’intervient pas.

Si un être humain est simplement mené par ce qu’il aime, ce qu’il n’aime pas, ses envies et ses craintes, il n’y a pas de fin à cet enchaînement des actions, des effets des actions et de la nécessité de nouvelles actions. Il n’y a là qu’aveuglement tragique, irresponsabilité, absence totale de liberté : des marionnettes mises en marche par des circonstances extérieures, es-sayant de parer les coups de minute en minute ou d’accomplir des desseins qui montent de la profondeur de nous-mêmes à la surface et qui nous emportent. On moissonne ce que l’on a semé, et il est impossible de briser les chaînes de causes et d’effets et d’empêcher les actions de produire leurs fruits. La plupart des prières consistent à demander à Dieu que les causes ne produisent plus leurs effets, autrement dit que nos actions ne produisent plus leurs résul-tats normaux. Je n’ai pas travaillé pendant l’année scolaire mais je prie pour être reçu quand même à mon examen, ou j’ai tout fait pour tomber malade et je prie pour rester en bonne santé.

La première erreur, ou la première de ces illusions au pluriel qui composent la grande il-lusion au singulier, c’est de considérer que, dès le départ, sans être passé par une discipline qui est une véritable éducation ou rééducation, vous êtes unifié pour décider et pour agir. La psychologie moderne a suffisamment montré l’importance et la réalité de l’inconscient pour que plus personne n’ait de doute à cet égard, mais cette réalité de l’inconscient est à la source de toute l’ancienne connaissance de l’homme. Qui agit vraiment en vous, qui décide vrai-ment en vous ? La petite part de votre psychisme qui est consciente ou apparemvrai-ment cons-ciente, ou l’immense part de votre psychisme qui est inconscons-ciente, c’est-à-dire non connue de vous ?

Dans son très remarquable livre sur le bouddhisme, Mme Alexandra David-Neel rap-porte une parabole tibétaine qui compare l’homme à un parlement. C’est une comparaison très juste. Un être humain n’est pas unifié, n’a pas une volonté unique qui l’engage entière-ment. Il change de moment en moment comme dans une assemblée où des députés divers, avec une majorité et une opposition, prennent la parole et se querellent. Un député, un mo-ment, a la cote ou la vogue. Ses discours enflamment tout le monde. Ensuite, il perd son crédit, il retourne à l’obscurité. Les députés du centre sont prêts à s’allier avec l’opposition ou à s’allier avec la majorité. Combien d’actions ne vous engagent que partiellement. Au mo-ment où vous accomplissez l’action, la majorité de ces nombreux élémo-ments qui vous compo-sent est d’accord pour accomplir cette action, mais l’opposition n’est pas d’accord et ensuite l’opposition en vous fera tout pour que vous ne teniez pas une décision que vous aurez prise, ou que vous sabotiez vous-mêmes une action que vous aurez commencé à entreprendre.

Vous avez tous entendu parler de ce que l’on appelle les actes manqués en psychanalyse qui sont des actes manqués du point de vue du conscient, et qui sont des actes, au contraire, tout à fait réussis du point de vue de l’inconscient.

Quand il s’agit d’un parlement, on connaît les forces en présence, on voit bien ce qui est la majorité, ce qui est l’opposition, comment certains députés de l’opposition seront parfois d’accord avec la majorité, et la situation n’est encore que relativement grave. Par exemple, vous pouvez intellectuellement prendre une décision : je vais faire de la gymnastique tous les jours pour me maintenir en bonne santé, mais votre corps lui-même et sa paresse

représen-tent l’opposition et vous ne ferez jamais cette gymnastique que vous avez décidé de faire.

Vous pouvez décider de ne plus fumer mais votre corps devient l’expression d’une émotion qui est comblée par le fait de fumer et vous ne tiendrez pas non plus cette décision. Tout cela se passe au grand jour et vous reconnaissez bien que vous êtes un parlement. Certes, l’habileté avec laquelle le député qui, en vous, prend la parole réussit à vous faire oublier tous les autres, l’habileté avec laquelle une partie de vous peut vous faire croire qu’elle parle au nom de la totalité de vous-même, est immense.

Certains hommes, certaines femmes ont deux, trois, quatre personnages qui cohabitent en eux et ne communiquent pas. Certains hommes qui ont une double vie sentimentale et sexuelle sont absolument un autre suivant qu’ils se trouvent en face de leur épouse légitime ou de leur maîtresse. En toute sincérité, en toute sincérité apparente, ils vont dire certaines choses à leur maîtresse et certaines choses à leur épouse qui ne concordent et ne coïncident à aucun égard.

On pourrait donner bien des exemples pris dans l’expérience courante de la vie humaine.

Ce qui est plus grave, c’est que non seulement vous êtes un parlement, mais c’est qu’une bonne part des forces qui agissent en vous agissent dans la clandestinité, exactement comme, dans un État, un parti politique qui n’est pas représenté au parlement parce qu’il est interdit et qui agit en cachette, se réunit en cachette, imprime les tracts en cachette, sabote les che-mins de fer en cachette, fait exploser les bombes en cachette. Il y a une partie de l’être hu-main qu’on ne peut même plus représenter comme la cacophonie d’un parlement dont les députés ne sont pas d’accord mais comme un parti politique interdit et clandestin – ce qui est absolument censuré, réprimé, refusé, refoulé et qui, pour vous, est véritablement incons-cient, non consincons-cient, pas momentanément oublié mais réellement inconscient et inconnu.

Et ce parti politique clandestin peut être extrêmement efficace pour vous contraindre à agir, en se déguisant, en prenant des masques différents, en vous trompant, en vous mentant, en vous aveuglant, en sabotant les actions qu’une partie apparemment plus consciente de vous a décidées.

Cet inconscient est encore bien plus vaste que celui que les psychologues de la psycholo-gie des profondeurs, qu’ils se rattachent à Freud, à Jung ou à d’autres écoles moins célèbres, ont étudié. Il existe chez tout être humain un appel vers la libération, l’effacement de la pri-son de l’ego, fût-ce par une ascèse dure, fût-ce par des épreuves, fût-ce par la souffrance, mais cette voix n’est pas toujours consciente. On peut dire qu’il existe deux inconscients, ou deux partis non reconnus et qui agissent dans la clandestinité. L’un c’est l’inconscient ordi-naire qui a des désirs particuliers, limités, très relatifs, désirs qui vont chercher à s’exprimer à travers les actes manqués. Tout le monde connaît l’exemple célèbre, donné par Freud lui-même, du cadre supérieur qui lève son verre pour la promotion d’un directeur et qui, au lieu de dire : « Je bois au succès de notre directeur », dit : « Je bois à la mort de notre directeur. » Il s’agit là d’un désir bien précis : prendre la place du directeur en question. Il y a de nom-breux exemples que chacun peut trouver en observant autour de lui, ou trouver en lui-même, sans avoir besoin de dépouiller une bibliothèque entière de psychanalyse.

Mais il y a un autre inconscient qui a un seul but et un but qui n’est plus relatif ou limité, comme de devenir l’amant de sa belle-sœur, voir mourir son directeur, voir échouer un concurrent, mais un but absolu, la libération : se libérer de toutes les limitations, de tous les

Mais il y a un autre inconscient qui a un seul but et un but qui n’est plus relatif ou limité, comme de devenir l’amant de sa belle-sœur, voir mourir son directeur, voir échouer un concurrent, mais un but absolu, la libération : se libérer de toutes les limitations, de tous les

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