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Juin. Luxembourg

Dans le document CARNETS II (Page 79-88)

Juin. Luxembourg.

Un dimanche matin plein de vent et de soleil. Autour du grand bas-sin le vent éparpille les eaux de [98] la fontaine, les voiliers minuscules sur l'eau ridée et les hirondelles autour des grands arbres. Deux jeunes gens qui discutent : « Toi qui crois à la dignité humaine. »

*

Prologue :

- L'amour.,.

- La connaissance...

- C'est le même mot.

*

Alors que dans la journée le vol des oiseaux paraît toujours sans but, le soir ils semblent toujours retrouver une destination. Ils volent vers quelque chose. Ainsi peut-être au soir de la vie... 34

34 La phrase qui suit a été rajoutée au crayon sur le cahier manuscrit.

Y a-t-il un soir de la vie ?

*

Chambre d'hôtel à Valence. « je ne veux pas que tu fasses cela.

Qu'est-ce que je deviendrai avec cette pensée ? Qu'est-ce que je de-viendrai devant ta mère, tes sœurs, Marie-Rolande, je m'étais promis de ne pas te le dire, tu le sais bien. - Je t'en supplie, ne fais pas cela.

J'avais tellement besoin de ces deux jours de repos. Je t'empêcherai de faire cela. J'irai jusqu'au bout. Je t'épouserai s'il le faut. Mais je ne peux pas avoir cela sur la conscience - Je m'étais promis de [99] ne pas te le dire. - Ce sont des mots. Et ce sont les actes qui comptent pour moi... - On croira à un accident. Le train... etc. (Elle pleure. Elle crie : Je te hais. Je te hais de me faire cela.) - Je le sais bien, Ro-lande, je le sais bien. Mais je ne voulais pas te le dire. Etc., etc. » Il promet. Durée : une heure et demie. Monotonie. Piétinement.

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Van Gogh frappé par une pensée de Renan : « Mourir à soi-même, réaliser de grandes choses, arriver à la noblesse et dépasser la vulga-rité où se traîne l'existence de presque tous les individus. »

« Si l'on continue à aimer sincèrement ce qui est vraiment digne d'amour et qu'on ne gaspille pas son amour à des choses insignifiantes et nulles et fades, on obtiendra peu à peu plus de lumière et l'on de-viendra plus fort. »

« Si l'on se perfectionne dans une seule chose et qu’on la comprend bien, on acquiert par-dessus le marché la compréhension et la connais-sance de bien d'autres choses. »

« Je suis un espèce de fidèle dans mon infidélité. »

« Si je fais des paysages, il y aura toujours là-dedans trace de fi-gures. »

Il cite le mot de Doré : « J'ai la patience d'un bœuf. »

Cf. la lettre 340 sur le voyage à Zweeloo 35.

Le mauvais goût des grands artistes : il égale Millet à Rembrandt.

[100] « Je crois de plus en plus qu'il ne faut pas juger le Bon Dieu sur ce monde-ci, c'est une étude de lui qui est mal venue. »

« Je peux bien dans la vie et dans la peinture aussi me passer du Bon Dieu mais je ne puis pas, moi souffrant, me passer de quelque chose qui est plus grand que moi, qui est ma vie, la puissance de créer. »

La longue recherche de Van Gogh errant jusqu'à 27 ans avant de trouver sa voie et de découvrir qu'il est peintre.

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Quand on a fait ce qu'il faut pour bien comprendre, bien admettre et bien supporter la pauvreté, la maladie et ses propres défauts, il reste encore un pas à faire.

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Peste. Professeur sentimental 36 à la fin de la peste conclut que la seule occupation intelligente reste de recopier un livre à l'envers (dé-velopper le texte et le sens).

Tarrou meurt en silence (clin d'œil, etc.).

Camp d'isolement administratif.

Conversation à la fin avec professeur et docteur : Ils sont réunis.

Mais c'est qu'ils demandaient peu de chose. Moi, je n'ai pas eu, etc.

Le quartier juif (les mouches). Ceux qui veulent [101] maintenir les apparences. On invite les gens à une chicorée.

Séparés. 2° Et ce qui leur était déjà si dur à supporter pour eux-mêmes (la vieillesse) ils devaient maintenant l'endurer pour deux.

35 Van Gogh, Correspondance complète, t. II, p. 254.

36 Stephan, évoqué plus haut, p. 67.

Pourtant les affaires courantes continuent d'être expédiées. C'est à ce moment en effet qu'on apprit les suites d'une affaire qui avait soulevé en son temps la curiosité des connaisseurs. Un jeune meur-trier... avait été gracié. Les journaux pensaient qu'il s'en tirerait avec dix ans de bonne conduite et qu'ensuite il pourrait reprendre sa vie de tous les jours. Ce n'était vraiment pas la peine.

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La confiance dans les mots, c'est le classicisme - mais pour garder sa confiance il n'en use que prudemment. Le surréalisme qui s'en défie en abuse. Retournons au classicisme, par modestie.

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Ceux qui aiment la vérité doivent chercher l'amour dans le mariage, c'est-à-dire l'amour sans illusions.

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« En quoi consiste l'inspiration occitanienne ? » Un numéro spécial Cahiers du Sud. En gros, nous n'avons rien valu pendant la Renaissance, le XVIII° et la Révolution. Nous n'avons compté pour quelque chose que du X° au XIII° siècle et à un moment où [102] justement il est bien difficile de parler de nous comme d'une nation - où toute civilisa-tion est internacivilisa-tionale. Ainsi des siècles entiers d'histoire, malheur ou gloire, la centaine de grands noms qu'ils nous ont laissés, une tradition, une vie nationale, l'amour, tout cela est vain, tout cela n'est rien. Et ce sont nous les nihilistes !

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L'humanisme ne m'ennuie pas : il me sourît même. Mais je le trouve court.

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Brück, dominicain : « Ils m'emmerdent, moi, ces démocrates chré-tiens. »

« G. a tout du curé, une sorte d'onction épiscopale. Et déjà c'est à peine si je la supporte chez les évêques. »

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Moi. - « Jeune, je croyais que tous les prêtres étaient heureux. » Brück. Ŕ « La peur de perdre leur foi leur fait rétrécir leur sensibi-lité. Ce n'est plus qu'une vocation négative. Ils ne regardent pas la vie en face. » (Son rêve, le grand clergé conquérant, mais magnifique de pauvreté et d'audace.)

Conversation sur Nietzsche damné.

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[103]

Barrès et Gide. Le déracinement est un problème dépassé pour nous. Et quand les problèmes ne nous passionnent pas nous disons moins de bêtises. En somme il faut une patrie et il faut des voyages.

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Malentendu. La femme, après la mort du mari : « Comme je l'aime ! »

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Agrippa d'Aubigné 37: Voilà un homme qui croit et qui combat parce qu'il croit. En somme, il est content. Cela se voit à la satisfaction qu'il a de sa maison, de sa vie, de sa carrière. S'il tempête c'est contre ceux qui ont tort - selon lui.

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Ce qui fait une tragédie c'est que chacune des forces qui s'y oppo-sent est également légitime, a le droit de vivre. D'où faible tragédie : qui met en œuvre des forces illégitimes. D'où forte tragédie : qui légi-time tout.

37 Il existe, dans les archives de Camus, trois pages de notes sur d'Aubigné.

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Sur les plateaux du Mézenc, le vent à grands coups d'épée sifflant dans l'air.

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[104]

Vivre avec ses passions suppose qu'on les a asservies.

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Le Retour éternel suppose la complaisance dans la douleur.

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La vie est encombrée d'événements qui nous font souhaiter de de-venir plus vieux.

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Ne pas oublier : la maladie et sa décrépitude. Il n'y a pas une mi-nute à perdre - ce qui est peut-être le contraire de « il faut se dépê-cher ».

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Moralité : On ne peut pas vivre avec les gens en connaissant leurs arrière-pensées.

Refuser obstinément tout jugement collectif. Apporter l'innocence au milieu de l'aspect « commentaire » de toute société.

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La chaleur mûrit les êtres comme les fruits. Ils sont mûrs avant de vivre. Ils savent tout avant d'avoir rien appris.

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[105]

B. B. « Personne ne se rend compte que certaines personnes dépen-sent une force herculéenne pour être seulement normales. »

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Peste. Si les carnets de Tarrou ont tant de place, c'est qu'il s'est trouvé mourir chez le narrateur (au début).

- Êtes-vous sûr que la contagion soit un fait, l'isolement recomman-dable ? - Je ne suis sûr de rien, mais je suis sûr que des cadavres abandonnés, la promiscuité, etc., ne sont pas recommandables. Les théories peuvent changer, mais il y a quelque chose qui vaut toujours et en tout temps, c'est la cohérence.

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À force de lutter, les formations sanitaires ne s'intéressent plus aux nouvelles de la peste.

La peste supprime les jugements de valeur. On ne juge plus les qua-lités des vêtements, des aliments, etc. On accepte tout.

Le séparé veut demander au docteur un certificat pour pouvoir sor-tir (c'est ainsi qu'il le connaît) il raconte ses démarches... Il revient régulièrement.

Les trains, les gares, les attentes.

La peste accuse la séparation. Mais le fait d'être réuni n'est qu'un hasard qui se prolonge. C'est la peste qui est la règle.

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[106]

1° septembre 1943

Celui qui désespère des événements est un lâche, mais celui qui es-père en la condition humaine est un fou.

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15 septembre.

Il laisse tout tomber, travail personnel, lettres d'affaires, etc.

pour répondre à une petite fille de treize ans qui lui écrit avec son cœur !

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Puisque le mot d'existence recouvre quelque chose, qui est notre nostalgie, mais puisqu'en même temps il ne peut s'empêcher de s'étendre à l'affirmation d'une réalité supérieure, nous ne le garde-rons que sous une forme convertie - nous digarde-rons philosophie inexisten-tielle, ce qui ne comporte pas une négation mais prétend seulement rendre compte de l'état de « l'homme privé de... » La philosophie inexistentielle sera la philosophie de l'exil.

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Sade. « On déclame contre les passions, sans songer que c'est à leur flambeau que la philosophie allume le sien. »

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[107]

L'art a les mouvements de la pudeur. Il ne peut pas dire les choses directement.

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En période de révolution ce sont les meilleurs qui meurent. La loi du sacrifice fait que finalement ce sont toujours les lâches et les pru-dents qui ont la parole puisque les autres l'ont perdue en donnant le meilleur d'eux-mêmes. Parler suppose toujours qu'on a trahi.

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Il n'y a que les artistes qui fassent du bien au monde. Non, dit Pa-rain.

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Peste. Tous luttent - et chacun à sa façon. La seule lâcheté est de se mettre à genoux... On vit sortir des tas de nouveaux moralistes et leur conclusion était toujours la même : il faut se mettre à genoux.

Mais Rieux répondait : il faut lutter de telle et telle façon.

L'exilé passe des heures dans des gares. Faire revivre la gare morte.

Rieux : « Dans toute collectivité en lutte il faut des hommes qui tuent et des hommes qui guérissent. J'ai choisi de guérir. Mais je sais que je suis en lutte. »

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[108]

Peste. Il y a en ce moment des ports lointains dont l'eau est rose à l'heure du couchant.

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« Venir à Dieu parce qu'on s'est dépris de la terre et que la douleur vous a séparé du monde, cela est vain. Dieu a besoin d'âmes attachées au monde. C'est votre joie qui lui complaît. »

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Répéter ce monde c'est peut-être le trahir plus sûrement qu'en le transfigurant. La meilleure des photographies est déjà une trahison.

Contre le rationalisme. Si le déterminisme pur avait du sens, il suf-firait d'une seule affirmation vraie pour que, de conséquence en con-séquence, on parvienne à la vérité tout entière. Cela n'est pas. Donc ou bien nous n'avons jamais prononcé une seule affirmation vraie et pas même celle que tout est déterminé. Ou bien nous avons dit vrai mais pour rien et le déterminisme est faux.

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Pour ma « création contre Dieu » 38. C'est un critique catholique (Stanislas Fumet) qui dit que l'art, [109] quel que soit son but, fait toujours une coupable concurrence à Dieu. De même : Roger Secrétain, Cahiers du Sud, août-septembre 43. Encore Péguy : « Il y a même une poésie qui tire son éclat de l'absence de Dieu, qui ne spécule sur aucun salut, qui ne s'en remet à rien d'autre qu'à elle-même, effort humain, récompensé dès la terre, à remplir le vide des espaces. »

Il n'y a pas de milieu entre la littérature apologétique et la littéra-ture de concurrence.

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Le devoir c'est de faire ce qu'on sait être juste et bon - « préfé-rable ». Cela est facile ? Non, car même ce qu'on sait être préfépréfé-rable, on le fait difficilement.

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Absurde. Si l'on se tue, l'absurde est nié. Si l'on ne se tue pas l'absurde révèle à l'usage un principe de satisfaction qui le nie lui-même. Cela ne veut pas dire que l'absurde n'est pas. Cela veut dire que l'absurde est réellement sans logique. C'est pourquoi on ne peut réel-lement pas en vivre.

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Dans le document CARNETS II (Page 79-88)