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L’horaire et le contenu journalier du travail des architectes à T. se révèlent, en effet, atypiques, imprévisibles dans leur totalité et, par le fait même, difficiles à gérer. Pour Nadia, par exemple, l’autre architecte de T. dont nous avons fait la connaissance au chapitre numéro in, pleine d’énergie (elle s’amuse quand ses parents lui disent qu’elle souffrait probablement d’hyperactivité – le trouble du TDAH – sans qu’ils le sachent), avec un associé et une capacité d’organisation appréciable grâce à laquelle elle initie et participe à plusieurs activités et projets en dehors du programme quotidien, une journée de travail commence à huit heure le matin et finit à cinq heure l’après-midi. Mais cela ne l’aide pas à repérer une journée typique dans son quotidien : « Tu veux [qu’on parle d’] un jour particulier de la semaine ? Ou je peux choisir ? Parce que chacune de mes journées

est différente… […] Je ne me souviens même pas de ce que je faisais hier, mais je peux te dire ce que je vais faire demain, car pour demain j’ai le programme. » (Nadia, 17 mai 2016)

Pour d’autres architectes, ni même le début de la journée de travail n’est bien déterminé : « Une journée habituelle…on commence à environ neuf heures, au bureau, après avoir réussi à partir de chez soi… je veux dire… [ma collègue] vient à neuf heures. Moi, je réussis parfois à arriver à neuf heures », détaille Robert, détendu (9 mai 2016). Ou bien : « [Le programme de travail commence] à environ neuf heures, quelque chose comme ça. Enfin… ce programme de travail pour moi au moins, il est très… flexible, ou pas… [fixe] » dit Sergiu, l’architecte dans la trentaine que nous connaissons et qui a organisé son bureau au demi sous-sol de sa maison (18 mai 2016). Il continue : « Eh bien, avec le bureau chez soi […] je préfère travailler plus tard, ou assez tard l’après-midi et le soir. Je ne sais pas pourquoi, mais… probablement parce que je travaille aussi par plaisir et alors, eh bien, tu ne peux pas dire…Ça y est, à cinq heures j’ai fermé ! »

Quelles sont les tâches qu’un architecte de T. remplit d’environ neuf heures à cinq heures de l’après-midi ou même plus tard ? Selon les affirmations des personnes rencontrées, habituellement, un architecte de T. dédie la première partie de la journée aux appels téléphoniques avec ses clients et ses collaborateurs. Il vérifie et met à jour la liste des tâches pour la journée en question (Robert, 9 mai 2016). Il discute les projets en cours avec ses collègues de bureau (architectes ou ingénieurs), si c’est le cas. Il se déplace sur le chantier ou au bureau d’urbanisme de la mairie. Il s’occupe de « toute sorte d’obligations et autres choses comme ça… toujours relatives aux projets (tot pe linie de proiect). » (Nicolae, 8 juin 2016) Et, bien sûr, il travaille à la mise en forme des projets. Si le bureau est localisé dans le même immeuble que sa maison ou très proche, il déjeune en famille, surtout s’il a des enfants. Sinon, quelque part entre midi et demi et deux heures l’après-

midi, il sort au resto préféré du coin (qui n’est ni cher ni prétentieux), accompagné ou non par ses collègues, ou il se rend vite au buffet le plus proche pour acheter de la nourriture chaude à emporter pour tout le monde. Sur son chemin, il s’accroche peut-être aussi au stand de bagels… sauf s’il a la « chance » d’être invité à déjeuner par un de ses clients. De retour, il continue son travail jusqu’à cinq, six, sept heures le soir, voire dix ou onze heures (Nicolae et Cosmin). L’après-midi se montre dans la plupart des cas plus fructueuse : travailler sur les projets dans la tranquillité apporte un meilleur rendement.

À l’aide des participants de la recherche, il est possible de discerner ici deux catégories distinctes de tâches auxquelles l’architecte s’adonne avec une ardeur à intensité variable. Selon Robert, d’un côté se trouvent les tâches créatives – « l’étude de solution », qui se réfère au travail « sur un projet ou une conception, un nouveau concept… le discuter, voir ce qu’on peut faire, ce qu’il faudrait faire, essayer une [solution], essayer l’autre… Ça c’est la partie la plus intéressante au bureau ! » (9 mai 2016) De l’autre côté, se sont les « questions moins palpitantes », le « travail d’endurance, […] les mémoires, les listes d’ouvrages, communiquer avec les clients, leur dire “vous savez, on est… on n’a pas… on n’a pas fait… on n’a pas encore reçu l’avis”… enfin, ces-choses- là. » (Robert, 9 mai 2016)

Pourtant, cette esquisse de programme de travail ne s’applique pas à tous les jours. « Oui, disons, il y a beaucoup de jours qui se ressemblent, mais pas vraiment… tu vois, les situations sont très différentes… ou… chaque jour, toujours il y a autre chose, quelque chose d’imprévu… » (Sergiu, 18 mai 2016)

Pour les personnes dynamiques comme Nadia, cette difficulté à domestiquer le temps, indissociable au travail d’architecte, ne constitue pas un désavantage, mais un atout : « Dans mon vocabulaire, l’expression “je m’ennuie (mă plictisesc)” n’existe pas. Car j’ai toujours quelque chose à faire » (17 mai 2016).

Pour la plupart des autres architectes, cependant, cet obstacle peut devenir désagréable. Flavia, par exemple, une architecte deux ans plus jeune que Nadia qui habite et pratique à Bucarest, voit dans l’irrégularité du temps de travail (et, en conséquence, du temps libre), ajoutée à d’autres incertitudes, professionnelles et financières notamment, les points faibles de sa profession. Son attitude suggère qu’une distinction subtile s’opère dans l’esprit des architectes en termes de temps : à leurs yeux, ce qui semble différencier l’architecture des autres professions est le rapport temps de travail – temps libre.

Les architectes de T. confirment cette affirmation. Nadia, par exemple, me dit amusée :

« Je trouve que je suis la plus active personne parmi les gens que je connais ! Et ce n’est pas juste moi, je crois qu’ils ont la même impression. Je veux dire… tout le temps, j’ai l’impression d’avoir la même réaction de la part de mes connaissances, tu sais ? Qu’est-ce que tu fais aujourd’hui ? Mais tu peux encore ? […] Tu fais ça aussi ? Mais quand est-ce que t’as le temps de… je-ne-sais-pas-quoi ? » (16 mai 2016)

Soit en se considérant comme « la plus active personne » de son entourage, soit en comparant sa journée de travail avec celle de son partenaire de couple, qui se structure (dans le cas de Cosmin, marié à une femme médecin) ou non (pour Nicolae, marié à une ingénieure dans l’industrie mécanique) de la même façon, soit en traçant clairement les écarts entre l’architecture et d’autres professions (comme Sergiu), les architectes de T. tiennent à se positionner par rapport « aux autres ».

« [Les journées] peuvent être différentes. […] une fois cette affaire, ne pas avoir des heures fixes de travail et, enfin… travailler comme ça, chaotiquement, disons, ou… pas très bien organisés… […] c’est probablement différent. Comparativement aux autres qui vont pour un programme fixe, travaillent huit heures et… quand ils finissent, ils s’occupent d’autres affaires, sans liaison avec… leur profession

nécessairement. Mais bien, ça me plait. En dehors de l’emploi aussi, ou comme ça… » (Sergiu, 18 mai)