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Le jeu du salut

Dans le document Une voix de Rutebeuf ? (Page 116-119)

Si l’on en croit Estelle Doudet, la voix de Rutebeuf laisse entendre deux obsessions morales : celle de la vérité, bien évidemment, qui vise à anticiper le Jugement dernier, mais aussi celle, plus matérialiste, du rapport à l’argent, qui oppose avarice et générosité. Or le couple formé par ces deux valeurs morales n’est pas aussi paradoxal qu’il en a l’air, puisque l’image qui en découle est celle du « salut comme salaire du bon chrétien »153

. Une image simple et accessible à l’entendement du public. Ainsi, lorsque le poète implore ses protecteurs d’être généreux avec lui, il les engage en réalité à œuvrer pour leur salut ! S’ils doivent lui faire la charité « matérielle », il leur fait la charité « de l’âme » puisque grâce à lui ils feront preuve de générosité, qualité qui leur permettra de gagner le Paradis : c’est son offrande à leur aumône spirituelle, si l’on peut dire, pendant qu’ils répondent à son aumône de miséreux.

Le jeu du salut est donc présenté d’une manière pour le moins triviale, bien qu’explicite : le Paradis n’est-il pas envisagé comme la « bonne affaire à saisir »154

, grâce aux croisades ? La Terre sainte, horizon idéal, est un véritable prétexte, pour le poète, à corriger ses contemporains, et les métaphores concrètes ne manquent pas pour leur faire prendre conscience de l’importance et de l’enjeu de ce jeu qu’est le salut. De même, nous retrouvons l’image, certes moins triviale, de la semence dans les sermons : la parole divine doit germer dans les esprits chrétiens, mais, pour cela, il faut bien que quelqu’un la sème, et c’est là le rôle du poète, qui rend cette parole fertile pour les esprits de ses auditeurs. La métaphore agricole du semeur-moissonneur est d’ailleurs tout à la fois une métaphore spirituelle et une représentation du travail de l’écrivain155, ce qui n’est pas anodin. En tout

cas, ce qu’il faut retenir du tableau de la croisade que dresse le poète, c’est que seule la marche vers le salut importe, et non le combat à proprement parler ; autrement dit, seule la

Voie d’Humilité compte.

Cependant, si la vie et le salut semblent se marchander sur le chemin du Ciel, le

153 DOUDET, Estelle, « Rhétorique en mouvement : Rutebeuf prêcheur et polémiste de la Croisade »,

Méthode : Nous t’affirmons méthode ! : revue de littératures française et comparée : Agrégations de lettres 2006, Vallongues, Bandol, 2005, p. 11-17, p. 14.

154 Ibid. 155

CURTIUS, Ernst Robert, La littérature européenne et la Moyen Age latin, Paris, PUF, 1956, p. 382-384, « Isidore [de Séville] sait encore que les Anciens traçaient leurs lignes comme le laboureur ses sillons. […] Mais la comparaison initiale est naturellement beaucoup plus ancienne. Platon déjà comparait la culture des champs à l’écriture. […] Les champs blancs sont les pages, la charrue blanche la plume et les grains noirs l’encre.».

poète ne se prive pas d’insister sur le fait que c’est un marché moral de l’esprit : l’argent au sens propre est bel et bien contraire au salut, et ne sauvera en aucun cas l’homme riche après sa mort. Le poète l’affirme haut et fort dans les Plaies du monde :

Son testament ont en lien Ou archediacre ou doyen Ou autre qui sont sui acointe, Si n’en pert puis ne chief ne pointe. Se gent d’Ordre l’ont entre mains Et il en donent , c’est le mains : S’en donent por ce qu’on le sache .XX. paires de solers de vache Qui ne lor coustent que .XX. souz. Or est cil sauvez et assoux ! C’il at bien fait, lors si le trueve, Que des lors est il en l’esprueve. Laissiez le, ne vos en sovaigne : C’il at bien fait, si l’en convaigne. Avoir de lonc tans amassei Ne veïstes si tost passei, Car li mauffeiz sa part en oste

Por ce qu’il at celui a hoste. (v. 65-82)

Le thème de l’argent ne doit donc être compris que par métaphore, celle du jeu de la vie, qui prépare l’âme pour l’au-delà. Ceux qui gardent leur argent pour eux, se faisant une joie de posséder, ou pire, le subtilisent aux autres, pensent gagner mais seront châtiés par le Ciel pour leur égoïsme. A l’inverse, ceux qui jouent un jeu moral, pieux, voire sincèrement misérable, seront les vrais vainqueurs de l’existence. Cette image, filée tout au long de l’œuvre, telle des dés que le poète lancerait à chaque vers, devient également un jeu sonore dans la deuxième strophe du Dit des Jacobins, ce qui la renforce :

Orgueulz et Covoitise, Avarice et Envie Ont bien lor enviaux so cex qu’or sont en vie. Bien voient envieux que lor est la renvie, Car chariteiz s’en va et Largesce devie. (v. 5-8)

Ainsi, le jeu d’Orgueil, Convoitise, Avarice et Envie, est certes gagnant dans la vie mais irrévocablement perdant dans la mort. D’autre part, le jeu lui-même, au sens propre, sans métaphore, est également perdant, comme l’affirme le poète dans la Repentance :

Ainz ai mis mon entendement En geu et en esbatement,

C’est l’erreur que commet Théophile qui croit perdre au jeu de la vie quand l’évêque lui refuse la promotion qu’il a méritée alors qu’en réalité son malheur, s’il l’acceptait comme une épreuve divine, le rendrait gagnant au jeu de la mort !

Bien m’a dit li evesque « Eschac ! » Et m’a rendu maté en l’angle. (v. 6-7)

Cette même métaphore du jeu se développe par la suite tout au long du Miracle, dans cette même symbolique du salut à gagner. Ainsi, le jeu est une des clés de l’œuvre ; d’autant que l’écriture est également une sorte de jeu : le poète joue sa vie par écrit, se demandant souvent si ces dés-là sont les bons pour accéder à l’au-delà. En effet, le salut se joue, mais peut aussi se marchander, ce qui explique le questionnement constant du poète au sujet des œuvres de travail et des œuvres de salut. Dans l’absolu, il semblerait que le poète veuille allier les deux, le travail étant certes moral, mais les œuvres de salut, bien qu’en apparence plus infructueuses, étant pieuses. Je se veut utile pour les corps comme pour les âmes, pour la vie terrestre comme pour l’au-delà : d’autant qu’améliorer le jeu terrestre augmente les chances de tous d’accéder au Paradis. Ainsi, il faut marchander tout en marchant sur la Voie de Paradis : d’où la métaphore des vers 17 à 20 du Miracle du

Sacristain.

Ciz siecles n’est mais que marchiez. Et vos qui au marchié marchiez, S’au marchié estes mescheant, Vos n’estes pas bon marcheant.

Même le Paradis est en quelque sorte à vendre au prix de bonnes actions, Rutebeuf l’énonce sans détours dans la Complainte d’Outremer :

Mais ce vos ameiz le repaire Qui sanz fin est por joie faire, Achateiz le, car Diex le vent. Car il at mestier par couvent D’acheteours, et cil s’engignent Qui orendroit ne le bargignent, Car teil fois le vorront avoir

C’om ne l’aurat pas por avoir. (v. 127-134)

C’est Jennifer Dueck qui résume le mieux la signification de cette métaphore du jeu, qu’elle analyse dans le Miracle de Théophile, où elle est centrale, mais qui explique ainsi son utilisation dans toute l’œuvre du poète, dont le Miracle passe pour une forme de mise en abyme.

[…] relevons la comparaison nette entre le pacte avec le Diable et le jeu. D’où l’idée que cette image constitue la métaphore de base de la pièce. Le grand thème du théâtre médiéval était le drame du salut, thème que Rutebeuf reprend ici : toute l’histoire tourne autour de l’homme « qui peut jouer son âme et la perdre. » En faisant ce pacte avec le Diable, Théophile choisit affectivement de jouer son âme ; il parie sur l’importance de son âme relative à ses richesses terrestres, et ce pari implique des pertes ainsi que des gains. On comprend alors l’importance primordiale de l’image du jeu puisqu’elle sert à illustrer la problématique édificatrice de la pièce ; elle représente la fonction de communication, message transmis par le dramaturge au public.156

La vie terrestre est donc un jeu dangereux, une confrontation permanente avec sa propre mort future. L’apparente légèreté d’une telle métaphore cache un tout autre niveau de gravité existentielle, qu’elle doit mettre en valeur. Le jeu de la vie est donc inévitablement celui de la mort.

Dans le document Une voix de Rutebeuf ? (Page 116-119)