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Dédoublements et changements de point de vue illusoires : une identité

Dans le document Une voix de Rutebeuf ? (Page 94-96)

Les pièces allégoriques dans lesquelles le poète raconte un songe sont propices à l’introduction de nouveaux personnages. Le poète lui-même devient la voix du songeur. C’est notamment le cas dans la Leçon sur Hypocrisie et Humilité, qui introduit le personnage de Courtois, avatar onirique du nouveau pape, Urbain IV. Le poète crée l’illusion en plaçant dans la bouche de Courtois, au début du poème, un éloge de lui-même, c'est-à-dire l’éloge de Rutebeuf. Je ne nous ayant pas habitués à cet égocentrisme, le personnage de Courtois nous paraît plus vrai que nature. Pourtant, quelques vers plus loin, la satire dans sa voix nous semble étrangement familière :

Laianz vendent, je vos afi, Le patrimoinne au Crucefi A boens deniers sés et contans. Si lor est pou dou contanz Et de la perde que cil ait

Qui puis en a et honte et lait. (v. 165-170)

La voix du poète transparaît clairement dans celle de Courtois, alors même qu’il joue son propre rôle, celui du rêveur, dans le songe : sa voix n’a subi qu’un simple dédoublement, et renoncé, pour une fois, au topos d’humilité. D’ailleurs, c’est seulement quelques vers après ceux que nous venons de citer que le poète se met à parler au nom de

Rutebuez, oubliant que ce discours appartient à Courtois.

De pareilles situations de dédoublement se reproduisent dans la Voie d’Humilité, qui est également un dit satirique et allégorique sous forme de récit de songe. En effet, au vers 18, le poète se met à parler de lui à la troisième personne et devient donc son propre personnage, double du je :

Après areir, son jornei samme : Qui lors sameroit si que s’amme Messonnast semance devine,

Je di por voir, on pas devine,

Que buer seroit neiz de sa meire, Car teiz meissons n’est pas ameire. Au point dou jor, c’on entre en œuvre,

Rutebués qui rudement huevre,

Ce dédoublement peut certes surprendre : nous avons d’une part la voix du poète, d’autre part le personnage du poète. Mais ce dédoublement ne dure pas, et je redevient narrateur et personnage-rêveur dès le vers 29, ce qui prouve bien que l’identité complète du je était toujours présente derrière son personnage, même s’il s’agissait alors d’un personnage-avatar. Cependant, les dédoublements se poursuivent sous une autre forme dans cette pièce : en effet, au vers 92, les guillemets s’ouvrent sur un discours direct du je, à l’intérieur, donc, du discours du je comme narrateur-rêveur. Ce discours direct constitue le début d’un dialogue entre je et l’hôte, dans le discours de qui je devient vous. En réalité, les deux voix du dialogue fictif sont les voix du poète : l’hôte prend en charge la satire, tandis que je est sur le chemin de la conversion qu’il a initiée sous ses traits de miséreux dans la Repentance Rutebeuf, que Michel Zink juge immédiatement antérieure à la Voie

d’Humilité dans son édition121

. La seule voix présente est toujours celle de je, et une fois encore, le dialogue se révèle n’être qu’un monologue, qu’un débat intérieur, qu’une psychomachie.

Et, en effet, quand la matière extérieure semble manquer au poète, ou pour d’autres raisons, seul le monologue demeure. Ce qui engendre les pièces qu’Edmond Faral et Julia Bastin appellent « poèmes de l’infortune », telles que le Mariage Rutebeuf, la Complainte

Rutebeuf, la Griesche d’hiver. Quand au Dit de l’Herberie, il n’est que l’image du

continuel monologue poétique : à l’image du marchand, le poète doit vendre son dire, ses différents dits et ses enseignements en paroles. Cette pièce est presque une présentation de soi du je, dans son rôle de poète, plus juste que toutes les (fausses) confessions des « poèmes de l’infortune ». Selon Madeleine Jeay, « son caractère théâtral entretient la confusion entre les figures du poète et du jongleur-récitant »122 ; or cette confusion montre toute l’ambiguïté du travail poétique. Le poète cherche, il est vrai, à amender ses œuvres, c’est là le sens de sa quête de la vérité, mais, conscient des nécessités matérielles, le « jongleur-récitant » est obligé de se mettre lui-même en vente, et donc de se placer au rang du marchand. Le monologue poétique tente de s’élever vers Dieu mais est également rappelé aux exigences du monde, du « marché » : il est à double tranchant, ce qui explique la facilité qu’éprouve le poète pour le transformer en dialogue. L’argument fondamental des deux disputaisons en revient à cette confusion définie par M. Jeay, où le Barbier est le

121 Rutebeuf, œuvres complètes, éd. Michel Zink, Paris, Le Livre de Poche, 1989-1990, coll. « Lettres

gothiques ».

122 JEAY, Madeleine, Le commerce des mots. L’usage des listes dans la littérature médiévale (XIIe-XVe

(modeste) poète – on reconnaît ici l’humilité du je –, de même que le croisé, et Charlot le jongleur-récitant rompu à la seule nécessité, de même que le décroisé. Le poète spirituel est contraint de vendre ses talents et dénonce le règne de l’argent, grâce à sa voix comme à celle des ses personnages :

Vos me sermoneiz que le mien Doigne au coc et puis si m’en vole. Mes enfans garderont li chien,

Qui demorront en la pailliole. (Disputaison du croisé et du décroisé, le décroisé, v. 59- 62)

Le monologue poétique et dramatique qu’est l’œuvre de Rutebeuf est un débat constant au sujet de ce paradoxe fondamental de la condition jongleresque, en quête d’une voie de salut.

Dit à l’envers, M. Jeay suggère que :

Le thème du profit matériel à tirer d’une transaction bien faite s’ouvre à une dimension métaphysique […]. Il faut savoir marchander sagement pour ne pas se retrouver dupé au jour du Jugement dernier. […] Rutebeuf tient à assumer et à revendiquer les deux composantes de sa persona de poète, celle du lettré aux convictions religieuses assurées et tranchées, comme celle du jongleur qui marchande son talent tout en se voulant intègre.123

Nous avons affaire au monologue paradoxal - nous pourrions presque dire « double » - d’une voix unique à la condition contradictoire. Voilà la marque particulière de cette voix théâtrale. Une voix qui semble atteindre son apogée avec le Miracle de

Théophile.

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