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Partie I. La féérie d’un jeu de salon bourgeois (1901-1931)

Chapitre 1. Folle distraction de salon : la mode d’une boîte de jeu (1901-1903)

1. L’ère de la passion anglaise et étrangère

1.1. Un jeu mondain en vogue

La genèse du phénomène de mode du ping-pong dans la presse écrite française au début du XXe siècle s’appuie sur une construction idéalisée des passions anglaises. Elle s’emploie en particulier à la considérer comme une mode courue dans les salons afin d’augmenter sa visibilité. C’est ainsi qu’en 1902, la revue Les Annales Politiques et Littéraires dépeint cet agrément :

« Connaissez-vous le « ping-pong » ? C’est un nouveau jeu de société qui fait fureur dans les salons d’outre-Manche. Et voici en quoi il consiste : Le dîner est fini ; gentlemen graves et grandes dames anglaises, en toilette de soirée, se retirent quelques instants au salon. Les domestiques débarrassent la table, sur laquelle on trace un cours de tennis. Un filet, haut de vingt centimètres environ, est tendu. Tout est prêt. On remet à chaque invité de minuscules raquettes tendues de parchemin. La partie commence. Les balles de caoutchouc ont été remplacées par des balles en celluloïd. Ping ! Une raquette vient de l’attraper au vol, avec un son de peau de tambour. Cela dure des heures. De temps en temps, on casse bien quelques potiches, on crève bien quelques tableaux, mais la maîtresse de maison se garde bien de montrer son mécontentement. Son salon serait déserté si elle n’offrait plus la partie de tennis en chambre »119.

En posant une simple question de rhétorique – Connaissez-vous le ping-pong ? –, le périodique présente ce jeu comme une passion qui fait fureur à l’intérieur des homes anglais.

Toutes les caractéristiques de la Bonne société sont dépeintes. Pratiqué par des gentlemen et des dames sérieux et estimés, le ping-pong ponctue la fin des dîners pour distraire les invités.

La toilette de soirée qui est de rigueur dans ce genre d’occasions se donne à voir dans cette activité. L’entourage quotidien des domestiques ne fait qu’accentuer le sceau d’une vie

119 « Les Échos de Paris », Les Annales politiques et littéraires, n°977, Paris, 16 mars 1902, p. 166. (Arch. BnF, NUMP-5269).

quotidienne aisée autour de la maîtresse de maison120. La nouveauté prétendue de ce jeu anglais, vantée par Les Annales Politiques et Littéraires, n’a pourtant rien de réellement nouveau. Le divertissement existe dès la fin du XIXe siècle. Jean-Marc Silvain aurait relevé la présence d’un jeu dès 1884 dans un catalogue de fabricant de sport sous la mention de F.H Ayres et un premier brevet aurait été déposé par Charles Baxter en 1891121. Susciter de l’envie chez le lecteur mondain nécessite de sélectionner le passé de l’activité. La nouveauté réside dans l’exposition qui en est faite. Le jeu existe bien avant la vogue qu’il connaît au début du

XXe siècle. L’exemple idéalisé de la mode anglaise devient un modèle qui nourrit très aisément la gestation du phénomène du ping-pong en France et pousse à l’imitation sociale.

Comme l’explique Georg Simmel, l’imitation libère l’individu du choix et donne l’illusion que ce jeu est une création du groupe social dans lequel il est donné à voir122. La description qui en est faite permet au bourgeois français de s’orienter sans risque vers une distraction du groupe social auquel il se dit appartenir. Il ne risque pas le déclassement social. Cette représentation du divertissement ne contrarie donc pas les usages mondains.

Cette description du jeu n’est pas isolée et apparaît dans de nombreuses dépêches qui incitent à le découvrir. Selon le journal Le Figaro, les Français ne manqueront pas tôt ou tard de le connaître car il fait déjà « l’éclat des fêtes mondaines »123 de l’autre côté du détroit.

L’annonce de son arrivée imminente dans un milieu bien identifié, celui d’un public bourgeois et parisien124, suscite la curiosité du lecteur. La journaliste présente le phénomène de la mode du ping-pong comme une forme de mimétisme mécanique. Le jeu sévira dans l’Hexagone puisqu’il distrait déjà la mondanité anglaise lors de ses soirées. Dans la même veine, le journaliste Ludovic Naudeau explique en Une du Journal que s’il est vraisemblablement joué dans certaines familles et certaines écoles, il l’est également dans certains clubs 125 que le journal Gil Blas n’oublie pas de décrire comme « très aristocratiques »126. Des compétitions nationales seraient même organisées127. De cette

120 Perrot Marguerite, Le Mode de vie des familles bourgeoises, 1873-1953, Paris, Éditions Colin, 1961, dans Berstein Serge, Milza Pierre (dir.), Histoire de la France au XXe siècle, tome 1, 1900-1930, Paris, Éditions Perrin, 2009, [1re édition 1990, Éditions Complexe], pp. 114-115.

121 Silvain Jean-Marc, op. cit., 1997, p. 35.

122 Simmel Georg, op. cit., 2004, p. 124.

123 « Notes d’une femme », Le Figaro, n°6, Paris, 6 janvier 1902, p. 3. (Arch. BnF, NUMP-1139).

124 Albert Pierre, « La presse française de 1871 à 1940 », dans Bellanger Claude, Godechot Jacques, Guiral Pierre, Terrou Fernand (dir.), Histoire générale de la presse française, tome 3, 1871-1940, Paris, Éditions PUF, 1972, p. 196.

125 « Le Ping-Pong », Le Journal, n°3385, Paris, 6 janvier 1902, p. 1. (Arch. BnF, NUMP-13316).

126 « La Vie Parisienne. Le tennis en chambre », Gil Blas, n°8169, Paris, 31 mars 1902, p. 1. (Arch. BnF, NUMP-10374).

127 « Le Ping-Pong », Le Journal, n°3385, Paris, 6 janvier 1902, p. 1. (Arch. BnF, NUMP-13316).

manière, le journal d’échos mondains Gil Blas128 rappelle indirectement le goût distingué des nobles dont les bourgeois ont en partie emprunté certains usages : ceux du langage, de la politesse, de la distance, etc.129. Parce que des clubs sportifs se sont constitués et réunissent une partie de la noblesse anglaise, la tournure sportive que prend l’activité en Angleterre au sein de la presse apparaît sérieuse auprès des lecteurs et des sportsmen français. L’activité est légitime aux yeux du lectorat bourgeois du journal Le Figaro puisqu’elle est l’apanage de la Haute société anglaise. Le phénomène de mode qu’elle suscite se construit ainsi sur l’imminence de l’arrivée d’un jeu de divertissement ou d’un sport mondain auprès de la classe aisée française. Une forme de compétition à la nouveauté est lancée dans l’espace social sélect de la Haute bourgeoisie parisienne.

Les usages mondains que les Britanniques font de l’activité facilitent très aisément son identification auprès de la bourgeoisie française à la recherche de nouveaux passe-temps.

Dans un contexte où le renouveau de la classe dirigeante, bourgeoise, se distingue dans sa consommation aux loisirs à l’ère de la Belle Époque130, l’oisiveté n’est progressivement plus un principe de distinction depuis la fin de l’Ancien Régime (1789)131. Le temps libre est un temps dont le bourgeois dispose pour son plaisir, pour parfaire sa culture, « se soumettre à l’absorbante relation mondaine »132 que requièrent les réceptions de salon. L’arrivée du lawn-tennis par les expatriés ou touristes anglais dans les stations balnéaires de Dinard ou de Cannes à l’aube des années 1880133, puis son appropriation par la classe bourgeoise française est une belle illustration de cette recherche de nouveaux passe-temps134. Derrière l’exemple du jeu de salon, le discours de la presse française présente, au travers du cas anglais, une nouvelle distraction qui participe à la gestation d’un phénomène de mode. En l’instituant dans la consommation des loisirs ostentatoires de l’aristocratie ou de la classe mondaine anglaise, le phénomène de mode du ping-pong est là pour susciter l’envie et un désir de changement. Il renforce, dans le discours, les effets de mimétisme de la population française pour cette passion. La presse s’érige ainsi comme un des accélérateurs de tendances.

128 Albert Pierre, op. cit., 1972, p. 380.

129 Daumard Adeline, Les bourgeois et la bourgeoisie en France depuis 1815, Paris, Éditions Aubier, 1987, p. 34.

130 Winock Michel, La Belle Époque, La France de 1900 à 1914, Paris, Éditions Perrin, 2003, pp. 132-133.

131 Corbin Alain, « Du loisir cultivé à la classe de loisir », dans Corbin Alain (dir.), L’avènement des loisirs, 1850-1960, Paris, Éditions Flammarion, 2009, [1re édition 1995, Éditions Aubier et Laterza], pp. 72-73.

132 Ibid., p. 75 et 77.

133 Peter Jean-Michel, Tétart Philippe, « L’influence du tourisme balnéaire dans la diffusion du tennis. Le cas de la France de 1875 à 1914 », Staps, n°61, 2003, p. 76.

134 Ibid., pp. 78-82.

La presse générale ne s’arrête pas seulement au modèle anglais pour convaincre ses lecteurs. Une partie de la Haute société étrangère serait prise par la fureur qui se génère autour du jeu. En se demandant s’il obtiendrait les faveurs de l’Allemagne, un court récit du journal La Presse y répond de manière rhétorique en arguant que l’Empereur GuillaumeIIyoccupe déjà ses loisirs135. Dans la même veine, selon le quotidien Le Matin, la fièvre de la pratique sévirait fortement chez les passagers du paquebot Campania en direction de New York. Il obtiendrait un grand succès auprès de compétiteurs et de spectateurs distingués :

« Les passagers qui viennent d’arriver d’Europe par le Campania disent que le ping-pong, ou tennis de table, a fait fureur pendant la traversée, au cours de laquelle s’est disputé le premier tournoi maritime. On l’avait baptisé :

« Championnat de ping-pong de l’Atlantique septentrional. » Des paris de plusieurs milliers de francs ont été engagés, et les 295 passagers de première classe s’entassaient chaque soir dans le salon pour assister à la partie. C’est un marchand écossais, M. C. W. Allen, qui est demeuré vainqueur en battant, à la reprise finale, M. H.-D. Reed, riche propriétaire de chemins de fer américains. Les joueurs ajoutent que le roulis et le tangage ne les gênaient en rien »136.

Prenant place dans les salons des premières classes, le ping-pong est une nouvelle fois dépeint comme une activité de la « Bonne société ». Les professions des finalistes ne trompent pas. Issu de la Haute bourgeoisie, l’un d’eux est un riche propriétaire américain. En mettant en évidence les loisirs des hauts dignitaires étrangers, le journal Le Matin, dont le slogan loue son information universelle et vraie137, favorise le désir d’imitation pour cette distraction recherchée. Il contribue à renforcer le sentiment universaliste qui règne dans la Haute société, notamment entre les États-Unis et la France, où les mariages entre ces deux nations cultivent la quintessence de la vie mondaine des enrichis, des couronnés et des nobles138. De cette manière, le phénomène de mode du ping-pong apparaît universaliste dans le sens où il laisse entrevoir un passe-temps qui se diffuse au-delà des frontières – le Paquebot en serait la prompte métaphore.

Or, le discours de la presse nationale est caricatural. Les journaux choisissent sciemment de donner un sens social bourgeois ou aristocrate à l’activité en confortant ses

135 « La Vie Sportive, Le ping-pong et l’Empereur », La Presse, n°3514, Paris, 11 janvier 1902, p. NP. (Arch. BnF, NUMP-1359).

136 « Le Ping-Pong à bord, Sur le « Campania », Le Championnat de l’Atlantique, Importants Paris », Le Matin, n°6601, Paris, 23 mars 1902, p. 3. (Arch. BnF, NUMP-2127).

137 Albert Pierre, op. cit., 1972, p. 309.

138 Winock Michel, op. cit., 2003, p. 368.

usages sociaux. Certains indices montrent au contraire que l’activité n’est pas seulement l’apanage des classes aisées. En idéalisant son sens social, le journal intériorise les valeurs bourgeoises dans ce divertissement. Le pratiquer, c’est faire preuve de distraction courue.

C’est ainsi que la Bibliothèque universelle et Revue suisse informe que :

« […] La mode aux États-Unis : c’est la faveur qui accueille ici le sport anglais du ping-pong, importé par le Crescent Athletic Club, de Brooklyn. Ce jeu qui, on le sait, n’est au fond qu’une combinaison du tennis et du volant disposée de façon à s’employer dans les chambres, a tout envahi, depuis le salon du millionnaire jusqu’à l’arrière-salle fumeuse du tripot surveillé par la police, en passant par le cercle fashionable, où il supplante le billard, et le dining-room du transatlantique, où il fait diversion au mal de mer. Dans Wall Street même, les grands stratégistes financiers, quand la bourse a été maussade, se dédommagent en jouant au ping-pong sur les tables de leurs bureaux. Bref, en quelques mois cent mille de ces jeux se sont vendus, et une évaluation modeste fait monter à quelque trois millions de francs les sommes déboursées par les amateurs pour l’outillage et ses accessoires plus ou moins indispensables »139.

La représentation sociale offerte par cette revue suisse est alors beaucoup plus complexe. Au côté des distractions mondaines, le ping-pong s’immisce également au sein des arrière-salles de café vraisemblablement fréquentées par des classes moins aisées aux États-Unis. On peut penser à des employés et à des ouvriers. D’ailleurs, il semble en être de même en Angleterre. Selon le journal La Croix, en 1904 :

« C’était un jeu fameux, très en honneur dans toute l’Angleterre. Il y a trois ans qu’il naquit sur les bords de la Tamise. Ce fut, dès son apparition, dit la chronique, une véritable furie. Pas une maison se respectant qui n’eût son ping-pong : tout le monde se passionnait pour le ping-pong, jeunes gens, vieillards, ouvriers, graves lords »140.

La passion du jeu sévirait dans toutes les couches sociales en Angleterre, du notable à l’ouvrier. L’Almanach Hachette de 1903 fait un constat similaire : « […] Depuis deux ans il fait fureur en Angleterre : on y joue dans toutes les classes de la société […] »141. Cette démocratisation du jeu est difficile à affirmer puisqu’aucune étude ne semble s’être intéressée à cette problématique en Angleterre ou en Amérique. Cependant, ces informations viennent

139 « Chronique Américaine », Bibliothèque universelle et Revue suisse, 107e année, tome 27, n°79, Genève, Bureau de la Bibliothèque universelle, juillet-septembre 1902, pp. 178-179. (Arch. BnF, NUMP-1498).

140 « Gazette, Le ping-pong », La Croix, n°6597, Paris, 8 octobre 1904, p. NP. (Arch. BnF, NUMP-400).

141 Almanach Hachette, Petite encyclopédie populaire de la Vie pratique, Paris, Éditions Hachette, 1903, p. 407. (Coll. Priv.

Mousset Kilian).

nuancer la représentation exclusivement bourgeoise qu’apporte l’analyse de la presse française. Cet enjolivement social de l’activité aux États-Unis et en Angleterre constitue un élément essentiel à la constitution de ce phénomène de mode. La presse grossit volontairement les traits de l’activité pour la rendre attrayante et convenable auprès des lecteurs susceptibles de la pratiquer ; et c’est le modèle mondain de la Haute société qui a été volontairement retenu. La référence culturelle et sociale dans le processus d’imitation s’avère être un mécanisme de cette mode. Elle constitue un des leviers du désir de mimétisme.