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par Jeanne Bacharach

Dans le document Que reste-t-il 
 de la croyance 
 (Page 26-29)

BROUILLONS DE SOI

manière réfléchie un engagement […] : consa-crer sa vie à la poésie, en devenant un poète ».

Exercice de soi, Peut-être ou la nuit de di-manche met en scène plusieurs moi qui, eux aussi, s’entremêlent. Jacques Roubaud pratique avec joie les jeux de rôle. Ainsi, dans un des chapitres les plus réjouissants du roman, une

« galère de prose bébête », il s’amuse à jouer les explorateurs et les romanciers d’aventures :

« Digne émule de Hakluyt, du baron de La Hon-tan, de Bougainville, du Capitaine Jonathan, je serai. […] 1. Abordage, mardi 11 avril, dans l’île de Franprix. […] Je m’en vais seul dans les sentiers, armé de ma seule canne-épée ». Tou-jours avec humour, Jacques Roubaud, amusé, langue et ses souvenirs, un terrain d’exercice du corps qui se transforme en aventurier, arpenteur invétéré de Paris, mathématicien, poète, pour mieux dire et dérouler les quatre fils d’Ariane du passé. On se souvient du premier recueil de Roubaud,  ε (1967), que l’on pouvait lire comme un jeu de go et dont l’auteur proposait quatre modes de lectures possibles.

Roman comme lieu de jeu mais surtout d’en-traînement, espace de ratures, de tentatives avortées, d’inachèvement et de suspension, Peut-être ou la nuit de dimanche livre une trace intéressante, dans sa nudité même, de l’expé-rience de l’écriture. Jacques Roubaud laisse transparaître les hésitations, et les ratures, jus-qu’aux mouvements de ses mains et de ses doigts qui se trompent sur le clavier : « la même année (mon doigt qui n’a pas réfléchi, a tapé abbée ; la lettre b est immédiatement à gauche de la lettre n sur le clavier azerty ; erreur fré-quente de mon doigt, signe inexpliqué de mes pathologies ». La mise en scène, dépouillée de toute sa superbe, du corps de l’écrivain, est par-ticulièrement touchante. Jacques Roubaud ne s’en plaint et ne s’en lamente jamais. Plus en-core, ce récit du corps qui fait erreur parmi les lettres du clavier, ou qui souffre durant les pro-menades, recouvre une réflexion sensible sur le travail de l’écriture. Le corps douloureux mis à nu (« Mes globes oculaires régulièrement et de plus en plus fréquemment, me grattent »)

appa-raît lui aussi, à l’image de la page d’écriture, comme une matière à exercer, façonner et tra-vailler. L’écriture prend la forme du brouillon, soit de l’ébauche destinée à être mise au propre, comme le corps lui-même qui tâtonne, se trouble, se trompe. Exercer son corps comme l’on exerce ses mots. C’est notamment ce que Jacques Roubaud semble décrire avec autodéri-sion à travers l’évocation de ses marches pari-siennes, où l’on entend la voix de Perec, ou des descriptions minutieuses de ses circuits dans son appartement : « Je relis, ainsi, chaque jour pour le moment […] tout ce que contient le document […]. Toutes les demi-heures j’abandonne l’écran pour cinq minutes environ de marche ».

Peut-être ou la nuit de dimanche livre une ré-flexion sur le temps qui laisse ses traces sur les corps et les mots, traces du temps passé cabossé et du temps limité, que Roubaud choisit d’ins-crire avec humour, au cœur de son roman auto-biographique : « Je n’ai plus un cheveu sur le caillou. Pourquoi couper les cheveux de la prose en quatre, mais en quatre fois quatre ? » Rassemblant le corps et l’écriture, la question du temps et de ses limites pose celle de la composition d’un roman, d’une histoire vécue, et de sa décomposition angoissante. Roubaud s’amuse en effet à décomposer son passé à tra-vers la distinction de ditra-vers « modes biogra-phiques », de suites de listes, ou d’inventions de fictions (on pense à celle de l’Oulipo dégui-sé sous le nom de « l’Appentis »), tout comme il décompose les moments d’écriture. Peut-être ou la nuit de dimanche témoigne d’une riche réflexion, aussi bien mathématique que poé-tique, sur la composition de la vie et du roman, qu’elle touche, à petite échelle, la typographie, ou, à plus grande échelle, la structure d’en-semble en chapitres. Jacques Roubaud, compo-siteur de « quatuor de forme et de partitions », joue sur les variations typographiques et roma-nesques pour discerner les fils et formuler la

« thèse » de son autobiographie qui recompose alors son passé.

Cette « thèse » proposée sous la forme « d’hy-pothèse », aussi étrange soit-elle, constitue l’un des pans les plus riches du roman. Formulée à partir de l’évocation du suicide de son frère Jean, le benjamin de la fratrie, elle pose en effet la question de la composition et de la décompo-sition d’une famille et des places à occuper dans un groupe. Renoncer à être le premier préféré, être « benjamin », là semble, peut-être, résider 


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pour Roubaud la possibilité d’une « réparation en [soi] de la perte de l’état d’être le préféré ».

À l’image du tableau noir du mathématicien que l’on gribouille, que l’on embrouille et que l’on efface autant que nécessaire, la composi-tion mouvante et précaire du brouillon pour écrire l’embrouillamini de ses vies successives et entrelacées apparaît comme la plus juste et la plus à même de laisser advenir ce type de

« révélation ». À travers l’invention exaltante d’un brouillon de poéprose, Jacques Roubaud

semble faire du roman un espace mouvant et empêché par le temps, de pratique et d’appren-tissage de soi, de son corps, de son passé, de sa langue. Dans la continuité de son Poétique.

Remarques, Roubaud écrit ici un livre de mé-moire, où la forme même du brouillon, contrainte créatrice de potentiels, permet d’ac-cueillir une pensée mouvante de soi, de l’écri-ture et de la poésie en ce qu’elle est intrinsè-quement liée à la mémoire et au temps qui passe : « La mémoire c’est dire : c’était cela, c’est cela ; et cela nous quitte » (Poétique.

Remarques, Remarque 2512).

Littérature française p. 28 EaN n° 54

Jacques Roubaud © Emmanuelle Marchadour

Joachim Schnerf
 Cette nuit

Zulma, 146 p., 16,50 €

Le titre peut sembler énigmatique. Il renvoie, consciemment ou pas, au premier roman d’Elie Wiesel, La nuit (Minuit – conjonction insolite entre auteur et éditeur), publié en 1958, où un survivant des camps racontait son séjour à Au-schwitz. Mais ici, le titre avec son démonstratif désignant une nuit précise ne fait que traduire – et l’auteur éclairera bien vite son lecteur – l’expression hébraïque Halaïlah hazeh  que l’on dit et ressasse au soir de la Pâque juive.

Pessah, en hébreu, est une fête de pèlerinage où les Hébreux d’autrefois devaient « monter » à Jérusalem pour célébrer chaque année, au printemps, la sortie d’Égypte. Cette fête se ca-ractérise par l’obligation de manger du pain azyme – la cuisson sans levain entre  dans la composition de l’hostie –, l’agneau pascal symbole de libération (pour les juifs comme pour les chrétiens), des herbes amères évoca-trices du temps d’esclavage et une pâte épicée nommée harosset symbolisant le mortier des briques que les esclaves devaient assembler ; et obligation de célébrer un banquet, appelé Se-der (« ordre » en hébreu) les deux premiers soirs, où l’histoire ou la légende, avec tout son merveilleux, est rapportée au rythme des mets que l’on consomme rituellement, avec toute leur symbolique, le tout arrosé de quatre coupes de vin que l’on bénit, et l’on boit d’abondance, en s’accoudant sur le côté gauche

– trace, peut-être, du temps où l’on festoyait allongé, comme les Romains autour du tricli-nium.

Mais la sortie d’Égypte, à grand renfort de com-mentaires et de mystique, a pris un sens plus gé-néral, Mitsraïm − nom hébraïque de l’Égypte − représentant toutes les chaînes psychologiques, culturelles et sociales qui entravent l’individu et dont il veut se libérer : c’est cela la sortie de Mitsraïm,  de l’Égypte pharaonique. Et de scan-der, au cours du banquet : hier nous étions es-claves, aujourd’hui nous sommes libres. Un livre tient lieu de guide : la haggadah, mot hébreu qui ne signifie rien d’autre que « récit ». Un manuel mémorieux, un livre d’histoire, « pour en dé-coudre avec l’oubli », nous dit Schnerf, car c’est là que se raconte le millénaire destin du peuple hébreu, ici mêlé à la tragédie génocidaire, voire à l’actuel antisémitisme banalisé.

Le narrateur est ce vieux Salomon qui fut un jeune déporté avec père et mère à Auschwitz, dont lui seul reviendra parce qu’une main secou-rable, et pourtant d’un bourreau improbable, l’aura poussé hors du camion et de sa destination fatale. Bien des années après, marié à Sarah, qu’il aime d’un amour total − deux corps fusionnels recomposant l’être initial issu de la glaise à la-quelle le souffle divin donna vie −, le voilà au matin de Pessah et préoccupé du Seder qu’il de-vra exécuter. Mais sans Sarah qui, deux mois plus tôt, s’est envolée vers l’autre vie, car il est veuf et attend, pour le fameux soir où toute la famille se réunit autour de la table, l’arrivée de ses deux filles, de ses gendres et de ses deux petits-enfants. 


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