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QUAND HOFMANNSTHAL CRÉAIT LE FESTIVAL DE SALZBOURG

« Bavaro-austriaque » : ce mot bizarre, dont la traduction de Jean-Marie Valentin restitue parfai-tement l’inquiétante étrangeté, montre à quel point l’effondrement de l’ancien Empire austro-hongrois et la naissance difficile de son petit État successeur, la République d’Autriche, avaient désorienté Hugo von Hofmannsthal. C’est le même auteur qui, pendant la Grande Guerre, avait exalté l’idée d’une Autriche héritière de la Rome impériale, engagée dans une « lutte millé-naire pour l’Europe », investie d’une « mission millénaire confiée par l’Europe  » et animée d’une « foi millénaire en l’Europe » (discours sur

« L’idée de l’Europe » de novembre 1916), syn-thèse des civilisations latine, allemande et slave, cœur et rempart de l’Europe centrale depuis les guerres contre les Turcs. Après ces visions gran-dioses d’une Autriche incluant toute la diversité du monde, l’espace de « l’ethnie bavaro-aus-triaque  » dont parle Hofmannsthal en 1919 semble bien étriqué.

Dans la vision de Hofmannsthal, cet espace est

« le cœur du cœur de l’Europe » et le festival pourra mieux s’épanouir à Salzbourg qu’à Vienne ou à Berlin, car « l’Europe du Centre n’a pas d’endroit plus beau et Mozart ne pouvait naître que là ». Dans Le Grand Théâtre du monde de Salzbourg, l’œuvre qu’il a conçue spécialement pour le festival et qui sera représentée dans l’église de l’université, la Kollegienkirche, un chef-d’œuvre du grand architecte du « baroque classique » autrichien Bernhard Fischer von Er-lach, Hofmannsthal cherche à renouer avec une tradition plus ancienne et plus étrangère au ge-nius loci salzbourgeois que celle de Mozart. Il s’inspire de l’auto sacramental de Calderón pour

« réconcilier la ville et sa région avec leur passé le plus vrai », selon les mots de Jean-Marie Va-lentin, et l’on pourrait ajouter : pour éloigner Salzbourg et l’Autriche du présent le plus perni-cieux.

Le revirement du personnage du Mendiant ré-sume le programme politique et social de la pièce. Le Mendiant apparaît d’abord comme pos-sédé par un redoutable démon révolutionnaire spartakiste et nihiliste s’assagit soudain, trouve

son chemin de Damas et se retire dans la forêt comme un ermite. À la Sagesse qui lui demande :

« T’es-tu libéré de ton désir de châtier ? […]

Peux-tu maintenant pardonner à tes frères / La morne part qu’ils ont aux biens insipides de cette terre ? », le Mendiant répond : « Tant de joies m’habitent / Et je veux gagner la forêt pour que, plongé dans les éclairs de l’éternité, / Je me tienne rassemblé. »

On peut interpréter Le Grand Théâtre du monde de Salzbourg comme la mise en scène d’une ré-volution conservatrice placée sous le signe d’un renouveau catholique radicalement antimoderne.

Mais, dans la Lettre de Vienne publiée en 1923 dans la revue littéraire américaine The Dial, un des textes commentés et traduits par Jean-Marie Valentin dans ce volume, Hofmannsthal n’évoque pas la dimension politique de sa pièce. Il parle d’un « spectacle religieux ou allégorique » situé

« à mi-chemin de la réalité et du rêve » et destiné à réveiller chez les spectateurs contemporains

«  quelque chose de l’imaginaire des peuples premiers ». Ces formules rappellent l’essai de 1903, La scène, image du rêve, où Hofmannsthal affirmait que le théâtre n’est plus rien quand il cesse d’être « une chose merveilleuse. Il faut qu’il soit le rêve des rêves ». Faut-il voir dans Le Grand Théâtre du monde de Salzbourg l’irruption des réalités politiques et sociales de l’après-guerre sur la scène, ou plutôt la construction d’un monde onirique où les métamorphoses sont ra-pides comme l’éclair, où le mendiant qui brandis-sait sa hache pour tout détruire devient tout d’un coup un sage illuminé ?

Le troisième volet de ce que Jean-Marie Valentin appelle la « trilogie salzbourgeoise » de permet d’en mesurer l’importance. Ce Xenodoxus permet rétrospectivement de comprendre pour-quoi, dans l’interview de 1919 déjà citée, Hof-mannsthal se réclamait à la fois de l’esprit mozar-tien et du modèle donné par le Faust de Goethe,

«  spectacle des spectacles, composé à partir d’éléments théâtraux empruntés à de nombreux siècles, suffisamment riche […] pour fasciner au même degré le public le plus naïf et l’homme le plus cultivé ».

Dans les notes de Hofmannsthal, les esquisses fragmentaires de Xenodoxus voisinent avec des

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notes de lecture qui témoignent, une fois plus, de la vaste culture de l’auteur (on y rencontre en particulier L’origine du drame baroque allemand de Walter Benjamin, dont Hofmannsthal a publié le noyau initial en 1924 dans la revue qu’il venait de lancer). Et l’on voit se dessiner l’histoire du médecin et magicien Xenodoxus allié au Démon et flanqué d’un Kasperl, le guignol du théâtre populaire viennois. Parvenu au pinacle de la car-rière universitaire, Xenodoxus l’orgueilleux se prend pour Dieu, sans jamais surmonter la mé-lancolie où le plonge le pressentiment de sa mort prochaine. Sa face nocturne est celle d’un violeur et semeur de mort qui entraîne à sa perte l’inno-cente et pure Justina. On remarque cette note de la fin de 1920, qui révèle que Hofmannsthal n’avait pas plus de sympathie pour Freud que pour le pro-tagoniste du Faust néobaroque qu’il n’arriverait jamais à terminer : « En vampire, [Xenodoxus]

veut vider les autres de leur substance, les sou-mettre à son pouvoir, la suggestion

(psychana-lyse). » Ici, le personnage de Hofmannsthal se rap-proche du Paracelsus de Schnitzler.

Dans une des ses attaques les plus violentes contre Hofmannsthal et son metteur en scène Max Rein-hardt, «  La grande escroquerie du théâtre du monde », Karl Kraus dénonce, en novembre 1922, le pacte conclu à Salzbourg entre l’Église catho-lique, l’industrie du spectacle et l’industrie touris-tique, et il s’écrie : « L’archevêque a voulu que gloire soit à Dieu au plus haut des cieux tarifaires. » La trilogie salzbourgeoise de Hof-mannsthal, restituée par la traduction et l’interpré-tation de Jean-Marie Valentin, était animée par de plus hautes ambitions et dénonçait précisément le pouvoir de l’argent. Dans cette perspective, on se dit que l’imposant succès économique du festival, devenu l’une des plus solides institutions cultu-relles européennes, a été la trahison plus que l’ac-complissement du grand projet de Hofmannsthal.

Création du festival de Salzbourg avec le « Jedermann » de Hofmannsthal (1920)

© Archiv der Salzburger Festspiele/Foto Ellinger

Alexandre Lecoultre Peter und so weiter

L’Âge d’Homme, 128 p., 22 €

« Depuis un certain temps, on veut qu’il devienne quelqu’un, mais Peter il ne sait pas qui. Ils ont beau lui expliquer, il y a un chemin qui le sépare des habitants du dorf, un chemin aux herbes cou-chées par la pluie. » Peter habite le dorf de Z., près d’un see et d’un fluss. On découvre de prime abord autour de lui, qui se trouve au Café du Nord, différents personnages avec lesquels il va interagir – une part importante du roman. L’un d’eux l’interroge : « Bernhard lance souvent en rigolant tu commences quand la vraie vie ? Peter ne comprend pas de quoi il parle. Il ne savait pas qu’il y en avait une fausse. » Cette question, le héros du roman d’Alexandre Lecoultre va se la poser littéralement, partant à la recherche de cette

« vraie vie » qu’il pense honnêtement pouvoir trouver pour la comprendre.

La découvrira-t-il auprès des Petits-bras, qu’il aide de temps à autre ? Sans doute pas : « Pour le coup de main de temps en temps et pour la com-pagnie, il peut faire ses courses gratis dans l’épi-cerie, mais il ne faut pas exagérer hein, juste le nécessaire. Et ça t’occupe aussi on lui a dit, comme ça tu ne passes pas tes journées à traîner dans le dorf la fleur sous le nez ou à regarder les trous dans les airs. »

Au cours de sa quête, Peter adoptera une attitude qui lui est apparemment coutumière, la marche et l’écoute de ce qui l’entoure. Ce n’est qu’au sein des murmures du monde, quand ce dernier fré-mit, que Peter l’habite pleinement. « Il reste juste dans le train à rêver en écoutant les conversa-tions de ceux qui montent et qui descendent, il s’imagine avec eux et après il raconte ces his-toires au Café du Nord. Peter il dit c’est un peu sa salle d’attente à lui tout seul dans laquelle entrent et sortent plein d’inconnus. Ça lui suffit. »

Peter, dans son innocence déambulative, inter-roge par son regard. C’est à une dérive que nous assistons. « Et ainsi passe la journée à regarder défiler les arbres et les nuages, les quais de gare, les voyageurs qui montent et ceux qui des-cendent. Une journée qui roule avec ses petites haltes pour respirer, une journée qui n’a pas de début ni de fin. »

Dans cet univers se fait jour le bruissement des langues qui peuplent la Suisse et qui la consti-tuent, plus particulièrement le schwytzertütsch (le suisse-alémanique). La musicalité orale de l’écri-ture porte un rythme, le langage se bigarre puis se confond. Derrière ces hésitations, devant cette difficulté à laquelle Peter est confronté pour nommer ce qu’il ne comprend pas d’un monde qu’il ne comprend pas, dans la quête du sens de la vie, les mots parfois s’emmêlent, butent et jouent. « Peter va s’asseoir au banc du châtai-gnier. Ses fleurs montent en chandelles blanches vers le ciel, sous les grandes feuilles c’est le jeu d’ombres sur les paupières. Peter sent le soleil caresser le visage puis l’ombre le rafraîchir, noch aufwärmen dann frischen, aufwärmen, rafraîchir, aufwärmen, erfrichen, auffchauffen, erfraîchir, réchauffen, rafrischen, réwärffer, erfraîchen, au-fauffer, errachen, na ja, mmmh. Peter s’est en-dormi les paumes vertes de chlorophylle. » Au point qu’après un repas trop copieux, lorsque les mots ne parviennent plus à s’extraire, ils jaillissent avec le repas indigeste dans un vomis-sement. « Allongé sur le côté il voudrait dire au secours mais rien ne sort. Encore ces fichus mots bloqués dans l’estomac. Cette fois il faut vrai-ment les faire sortir, alors Peter se tâte un peu le ventre pour voir où ils sont et une fois qu’il lui semble avoir trouvé le nœud, paf, il porte un grand coup bien placé et tout sort dans une im-mense gerbe. »

La narration est entrecoupée d’intermèdes où apparaît une autre voix, qui incite à écouter, voir, sentir ce qui nous entoure, et par là même nous questionne sur la réalité. « Depuis les temps