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NOTRE CHOIX DE REVUES (21)

« qui, donnant son nom à un lac du Wisconsin, signifie “le lac qui est la vie” ». Dans sa présen-tation, Jean Daive, son directeur, la présente comme « une revue qui veut prendre en compte toutes les résonances de la langue et l’urgence, toutes les désaccentuations possibles et l’alerte ».

C’est « une revue de l’ultimatum ». De petit for-mat, une vingtaine de feuillet agrafés, un très beau papier crème épais, elle s’apparente à une intervention poétique et intellectuelle.

S’il faut chercher son sommaire, c’est sans doute pour confronter, immédiatement, le lecteur au texte, à son suspens, aux traces mystérieuses ou évidentes qui s’impriment dans l’œil du lecteur.

Pour cette dix-neuvième livraison, on découvre, dès la couverture, un entretien (dont plusieurs épisodes à suivre sont annoncés) entre Jean Daive et l’écrivain et cinéaste allemand Alexan-der Kluge (dont EaN a plusieurs fois rendu compte). Riche, dense, exigeant, l’artiste s’y in-terroge, par une auto-exégèse, sur la place du langage, des formes qu’il adopte, dans la façon dont on perçoit le réel, dont on le déforme. Il y affirme : « « Il y a en nous deux organes distincts avec lesquels nous essayons de reproduire ce qui nous apparaît comme étant la réalité. L’un est ce que les sens, le souvenir, l’observation nous disent : une pure capacité de différenciation, des séries de différences. Et le second est notre réac-tion subjective à cela : l’antiréalisme du senti-ment. » Dans l’époque que l’on vit aujourd’hui, son exigence, la profondeur de sa pensée, la ma-nière dont il articule une relation, une transmuta-tion par le langage de la réalité, dont il assume une inobjectivité fertile, tout cela fait beaucoup de bien.

En regard de l’entretien, on lira des textes poé-tiques assez forts de Luc Bénazet, Claude Royet-Journoud, Pauline Von Aesch, Marlène Dumas et Gendün Chöphel. Quelle ouverture de spectre en si peu de pages ! Les poèmes sont donnés à lire d’une manière étonnamment directe, éruptive, en assumant leur étrangeté ou l’incompréhension qu’ils peuvent provoquer. On les lira dans le pro-longement des propos de Kluge, comme des dé-calages, des interrogations, des angoisses, qui trouvent un lieu d’expression accueillant, qui nous posent des questions franches et croient que les textes peuvent nous aider à entendre des voix, des langages et des idées qui hantent le monde.

H. P.

L’Ours blanc, n° 25 et 26

L’Ours blanc, revue littéraire suisse « à parution irrégulière » fondée en 2014, publie des textes résolument dérangeants, qui échappent aux cadres ordinaires par leur teneur ou tout simple-ment leur format. Volontairesimple-ment réduit aux di-mensions d’un petit cahier au prix très accessible de cinq euros, chaque numéro est consacré à un seul et même auteur (ou une seule autrice) dont il publie in extenso des textes ou des poèmes qui trouveraient difficilement leur place dans une autre structure éditoriale. Les deux numéros de l’été 2020 (no 25 et 26) sont consacrés respecti-vement à Dieter Roth, artiste germano-suisse mort en 1998, et à Vincent Broqua, écrivain et professeur à Paris VIII.

Dans les poèmes de ce dernier perce l’intérêt pour ce qu’on appellera, faute de mieux sans doute, l’art expérimental, une écriture qui dé-busque la poésie brute au ras des choses la libère et en célèbre la force : « mettre orange avec bleu / faire entrer cercle en trapèze / voler les ailes coupées / enflammer la glace ». Quant à Dieter Roth, il fut un artiste d’avant-garde parmi les plus prolixes ; écrivain, performer, photo-graphe, peintre, il voyagea beaucoup, exposa dans de nombreuses galeries, et créa en 1990 une fondation à Hambourg. Le Curriculum de 5C années traduit ici en français est une rareté, peut-être un fruit déjà tardif de Fluxus ou de l’acti-visme viennois : « Oui, ce furent des années dou-loureusement parcourues, galopées, richement badigeonnées de moutarde taraudante, les pains du destin, durs sous la dent, dégouttant d’une sauce de sang et de soucis. Mais il n’y avait pas de quoi s’étonner, pas même de quoi vomir, en comparaison de ce qui arriva ensuite, pour ainsi dire. »

L’Ours blanc offre ainsi un espace unique à des textes et à des auteurs d’accès difficile, qu’on peut considérer comme des héritiers des surréa-listes, des dadaïstes, des mouvements icono-clastes des années 1960, voire de l’Oulipo. Le lecteur, décontenancé, est invité à remettre ses habitudes en question et à reconsidérer sa pra-tique de la lecture. Et, en suivant ce lien toujours bien vivant avec les avant-gardes du siècle passé, on ne s’étonnera pas de trouver dans le comité de rédaction des performers organisateurs de soirées de poésie sonore. J.-L. T.

NOTRE CHOIX DE REVUES (21)

TransLittérature, n° 58

TransLittérature est la revue de l’Association des traducteurs littéraires de France et paraît tous les six mois. Ce qui frappe, c’est que c’est une revue qui met au centre la pratique, qui la privilégie avec une netteté militante. Si, évidemment, de nombreuses questions théoriques sur la traduc-tion s’y posent, elles sont toujours passées au tamis de l’expérience, de la réalité du geste tra-ductif, du travail effectif des traducteurs. C’est un équilibre pas si facile à trouver : ne pas se limiter à une sorte d’atelier pratique et ne pas s’enliser dans des débats intellectuels désincarnés. On la lit comme si on était dans un laboratoire, au plus près du travail des traducteurs.

Le cinquante-huitième numéro propose un dos-sier sur l’une des questions les plus stimulantes qui soient : l’autotraduction. Cette pratique, dont on nous signale l’accroissement depuis vingt-cinq ans, redéploie les enjeux théoriques de la traduction en en abolissant certains des traits dé-finitionnels habituels. Le jeu de miroir est devenu intérieur, intime, il obéit à un autre régime de responsabilité, il questionne le statut des textes.

Introduit par un texte global de Rainier Grutman, on lira ainsi dans ce dossier un entretien passion-nant avec Anne Weber, traductrice de Pierre Mi-chon, qui traduit elle-même ses récits entre le français et l’allemand (on se souvient en particu-lier de son beau livre Vaterland, paru en 2015),

entretien dans lequel elle revient sur les liens entre écriture propre et opérations de traductions sur un corpus intérieur. S’y ajoute une interven-tion courte de Corinna Gepner et une étude sur l’autotraduction chez Pierre Lepori ainsi que la reprise d’un article de Nancy Huston sur Romain Gary paru dans Plaid il y a presque vingt ans. On notera la présentation d’un site italien récemment créé par Fabio Regattin (de l’université d’Udine) qui entreprend de mettre à notre disposition des fiches et des questionnaires consacrés à l’autotra-duction.

On trouvera dans cette livraison les rubriques habituelles et, en particulier, une lecture consa-crée à une revue particulièrement attachante, La Mer gelée, expérience franco-allemande ac-cueillie par Le Nouvel Attila et l’équipe de Be-noît Virot, et le commentaire de notre camarade Santiago Artozqui sur l’essai de Tiphaine Sa-moyault paru au tout début du premier confine-ment, Traduction et violence (Seuil), dans lequel, dans une réflexion inscrite dans le phénomène de la mondialisation, l’autrice « refuse le paradigme irénique qui voit la traduction comme un instru-ment de paix ou de rapprocheinstru-ment entre les peuples, et propose de la penser comme un acte plus proche du réel. C’est-à-dire plus complexe et plus violent ». On notera, pour finir, l’hom-mage émouvant, qui ouvre le numéro, de Pierre Bondil à Freddy Michalski, traducteur remar-quable de James Ellroy, James Lee Burke, Jim Thompson ou Jim Nisbet. H. P.